La Minerve (p. 16-22).

IV.

Le personnage que l’on a vu plus haut se séparer de M. Aubert dans le corridor de l’hôtel du gouverneur à la suite d’un entretien qui devait dérober un temps si précieux au lieutenant Bronsy, était, comme nous l’avons dit, rentré à la salle du conseil. Il avait promis à M. Aubert de lui donner un écrit à l’égard de l’affaire dont ce dernier s’était chargé. Après être resté dans la salle le temps qu’il lui fallait pour rédiger cet écrit, il sortit de l’hôtel et se dirigea vers la basse-ville. Les rues, qui, tout à l’heure encore, se trouvaient remplies de monde et de bruit, étaient devenues désertes et silencieuses comme au milieu de la nuit la plus calme. Cet homme marchait d’un pas rapide et paraissait vivement préoccupé, si bien qu’il avait l’air de s’éveiller en sursaut chaque fois que, venant à passer sur un pavé, sa semelle y résonnait bruyamment, ou qu’il était surpris par le murmure vague et lointain que le vent lui apportait des clameurs de la plaine.

Il y avait dans le voisinage de la Pointe Callières, au temps de la légende que nous citons et toujours suivant celle-ci, une maison bien connue des Montréalais sous le nom d’Auberge du Castor. C’était un lieu de prédilection pour les rendez-vous des voyageurs et des autres employés de l’opulente compagnie de l’époque.

Arrivé devant cette auberge, le personnage dont nous venons de parler s’arrêta, les yeux fixés sur l’enseigne qui l’indiquait : — C’est ici, se dit-il ; puis il entra. En l’apercevant, le maître de la maison le salua respectueusement et courut ouvrir la porte de sa meilleure salle de réception.

— Je vois qu’on vous a prévenu, dit alors celui qui venait d’entrer en agitant l’air sur son visage avec son chapeau à plumes.

— Vous êtes M. Boldéro ?

— C’est mon nom.

— Eh bien ! monsieur, je vous aurais reconnu quand même, quoique je vous voie pour la première fois ; car votre arrivée a fait beaucoup de bruit à Montréal, et certes, je me flatte d’en connaître tous les habitants de vue et de nom. Mais j’ai été averti que vous déviez venir dans ma maison aujourd’hui. Votre homme ne vous a pas trompé.

— Quimpois ?

— Justement, c’est lui qui est venu ce matin pendant que la troupe escortait les chefs sauvages sur la plaine.

— Est-il ici maintenant ?

— Non, monsieur, mais il m’a dit qu’il espérait revenir avant vous. Si vous vouliez l’attendre un peu, je vous prierais de passer dans cette salle. Je connais Quimpois, il vient souvent ici, et je gagerais tous mes tonneaux pleins du meilleur jus de Ste. Croix contre une seule peau de castor que, s’il ne lui est rien arrivé, Quimpois ne tardera pas à paraître.

M. Boldéro, qui avait résolu de faire la même proposition à l’aubergiste, n’était pas fâché de le voir courir au-devant de ses vœux. Il prit le siége que ce dernier lui offrait dans son meilleur salon et alla s’assoir près d’une fenêtre par où pénétrait l’air rafraîchissant du fleuve.

— Mais savez-vous, continua-t-il en se retournant du côté du maître de l’auberge, savez-vous que, sans votre permission, j’ai choisi votre maison pour y transiger mes affaires aujourd’hui ?

— Tant mieux, et je voudrais que ce fût pour toujours ; ma maison, monsieur, est à votre disposition, et je suis sûr que ma femme dira comme moi, quand elle sera revenue de la promenade avec sa fille.

— Je me suis donné pas moins de trois rendez-vous ici, tous pour aujourd’hui. Ce n’est pas mal débuter, n’est-ce pas, pour une nouvelle pratique ? Le premier, comme vous le savez maintenant, a lieu avec Quimpois ; le deuxième avec mon collègue, M. Aubert, et le dernier, ma foi, je ne sais pas précisément avec qui, mais vous allez en juger. Hier, pendant que nous recevions les sauvages sur l’îlet, et que moi qui étais resté sur la côte je m’amusais à les regarder, je fus entouré par une foule de jeunes gens de la ville, de qui je ne croyais pas être connu ; mais ils me firent voir qu’ils me connaissaient très bien. Plusieurs d’entre eux se plaignaient de ce qu’il ne leur était pas permis de faire une promenade sur l’eau. Ces gaillards s’étaient rapprochés de moi et me désignaient comme auteur de l’ordre qui les privait du plaisir qu’ils auraient voulu se donner. Car je dois vous dire, si vous ne le savez déjà, qu’il était enjoint à tous les maîtres des embarcations du port de les tenir soigneusement à la chaîne, tant que les sauvages y seraient, surtout à leur arrivée, Vous sentez combien il importe dans une pareille circonstance d’éviter toute confusion. Nous savions, d’ailleurs, que les canots devaient venir chargés des plus riches présents. Sans les précautions que nous avons prises, la rade se fût couverte de promeneurs et il eût sui d’une fausse manœuvre, d’un coup d’aviron manqué de la part de quelque étourdi, ou d’une main novice, pour faire chavirer un canot d’écorce, engloutir son contenu et nous attirer la méfiance, peut-être le courroux de nos Sauvages. Heureusement, il n’est rien arrivé de la sorte, grâce aux mesures prises à l’avance et au zèle que nos braves citoyens ont mis à nous seconder. Cependant les jeunes gens, qui n’avaient, j’en suis certain, que de bonnes intentions, enrageaient de se voir condamnés à n’être que spectateurs dans une scène où ils auraient voulu jouer un rôle actif ; et puis, il faut être de bon compte, la chaleur était grande, une petite promenade sur l’onde qu’ils voyaient s’agiter amoureusement sous les douces caresses d’une brise rafraichissante, les eût mis à leur aise. Si vous les aviez entendus, comme moi, se plaindre de l’ardeur du soleil ! Ils disaient qu’on avait entrepris de les faire rôtir sur la grève, pendant qu’on laissait des sauvages respirer librement sur l’îlot. On cria de suite à la tyrannie, et comme, à leurs yeux, je passais pour le tyran, pour un despote sans entrailles, un murmure général s’éleva contre moi. Plusieurs groupes de dames qui se tenaient près du mur eurent peur et se sauvèrent. Mon nom circulait, vomi par toutes les bouches. Les uns criaient : À bas Crozat ! les autres : Honte à Boldéro ; et tous ! C’est un tyran ! Je ne savais que penser d’une pareille conduite et je commençais à regretter qu’on n’eut pas posté des troupes à l’endroit où je me trouvais, lorsque je m’aperçus qu’il y avait plus de folle gaîté que de fureur dans ces manifestations populaires. Quand les femmes disparurent, la foule changea de ton ; on n’entendit plus que des rires et des applaudissements. Les petits jetaient leurs chapeaux en l’air et gambadaient comme des carcajous leurs aînés tournaient à l’envi des compliments au beau sexe. Tout cela, fait avec une rare décence et un comique des plus plaisant, charmait les bons citoyens qui les regardaient faire et les encourageaient parfois du geste et de la voix. Pour moi, j’étais émerveillé et surtout fort satisfait de ce changement. L’orage était dissipé, je me trompe, il n’y avait pas même eu d’orage ; car ce que j’avais pris pour des menaces vraiment redoutables, terribles, n’étaient que pur badinage, mais un badinage que je n’aimais pas, si vous voulez. On le sentit bien, puisqu’on s’empressa de me faire des excuses. Un grand jeune homme, beau garçon, bien mis et ayant l’air tout à fait comme il faut, se présente devant moi, chapeau bas et, me saluant avec une politesse des plus rassurantes, me dit qu’il était chargé de la part des jeunes gens, ses confrères, de m’expliquer la scène qu’ils venaient de me faire et qui avait été préméditée entre eux ; qu’ils espéraient que je voudrais bien la leur pardonner, attendu qu’ils n’avaient que des intentions pacifiques à mon égard ; qu’ils respectaient trop l’ordre et les lois pour vouloir les violer, lors même qu’ils auraient pu le faire impunément, ce que toutefois ils étaient loin de croire ; mais qu’ils devaient en même temps m’avouer qu’ils étaient fâchés qu’on les empêchât de se promener sur l’eau, pendant qu’on retenait, bien inutilement suivant eux, tant d’embarcations à la chaîne ; qu’enfin, la seule vengeance qu’ils voulussent en tirer était le petit divertissement qu’ils venaient de se permettre et qu’ils m’assuraient ne devoir plus se renouveler. Leur organe prononça ces dernières paroles en souriant et ajouta : « La seule condition qu’ils exigent, c’est qu’on veuille bien mettre les embarcations à leur disposition sitôt que la chose pourra se faire convenablement. » Ce discours et les allures de plus en plus paisibles de la foule achevèrent de me rassurer. Je vis que j’avais affaire à d’honnêtes gens.

Ici l’aubergiste interrompit le narrateur pour lui demander s’il était bien vrai, comme on le disait, que ces jeunes gens avaient voulu s’emparer, non-seulement des esquifs et des bateaux, mais même des goëlettes qui se trouvaient au port.

— À vous dire vrai, mon cher hôte, reprit M. Boldéro, je crois qu’ils se seraient emparés du diable lui-même, s’il se fût présenté sous forme de barque, tant ils avaient la rage de la promenade sur l’eau. Par bonheur, nous avions pris nos mesures et ils ne purent pas se procurer la moindre petite nacelle. Pour revenir à ce que je vous disais, j’affectai d’accueillir la proposition qui m’était faite avec toute la bonhomie possible. J’eus le soin de leur dire qu’ils avaient tort de me rendre seul responsable de l’ordre dont ils se plaignaient, puisqu’il émanait de la compagnie qui l’avait elle-même reçu du gouverneur de Montréal, et qu’en obéissant à cet ordre ils ne faisaient qu’obéir à la loi et contribuer au bien public. Je leur expliquai ensuite, à peu près comme je viens de le faire ici, quelles seraient les conséquences d’une simple méprise entre eux et les Sauvages, méprise qui fut peut-être arrivée, si nous leur avions donné leurs coudées franches. Ils m’applaudirent alors avec autant d’ardeur qu’ils avaient paru en mettre pour me condamner. On n’entendait plus que les cris de : Vive Boldéro ! vive Crozat ! La partie était à moi. Pour achever de leur plaire, je leur dis que non-seulement ils auraient les embarcations dès qu’une partie des sauvages serait congédiée, ce qui aura lieu ce soir, j’espère ; mais qu’ils les auraient aux frais de la compagnie et que, pour leur rendre la fête plus agréable, je me faisais fort d’y ajouter un feu d’artifice. À cette proposition, ma voix fut couverte par un tonnerre de vivats et d’applaudissements de toute sorte. J’en fus assourdi. Quand le calme se fut un peu rétabli, je leur dis que s’ils voulaient m’envoyer une députation ce soir même, pour s’entendre avec moi sur les préliminaires de cette fête, elle pourrait avoir lieu avant la nuit. Bref, tout fut convenu comme je le désirais, et quand il fut question de nommer le lieu du rendez-vous, il n’y eut qu’une voix parmi toute cette jeunesse pour proclamer l’Auberge du Castor. Maintenant, monsieur l’hôtelier, vous voilà, je pense, suffisamment instruit des affaires qui m’amènent ici. Vous n’avez pas d’objection, j’espère, à recevoir mon monde ?

— Moi, monsieur, Dieu m’en garde !

— Avez-vous un artificier à qui je puisse m’adresser dans votre ville ?

— Nous avons un homme qui s’occupe quelquefois de feux d’artifice, mais il est actuellement en prison pour avoir vendu quelques bouteilles d’eau-de-vie aux sauvages.

— Comment ! est-ce qu’il est aussi marchand de boissons ?

— Pas précisément, mais sa profession d’artificier ne suffit pas toujours pour le faire vivre, et un beau jour, ou plutôt un mauvais jour, il lui a pris fantaisie de vendre aux sauvages l’alcool qu’il ne pouvait plus employer à la composition de ses fusées, faute de commandes ; il s’est dit qu’il serait bien fou de manquer de pain tandis que ses bouteilles pouvaient lui en procurer en abondance. Il ne voyait donc rien de mieux à faire que de les trafiquer pour de superbes peaux de castor, qu’il a ensuite vendues pour de beaux deniers comptants. Comme cela, il a fait un bénéfice incroyable, mais qu’il paie bien cher aujourd’hui.

— Est-il jugé ou s’il est simplement prévenu ? car en ce cas on pourrait peut-être obtenir son élargissement en attendant que son procès eût lieu.

— Jugé, monsieur, et bien jugé, je vous assure ; la preuve était accablante. C’est dommage, car ç’a toujours été un honnête homme, ainsi que monsieur l’intendant n’a pas pu s’empêcher de le reconnaître en prononçant le jugement qui le condamne à l’amende et à une détention d’un mois.

— Combien de temps a-t-il encore à rester en prison ?

— Son affaire n’a eu lieu qu’au commencement de la semaine dernière.

— En ce cas, il faut se passer de lui.

— Eh ! monsieur, si nous étions encore au temps où M. de Frontenac conduisait les affaires du pays, vous n’auriez pas grand’peine à faire sortir ce pauvre homme de prison. C’en était un gouverneur celui-là !

— Ne parlons plus de cette affaire, je pourrai m’en occuper un autre jour ; à présent le temps presse. N’y a-t-il pas d’autres personnes que je pourrais employer ?

— Dam ! monsieur, je n’en connais pas d’autres ; mais attendez donc, fit l’aubergiste en se portant la main au front comme s’il eut voulu y fixer l’idée qui venait de le frapper ; n’avons-nous pas une compagnie d’artillerie à Montréal ?

— J’y ai bien déjà pensé, mais tous les artilleurs sont occupés à autre chose en ce moment, comme vous savez.

— Renoncerez-vous donc au feu d’artifice ?

— Au contraire, j’espère bien qu’il aura lieu ; si nous n’avons pas d’artificier, nous avons toujours des pièces d’artifice, et c’est le principal. Je me félicite à cette heure d’en avoir fait une ample provision en passant à Québec où, certes, il n’en manque pas, et comme je me connais un peu en fait de science pyrotechnique, je vais mettre nos jeunes gens en mesure de tirer parti de mon savoir-faire, pour peu qu’ils manquent, eux, de la même expérience. Maintenant, monsieur l’hôtelier, tenez-vous prêt à les recevoir ; je retiens cette salle pour eux, ils doivent me rencontrer ici à huit heures.

— Mais, monsieur, où ferez-vous le feu d’artifice ? car ma cour ne convient pas pour cela.

— C’est ce que nous déciderons alors : En attendant, je vais faire transporter ici tout le matériel que j’ai en ma possession.

À ce point de la conversation entre M. Boldéro et l’hôtelier, la cloche du couvent voisin se fit entendre.

— C’est l’angélus qui sonne chez ! les Sœurs Grises, observa l’aubergiste.

— Déjà midi ! ajouta M. Boldéro en regardant à sa montre. Que fait donc Quimpois qu’il n’arrive pas ? Il devait être ici avant midi.

— Oh ! monsieur, vous ne connaissez pas Quimpois ; c’est un brave garçon, allez, et qui ne manque pas de parole. Mais il ne faut pas être surpris, s’il tarde un peu ; toute la ville ne songe qu’à s’amuser aujourd’hui. C’est bien difficile de s’empêcher d’aller au bal des sauvages qui se donne, à cette heure, au-delà des remparts. Voyez donc, toutes mes gens y sont allées et m’ont laissé seul à garder ma maison ; puis une fois qu’on est là, je comprends qu’il doit être encore plus difficile de ne pas y rester quelques instants.

— Surtout pour un Homme comme Quimpois, qui me paraît affectionner singulièrement les sauvages ; il en affecte même assez les manières, remarqua M. Boldéro.

— Il a vécu longtemps parmi eux et c’est assurément un des plus fidèles serviteurs de votre société.

— C’est ce que me disait monsieur Aubert encore ce matin, pendant que nous parlions de lui dans la maison du gouverneur. — Il passe surtout pour bon guide.

— Lui ! C’est peut-être le meilleur guide qui ait jamais conduit un canot d’écorce. Il connaît toutes nos rivières, tous nos lacs, tous les postes. Il peut vous dire combien il y a de rapides et de portages d’ici à Michillimakinack. Enfin, c’est lui qui eut l’honneur de conduire le canot de M. de Ligneris, le commandant à qui le marquis de Beauharnais, notre gouverneur-général, confia la dernière expédition qu’il a formée contre les Renards et autres sauvages ennemis qui pillaient et massacraient nos alliés de l’Ouest pour vendre leurs pelleteries aux Anglais. Nous étions dans l’année de 1728, au 5 juin, je m’en rappellerai toujours, car j’étais garçon alors et j’avais fait tous mes efforts pour me faire agréer comme soldat ou comme batelier. Mon père, que M. de Ligneris protégeait, pour des services rendus et d’autres raisons qu’il serait trop long de vous exposer, avait tellement conspiré contre moi, par excès d’amour paternel sans doute, que toutes les issues par où j’aurais pu entrer dans cette expédition me furent fermées et j’eus l’inexprimable douleur de la voir partir sans moi.

Plusieurs de mes compagnons d’enfance, tous élevés comme moi dans cette ville, en étaient. Je ne pus retenir mes larmes en les voyant embarquer, tout radieux, dans les canots qui attendaient toute notre armée au port. Cependant, j’eus le courage de rester sur la grève jusqu’à ce que le dernier canot eût disparu dans l’éloignement, c’était celui du commandant et il me semble encore y voir Quimpois, le conduisant avec son habileté et son assurance vraiment admirables.

— Mais dites-moi donc, vous qui le connaissez si bien, s’il sait l’abénaquis ? car autrement il me faudra un interprète.

— Dacan, un des plus fameux voyageurs de la Nouvelle-France et qui, s’il n’est pas mort à l’heure qu’il est, doit se retrouver quelque part dans nos paroisses, où sans doute il se réjouit, sur ses vieux jours, de pouvoir raconter aux jeunes gens les aventures d’une longue et utile vie passée toute entière au milieu des dangers, des fatigues et des mille agitations qui accompagnent toujours le voyageur et le coureur des bois ; eh bien ! le fameux Dacan ne savait pas moins de sept langues sauvages, mais Quimpois le surpasse, il en sait huit ou neuf. Pour être plus sûr, je vais, monsieur, vous les nommer une à une ; vous aurez la bonté de les compter.

M. Boldéro fit un signe d’assentiment et se mit en devoir de constater l’érudition linguistique de Quimpois, pendant que, de son côté, l’aubergiste se préparait à faire l’énumération promise. Tout à coup, au milieu du plus profond silence, un cri de guerre, un cri terrible éclata comme un coup de foudre dans la maison. Les carreaux en vibrèrent violemment aux fenêtres. Électrisé, M. Boldéro se leva ; rapide comme l’éclair ; il porta la main à son épée ; l’aubergiste effrayé, n’osait pas avancer vers la porte ; il écoutait. Quelqu’un s’était lancé à pieds joints du dehors dans la salle d’entrée en jetant ce cri long et si haut que font les indiens en se frappant rapidement de la main sur la bouche et dont ne peuvent avoir aucune idée ceux qui ne l’ont jamais entendu retentir, soit dans la forêt, soit ailleurs. À chaque seconde, l’hôtelier et son hôte s’attendaient à voir paraître une horde féroce prête à les scalper. Au cri prolongé qui venait de les surprendre, succéda le bruit des pas sous lesquels le plancher de la pièce voisine semblait craquer. Évidemment, l’ennemi approchait. M. Boldero tira son épée et s’apprêtait à fondre sur les assaillants ; l’aubergiste s’emparant des bouteilles qui se trouvaient près de lui sur une table, s’arma les poings de deux formidables massues et s’avança résolument le premier à la charge, bien déterminé de ne pas succomber sans avoir au moins brisé quelques crânes. À ce moment d’attente suprême, la voix terrible qui venait de hurler le cri belliqueux des sauvages entonna, sur un ton gai et surtout fort agréable pour des assiégés, une de ces jolies chansons de voyageurs qui ont survécu à toutes les vicissitudes, à toutes les révolutions que le temps a fait subir à notre patrie, où ces chants populaires ont pris naissance et où ils se conservent toujours comme un souvenir du cœur. Dès qu’il eut entendu cette voix amie, l’hôtelier, la reconnaissant, se retourna du côté de M. Boldéro en s’écriant : « Dieu soit loué, monsieur ! c’est votre homme, c’est Quimpois. » Et ils se trouvèrent tous trois face à face.

En effet, c’était Quimpois, vrai type des voyageurs canadiens des postes sauvages, qui, revenant tout joyeux de la plaine où il avait eu le plaisir de renouveler connaissance avec plus d’un chef indien, s’était promis de faire une surprise à son ami l’aubergiste, qu’il croyait seul chez lui. Quimpois ne put s’empêcher de rire en voyant ce qu’avait de burlesque cette scène ; cependant, la présence de M. Boldéro, qu’il croyait avoir devancé au rendez-vous, eut l’effet de modérer son hilarité et il balbutia quelques mots d’excuse.

— Vous voilà, Quimpois, il suffit, lui dit M. Boldéro ; je ne regrette pas le temps que j’ai passé ici à vous attendre, car on m’a dit tant de bien de vous que je vous pardonne tout, jusqu’à l’alerte que vous venez de nous causer, ajouta-t-il en riant.

— Oui, reprit l’hôtelier, je me joins à monsieur pour te pardonner de l’avoir fait attendre deux heures, mais c’est à condition que tu saches parler l’abénakis, comme je m’en suis rendu garant tout à l’heure à monsieur, quoique je ne sois pas bien certain que tu possèdes cette langue.

— Mais monsieur m’avait donné jusqu’à midi à me voir, répondit Quimpois ; l’angélus ne venait que de sonner à la paroisse comme j’arrivais sur la place d’Armes, et de là je n’ai pas mis plus de cinq minutes à me rendre ici, je pense. N’est-ce pas M. Boldèro ?

Ce dernier ayant répondu dans l’affirmative, Quimpois reprit :

— Et puis il faut vous dire que sans M. Aubert, je serais venu plutôt.

— Vous l’avez donc vu ?

— J’étais près de l’estrade où il se trouve avec nos autres bourgeois, et je causais tranquillement avec un de mes vieux compagnons du Nord, lorsque M. Aubert, qui a toujours les yeux partout, comme vous savez, m’a aperçu ; il m’a fait signe d’approcher, pour me dire que vous deviez me rencontrer à l’Auberge du Castor, à quoi j’ai répondu que je le savais bien. Alors il s’est mis à me gronder un peu, comme ça, en me tapant sur l’épaule et me disant : — « Eh bien, mon enfant, si tu le sais, vas-y donc. » Je lui ai dit : « Oui, monsieur, j’allais justement partir quand vous m’avez appelé. Il m’a ensuite recommandé de vous dire de vous débarrasser le plus promptement possible de l’affaire qui le regarde et d’aller le rejoindre ; car il aimerait, m’a-t-il dit, vous voir au moins pour quand les présents vont être donnés aux chefs. »

— Et cela se fera-t-il bientôt ?

— Mais pas avant une heure ou deux encore, car quand j’ai quitté la plaine, le grand bal n’était pas encore commencé.

— Le grand bal ? demanda encore, M. Boldéro.

— Oui, je veux dire la grand’danse des guerriers. Ô c’est beau à voir, ça ! Je veux qu’on me fasse la chevelure tout de suite, si j’aurais jamais consenti à ne pas l’aller voir, n’était que pour l’amour de vous et de M. Aubert.

— Il serait bien dommage, répartit M. Boldéro, qu’une aussi belle chevelure que la tienne, Quimpois, pût être enlevée pour si peu de chose.

Quimpois avait, en effet, une chevelure magnifique ; c’était bien aussi la partie de sa toilette qu’il soignait le mieux ; elle descendait avec profusion jusque sur ses épaules, à la manière des voyageurs du temps, ce qui lui allait à merveille avec son chapeau rond garni de plumes rouges et bleues, sa ceinture tout brillante de rassades et ses mitasses brodées en soies de porc-épic teintes des couleurs les plus vives.

M. Boldéro retourna ensuite dans la chambre d’où il était sorti, en priant Quimpois de l’y suivre. Après avoir soigneusement fermé la porte derrière eux, M. Boldéro fit confidence au voyageur d’une partie du projet qu’il s’agissait d’exécuter. Il lui dit que M. Aubert se rendait à St. François pour affaire importante et qu’ils avaient tous deux jeté les yeux sur lui, Quimpois, comme l’homme le plus capable de les seconder dans cette entreprise ; que M. Aubert prenait de suite la voie du fleuve, mais il voulait que le but de son voyage restât secret jusqu’à son retour et qu’en attendant on laissât les gens dans la croyance qu’il était allé à Trois-Rivières où il avait coutume de se rendre, à pareille époque de l’année, pour les affaires de la compagnie. Après cet exposé, M. Boldéro demanda au guide s’il pouvait équiper deux des plus grands canots de la compagnie et les tenir prêts pour ce jour là même, attendu que le départ devait avoir lieu sitôt que M. Aubert pourrait quitter la plaine.

Quimpois ne demanda qu’une heure pour faire tout ce qu’on exigeait de lui.

— Je sais, dit-il, où prendre mes hommes, je les ai vus, il y a un instant, sur la plaine et je leur ai bien recommandé de m’attendre ; mes provisions sont toutes faites, je n’ai qu’à les prendre dans vos hangars, et les canots nous attendent sur la grève, ils sont dans le meilleur état possible. Dans une heure, tout sera prêt, foi de voyageur.

— Maintenant partez ; de la diligence, et surtout de la discrétion, fit M. Boldéro en le congédiant.

En passant dans la salle d’entrée où il rencontra le maître de la maison, Quimpois lui adressa quelques mots que l’aubergiste protesta ne pas pouvoir comprendre.

— Comment, un vieux castor comme toi ! reprit le guide en jouant l’indignation ; tu ne comprends pas l’abénaquis ? Je te disais donc, puisqu’il faut le parler français, que tu me prépares à dîner pour dix ou douze, tous de bons vivants comme moi ; qui viendront faire bombance ici dans une heure. Je te disais surtout de ne pas épargner la sauce, car par la chaleur qu’il fait, il n’y a pas moyen d’échapper à la soif. Et il sortit lestement, sans attendre de réponse, bien convaincu qu’en homme intelligent et sachant son métier, l’hôtelier ne manquerait pas de faire droit à une pareille commande.

Avant de quitter l’Auberge du Castor, où rien ne le retenait plus pour le moment, M. Boldéro crut devoir renouveler ses instructions à l’égard de la fête promise aux jeunes gens de la ville ; il recommanda spécialement à l’aubergiste de veiller à ce que Quimpois et ses compagnons ne sortissent pas de chez lui, une fois qu’ils y seraient réunis, afin que M. Aubert, qui les avait retenus pour un voyage pressant qu’il entreprenait, fût sûr de les y trouver en arrivant. Que tel était le rendez-vous qu’y avait ce dernier. L’hôtelier promit d’apporter la plus grande attention aux ordres qui lui étaient ainsi confiés, ajoutant qu’il avait déjà préparé un lieu sûr et commode pour déposer les pièces du feu d’artifice. M. Boldéro le félicita de cette précaution et sortit.