La Minerve (p. 11-16).

III

Les présents apportés par les chefs indiens avaient été soigneusement déposés dans les voûtes de la Compagnie des Pelleteries. Une inscription mise sur chaque paquet en désignait le donateur. Les indiens, au nombre d’environ cinq cents, logés sous les remparts de la ville y avaient passé la nuit à l’exception de quelques-uns, restés sur l’îlot pour prendre soin de leurs embarcations.

Le matin, de bonne heure, on les avait conduits militairement sur la plaine, où des cabanes ou plutôt des toits avaient été improvisés pour leur servir d’abris pendant leur séjour à la grande bourgade, ainsi qu’ils désignaient la ville de Montréal. Ces constructions, placées à distance du mur et en parallèle avec lui, laissaient libre, au milieu, un vaste espace destiné aux exercices du jour. La portion des troupes de la garnison qui avait servi d’escorte aux chefs des députés, était stationnée en face d’eux, à la droite de la barrière, laissant entre elles et les bastions un champ spacieux où pouvaient circuler librement, et en toute sûreté, les femmes et ceux qui les accompagnaient dans cette excursion ; car cette classe des spectateurs seule avait la permission de se promener de ce côté. La gauche était assignée au reste de la population, c’est-à-dire à tous les promeneurs qui ne conduisaient pas de dames. À mesure que les habitants de la ville sortaient par cette porte, ils se divisaient donc en deux catégories parfaitement distinctes, et chacune allait occuper séparément l’espace qui lui était réservé. Cette disposition était nécessaire pour prévenir la confusion et les dangers auxquels, sans cela, les personnes du sexe auraient pu se trouver exposées. Seulement, les spectateurs de la gauche pouvaient facilement, de ce point, se porter en avant et se répandre dans toutes les directions au-delà des toits qui abritaient les indiens ; mais ce privilége étaient sagement interdit aux promeneurs et surtout aux promeneuses de la droite, protégées de toutes parts par des remparts infranchissables.

Telle était la principale distribution de ce théâtre en plein vent. Une foule innombrable de spectateurs l’occupait déjà, lorsque le bataillon du lieutenant Claude Bronsy et le reste de la garnison y arrivèrent avec les gens qui les suivaient et qui tous défilèrent à gauche.

La ville était, pour le moins, aux trois quarts sur la plaine.

Dès que les miliciens eurent pris position avec les troupes de ligne, Bronsy, dont l’anxiété n’avait fait que s’accroître depuis qu’il s’était aperçu qu’il n’avait pas tout lu la lettre de mademoiselle Aubert, ne songea plus qu’au moyen de se satisfaire, déterminé de s’en créer au besoin l’occasion, si elle tardait trop à se présenter à lui. Son impatience s’avivait davantage au contact de la lettre, toujours logée entre la paume de sa main et le gant qui la recouvrait, pendant que ses doigts, soigneusement repliés sur ce papier chéri, semblaient en le palpant à travers le léger tissu vouloir en tirer le secret que le jeune homme brûlait de connaître. Mais ce vœu ne devait pas être sitôt exaucé. Le spectacle à la fois simple et saisissant qui se déployait sous ses yeux, les mille et un mouvements qui s’opéraient de toutes parts et, plus que tout cela, l’ordre qu’il fallait avant tout maintenir en présence de cinq cents guerriers indiens, ne fut-ce que pour leur donner l’exemple, tout réclamait une attention incessante de la part des troupes. Le bataillon de milice pouvait, comme les autres, à chaque instant recevoir quelque ordre. Bronsy était donc forcé d’attendre.

Les directeurs de la compagnie des pelleteries s’étaient avancés dans l’espace resté libre entre les troupes et les représentants des tribus. M. Aubert traça sur la terre, avec la pointe de son épée, un grand cercle, dont la circonférence s’étendait, du côté des Indiens, jusqu’aux portes de leurs cabanes ; le centre en était indiqué par un mât pavoisé et qui se trouvait vis-à-vis d’une estrade élevée au côté opposé, c’est-à-dire à une petite distance des troupes. Cela fait, M. Aubert, suivi de ses associés, alla prendre sa place sur cette estrade ouverte de toutes parts et abritée seulement par une tenture qui y projetait une ombre rafraichissante. Les présents destinés aux chefs indiens y étaient étalés avec profusion, et les directeurs, qui se réservaient l’honneur d’en faire eux-mêmes la distribution, pouvaient, de là, y présider à leur aise.

Sur un signal donné, les chefs indiens et leurs compagnons, tous en costume d’apparat, s’avancèrent dans l’arène qui venait de leur être tracée, et purent en toute liberté s’y livrer à leurs danses et à leurs représentations les plus fantastiques.

Ces jeux faisaient depuis plus d’une heure l’amusement des curieux qui les contemplaient, lorsque les promeneurs qui s’étaient postés en arrière des toits réservés aux indiens, venant à s’en approcher de trop près, firent craindre quelque désagrément, sinon du désordre. Plusieurs jeunes gens s’étaient déjà perchés sur ces toits et il était évident que cet exemple allait avoir de nombreux imitateurs, surtout parmi la foule des gamins qui s’étaient portés de préférence dans cette direction, sans doute parce que, plus éloignés de la surveillance qui s’exerçait sur les autres points, ils croyaient celui-ci abandonné en quelque sorte à leurs espiègleries. Il fallait donc prévenir tout ce que cet envahissement du camp sauvage pouvait avoir de fâcheux. Il n’y avait pas de temps à perdre, car déjà plusieurs indiens, qui venaient de terminer pour le moment leurs rôles, se retiraient de l’arène avec leur chef et gagnaient rapidement leurs cabanes. On résolut aussitôt d’y stationner quelques troupes. L’ordre en fut donné au commandant des miliciens, et ce fut le lieutenant Bronsy qui, en l’absence de son capitaine, se trouva chargé de cette mission.

Bronsy reçut ses instructions avec une joie que son commandant, qui n’en connaissait pas toute la cause, prit uniquement pour de la reconnaissance et du dévouement ; aussi se proposait-il de l’en féliciter à son retour. Le jeune lieutenant s’empressa de conduire sa compagnie sur le point indiqué. Partout accueilli avec des démonstrations amicales ou pacifiques, il n’eut point de peine à rétablir les choses dans l’état où il avait ordre de les maintenir. À son approche, les jeunes gens s’étaient hâtés de descendre des toits, ceux qui s’apprêtaient à y monter s’en étaient prudemment abstenus et tous, obéissant à ce mouvement rétrograde, se retiraient aux cris de : Vivent nos braves miliciens ! vive le lieutenant Bronsy ! La place était libre. Bronsy y installa sa troupe et prit ses mesures pour contraindre les curieux à se tenir au large ; car si la foule s’était dispersée pour se reporter sur les autres points de vue, comme elle venait de le faire, avec toute la bonne volonté possible, elle pouvait revenir et les toits eussent été bien vite envahis de nouveau sans les sages précautions prises sur le champ par notre milicien. Au reste, disons-le franchement, il était bien aise de pouvoir en ce moment écarter tout intrus qui aurait osé pousser l’indiscrétion jusqu’à regarder par-dessus ses épaulettes, pour lire avec lui, et malgré lui, la lettre de sa chère Blanche. Il allait le connaître enfin ce secret. Le moment était favorable, l’ordre régnait partout, le spectacle qui fixait tous les regards promettait de durer encore quelques heures, et lui ne demandait qu’une minute. Mais que cette minute était précieuse ! Il lui semblait qu’elle contenait toute la durée de son existence. Ivre de joie de posséder une occasion si ardemment désirée, mais tremblant à l’idée qu’elle pût receler un désappointement, il courut se mettre à l’écart et là, d’une main frémissante, il porta le papier à ses yeux et y lut ces mots écrits de la main de Blanche : « Je m’acquitte envers vous d’une promesse ; vous en trouverez la preuve enfin sous ce pli. Comme vous le voyez, c’est une surprise que je vous ménageais, puisque je ne vous en ai pas prévenu hier soir. Si elle vous est agréable, je me consolerai de vous avoir fait attendre. Puisse cet anneau, Claude, toujours porté par vous, comme je porte moi-même celui que je tiens de votre foi, m’être constamment un nouveau témoignage de votre estime et de votre affection. »

Les tourments de l’incertitude ne cessaient donc pour Bronsy qu’afin de se renouveler aussitôt. Sans doute, la surprise de Blanche lui était agréable au-delà de toute expression ; mais l’anneau, ce présent tant sollicité que la gracieuse et confiante jeune fille avait eu l’exquise délicatesse de lui envoyer au moment où le devoir l’obligeait à lui faire part d’une nouvelle bien attristante ; l’anneau pour lequel Blanche avait consenti de couper une boucle de ses cheveux et qu’elle lui demandait de porter, où était-il ? Bronsy retourna instinctivement la feuille qu’il tenait, jeta la vue sur la nappe de verdure qui s’étendait à ses pieds, croyant qu’il y était tombé ; mais il ne put découvrir aucune trace de l’anneau. Il soumit ensuite ses poches et ses gants au plus scrupuleux examen, il n’y était pas non plus. Qu’était-il donc devenu ? Le jeune homme se porta vivement la main au front : une idée lumineuse venait de le frapper. « Ah ! c’est cela, se dit-il aussitôt ; l’anneau de Blanche est resté dans le cabinet du gouverneur ; la lettre en tombant s’est déployée et la bague aura roulé sans bruit sur le parquet. » — « Mais non, pensa-t-il après une pause ; si l’anneau eût été dans la lettre, je m’en serais aperçu ; il était sans doute dans l’enveloppe que j’ai oubliée sur le bureau, ou plutôt que je n’ai pas eu le temps d’emporter. Quelle fatalité dans tout cela ! » Et il se mit à repasser dans son esprit toutes les circonstances qui avaient marqué son entrée à l’hôtel du gouvernement ; il n’en voyait qu’une seule qui pût le justifier de s’inculper lui-même, c’était d’avoir déposé l’enveloppe sur le bureau au lieu de l’avoir gardée dans sa main. Cette action, si naturelle et si simple, était pourtant une grande faute à ses yeux. Il jura de ne jamais se la pardonner, s’il ne retrouvait pas l’anneau de Blanche. Comment en effet se résoudre à se présenter à elle, sans le lui montrer ? surtout pour la première fois après l’avoir reçu. N’était-il pas à l’avance convenu de le porter toujours à son doigt ? et Blanche ne l’en priait-elle pas elle-même maintenant ? Que penserait-elle de lui, d’ailleurs, s’il allait lui faire connaître cet accident ? Ne le prendrait-elle pas pour un étourdi ? pour un homme inepte et incapable de répondre à sa confiance ? Ô combien il eut donné en ce moment pour se voir libre ! Avec quelle impatience il attendait l’heure où il lui serait possible de se livrer à des recherches !

Bronsy s’abandonnait au cours de ses réflexions, se promenant de long en large à l’ombre projetée sur le gazon par les toits près desquels il se trouvait, lorsque son attention fut attirée par un chef indien qui venait d’en sortir et qui paraissait vouloir approcher de lui. Ses factionnaires lui barraient le passage ; l’indien, ne pouvant se faire comprendre d’eux, cherchait à traduire ses paroles par des signes qui leur indiquaient qu’il voulait parler à leur chef. Bronsy s’approcha de ses miliciens en leur ordonnant de le laisser passer. Quand le sauvage fut assez près de lui pour lui adresser la parole, il s’arrêta et lui tendit les bras de la façon la plus amicale. Bronsy ne sachant que penser de cette accolade sollicitée par un sauvage, hésitait sur ce qu’il convenait de faire, lorsque l’indien lui dit, dans une langue que le jeune lieutenant comprenait parfaitement : Frère, as-tu perdu le souvenir de tes amis, que tu ne reconnais pas Adario, le petit-fils du grand Kondiaronk ? Bronsy fit un cri de joie et courut vers le chef en lui prodiguant les plus cordiales poignées de mains. Mais ce dernier, non satisfait de ce témoignage d’amitié, l’entoura de ses bras et le pressa sur son cœur avec la plus chaleureuse effusion. Dès qu’il se fut dégagé de cette étreinte, Bronsy dit à l’Indien :

Pardon, frère, si je ne t’ai pas reconnu à tes traits ainsi voilés par les ornements de ton grand costume de guerre, mais dès que ta voix s’est fait entendre, elle t’a fait reconnaître de celui qui te doit la vie et qui sera toujours trop heureux de te prouver sa reconnaissance. Quel service puis-je te rendre ? Parle.

Cet accueil bienveillant parut faire briller une immense joie dans les yeux du chef, les seuls points de sa figure qui ne fussent pas enfouis sous l’épaisseur du vermillon et la profusion des oripeaux qui en masquaient plus ou moins tous les autres. C’était surtout l’allusion faite à sa parure qui l’avait électrisé de la sorte, ainsi qu’il le fit voir par sa réponse.

— Je pensais bien, dit-il avec emphase, que mes ornements te plairaient ; ils portent envie aux autres chefs et font l’admiration de tous mes amis ; mais sais-tu que ce bracelet, fit-il en présentant son bras droit, me vient de mon aïeul ? Kondiaronk, l’ancien ami de ta nation, l’a porté. Kondiaronk, dont l’ombre dort à présent parmi celles des braves où vous l’avez logé, quand le grand-maître le priva de la vie, était venu ici un jour avec une légion de guerriers trois fois plus nombreuse que celle qui est là devant nous. Ô il y a bien longtemps de cela ! ni moi ni toi n’étions alors au monde. Votre grand chef lui avait fait demander de venir le voir. Les Iroquois et d’autres mauvais chiens comme eux vous faisaient toujours la guerre. Vos alliés ne pouvaient pas chasser et vous ne pouviez pas avoir de castors, qu’il en coûtât beaucoup de chevelures. Nos femmes pleuraient et nos tribus étaient forcées de camper dans des forêts où la vie les fuyait. Kandiaronk, seul d’entre tous leurs chefs, sut ramener la paix et l’abondance. Le grand-maître semblait l’avoir fait pour nous délivrer des malheurs qui nous accablaient ; il avait donné à ses jambes la vitesse du daim, à ses bras la force de l’ours, à sa tête la finesse du renard et la prudence du rat. — Votre grand chef le savait et le surnomma le Rat, à cause de sa sagesse. Quand il le vit, il lui proposa de faire ses efforts pour lui amener autant de chefs de tribus différentes qu’il le pourrait, et surtout de l’aider à faire enterrer la hache de ses ennemis. Le grand chef les invitait à venir fumer le calumet de la paix avec lui. Kondiaronk obéit et dans la saison suivante, il vint ici avec sa légion de guerriers. Votre grand chef les reçut comme un bon père et fuma le calumet de la paix avec eux, peut-être sur cette même plaine où tes yeux nous voient aujourd’hui. Le traité conclu, la première chose que fit votre grand chef, qui était aussi le nôtre, fut de récompenser Kondiaronk des services qu’il lui avait rendus ; il lui donna de sa main des armes et des ornements. Kondiaronk en emporta ce qu’il lui fallait pour son voyage de l’autre monde, car le soleil ne se leva plus qu’une fois sur sa vie ; le reste de ses présents fut remis à son fils qui était venu avec lui et tu m’en vois revêtu. Avant de rendre le dernier soupir, il ôta de son bras ce bracelet que je te montre, et dit à son fils : « C’est un don de mon ombre ; tant que tu le porteras comme je l’ai porté, elle veillera sur toi. » Mon père me l’a remis à son tour en prononçant les mêmes paroles, car lui aussi est allé chasser dans les prairies du maître de la vie avec Kondiaronk.

— Ton aïeul était un brave, dit Bronsy ; je connais son histoire, nous révérons sa mémoire comme tu la révères toi-même. Les grands conseils dont tu parles eurent lieu ici, sur cette place même. Vos tribus avaient envoyé des députés pour conférer de la paix que notre père commun, le chef de ce pays, voulait établir dans l’intérêt de tous. Il y a longtemps de cela comme tu dis, c’était au commencement du siècle actuel ; au dernier conseil assistaient presque trois fois autant de vos guerriers que nous en avons aujourd’hui là, sous nos yeux. Kondiaronk était au milieu d’eux comme une lumière dont ils s’éclairaient, et peut-être il foulait de ses pieds la terre où l’herbe croît à cette heure sous les nôtres, lorsqu’à l’instant où l’assemblée applaudissait à sa harangue, il se vit tout à coup priver de la parole. Le maître de la vie avait décidé que Kondiaronk avait assez vécu pour la gloire ; il lui envoya une maladie qui l’emporta le jour suivant, malgré tous les soins que notre grand chef lui fit donner. Mais ton illustre aïeul, avant de mourir, eut la douce consolation de voir couronner ses efforts des plus heureux succès. Le traité de paix fut signé de tous les chefs et, ce qui vaut encore mieux, fut cette fois assez bien observé. Kondiaronk mort, il fallut lui donner la sépulture. Ses funérailles furent magnifiques ; près de quinze cents de vos guerriers y assistaient, tous revêtus des plus beaux insignes de deuil, accompagnés de notre chef et d’un grand nombre de ses gens. Jamais aucun de vos plus fiers sagamos ne fut plus dignement honoré. Mais regarde devant nous, ajouta Bronsy en dirigeant les regards de l’Indien sur la tour de l’église de Notre-Dame ; vois ce monument élevé qui domine toutes nos demeures, surmonté d’une croix qui s’élance comme une flèche dans l’air ; eh bien ! c’est là, dans ce temple du grand maître, que gît l’ombre de ton aïeul. L’avons nous bien récompensé de ses services ?

— Ô oui ! frère, répondit l’héritier de Kondiaronk, vivement ému ; vous l’avez mieux, beaucoup mieux récompensé que nous n’aurions jamais pu le faire nous-mêmes, et il doit bien s’en réjouir à présent. Toutes nos forêts ont retenti du bruit de sa gloire et nos tribus en conservent toujours le souvenir, la sienne surtout le chérira tant que le soleil luira sur elle. Aussi, m’a-t-elle bien recommandé, quand je suis parti pour me rendre ici, d’invoquer le grand maître pour elle dans le lieu où vous avez mis celui qu’elle regarde toujours comme son premier chef. Mon plus grand plaisir serait d’approcher de son ombre vénérée. Juge donc combien je me suis réjoui quand, toute à l’heure, en regardant passer tes guerriers, soudain mes yeux t’ont reconnu ! Mon cœur a bondi de joie. Tu es le seul que je connaisse ici, à part des miens ; mais toi, au moins, je te connais bien, tu es brave et bon. Tu parles de me rendre des services parce qu’en effet, sans moi, de mauvais chiens allaient peut-être te faire périr dans les plus cruels tourments ; eh bien ! si tu ajoutes quelques prix à ce que j’ai fait pour toi, et tu me l’as déjà prouvé en me donnant ce que tu possédais alors, tout ce que je te demande en retour, c’est de me conduire, moi et mes guerriers, là, dans cette grande tente que ton doigt vient de me montrer et que le maître de la vie a élevée comme une montagne pour protéger vos demeures qui l’entourent.

— Tu veux visiter le tombeau de Kondiaronk ? Ce désir te fait honneur, je te promets, frère, de l’accomplir ; mais pas tout de suite.

— Ô non ! fit l’indien en sautant de joie ; il faut que mes gens et moi nous retournions dans l’arène ; notre tribu, qui a commencé les jeux, doit les terminer. Après, nous serons libres.

— Alors ce sera pour demain.

Bronsy se garda bien de prendre des engagements qui l’eussent, pour le reste du jour, détourné de son projet ; mais il éprouvait une véritable satisfaction à se rendre aux vœux du chef indien, parce qu’il tenait à lui être utile. Il voyait, d’ailleurs, dans sa demande un côté important pour le bien public ; elle était un appel au patriotisme de faire fructifier davantage les germes d’attachement et de bon vouloir que l’intérêt et la nécessité avaient développés dans le cœur des sauvages, et Bronsy aimait trop sa patrie pour négliger cette nouvelle occasion de la servir. Il y voyait ensuite le concours d’un hasard providentiel qui lui offrait, pour le lendemain, la chance d’augmenter la somme des loisirs qu’il avait un si pressant besoin de consacrer à ses intérêts les plus chers, menacés inopinément par ce qui lui paraissait une influence mystérieuse et dont il ne pouvait pas se rendre compte.

Le descendant de Kondiaronk reçut donc sur le champ la promesse qu’il sollicitait, à la seule condition que Bronsy se réservait d’obtenir la permission de la mettre à effet.

Bronsy ayant répondu à toutes les questions de l’Indien se disposait à l’interroger à son tour sur des choses qui l’intéressaient vivement et dont il avait lieu de croire ce dernier bien instruit, mais il n’en eut pas le temps ; on venait de donner le signal qui annonçait la grande danse de guerre, pièce principale et réservée pour la dernière dans le programme du jour. Les cinq cents guerriers devaient y prendre part à la fois. Afin de mieux l’exécuter, cette nombreuse troupe d’acteurs des forêts s’était reposée quelques minutes de ses premiers exercices, car le dernier devait être long et plus fatiguant à lui seul que tous les autres ensembles. Au signal donné, tous reparaissaient sur la scène.

Le petit fils de Kondiaronk, averti par ce mouvement et pressé davantage par les cris de ses compagnons, s’était élancé vers eux à la course. Bronsy le vit à regret s’éloigner, mais il se résigna de bonne grâce à la nécessité qui lui faisait une loi de remettre la partie au lendemain.