Thérien Frères Limitée (p. 139-146).


LA COURSE AUTOUR DU
MONDE


Petits, ma mine réjouie vous fait croire peut-être que je suis toujours placide et heureuse ? Détrompez-vous, j’eus de grands malheurs dans ma jeunesse, et vous verrez par mon histoire que mon existence actuelle n’est pas de tout repos !

Revenez avec moi, à l’origine du monde. Le soleil, récemment créé, était glorieux et éblouissant quand il m’aperçut, petite Lune un peu pâlotte, mais douce et jolie. Je lui plus : ce fut le coup de foudre et il ne tarda pas à me prier de l’épouser. Il ne se mit pas à genoux à mes pieds, — doublement pour cause, — je ne l’en acceptai pas moins pour mari.

Quelle noces splendides ! Ce défilé des planètes, des autres petits soleils et des autres petites lunes !

Les comètes à la chevelure de lumière se chargèrent du feu d’artifice.

La terre fit sa part dans cette première grande fête mondiale : par les merveilleuses cassolettes de ses fleurs, elle envoya au ciel des parfums exquis.

Nous fûmes très heureux au début de notre union. J’étais dans l’admiration continuelle de mon splendide compagnon, et, quoiqu’avec un peu de condescendance, il était attentif pour moi qu’il appelait sa petite Lune de miel.

Et les enfants venaient, nos jolies étoiles. Il en vint tant qu’il en vint trop, hélas !

Un jour, le soleil trouva que le firmament se peuplait plus que de raison ; il était bourru, maussade et se retira dans un brouillard pour réfléchir à l’aise.

Il en sortit après plusieurs heures et sa mine renfrognée ne me disait rien de bon.

— Ma chère femme, me dit-il, notre famille se multiplie de façon inquiétante : bientôt, si les étoiles continuent à arriver, nous manquerons d’espace pour nous… Il se peut aussi que les habitants de la terre souffrent de ce fourmillement, à cause de la chaleur que nous et notre descendance répandons sur eux. Or, je suis leur dieu dans plusieurs pays, et je ne veux ni leur nuire ni leur déplaire. Voyons, petite lune, que pensez-vous de la situation ?

— Majesté, fis-je niaisement, vous avez raison.

— Raison ! je le sais, mais quel conseil me donnez-vous, madame ? dites-moi votre avis, que faire ?

— Oui, Majesté, que faire ?

— Seriez-vous une petite sotte, madame, qui ne pouvez que vous faire mon écho ?

Tremblante, je ne répondis pas et il devenait rouge et furieux.

— Puisque nos enfants sont embarrassants, cria-t-il, il faut leur faire un sort !

— Un sort ?

— Oui ! En les mangeant !

Éperdue, je le contemplai avec horreur. Était-ce là le monstre auquel j’étais unie jusqu’à la fin du monde qui commençait à peine !

Et que pouvais-je faire ? j’étais trop faible et impuissante pour me révolter : au moindre signe d’opposition, il m’eût grillée toute vive… J’eus recours à la ruse, cette défense instinctive des êtres faibles, et je feignis de donner mon adhésion à ce monstrueux projet.

— Puisque dans votre sagesse, vous le décidez, mon Seigneur, nous mangerons nos pauvres enfants !

Et, ne pouvant retenir mes larmes, je détournai la tête pour les cacher au barbare : elles se répandirent sur les herbes et les fleurs ; ce fut la première rosée du monde.

— Voilà qui est entendu, ma petite femme, reprit-il, tout-à-fait apaisé : vous me ferez des ragoûts, des salades, des galettes : Vous mettrez nos enfants à toutes les sauces ! La nourriture, ce doit être très bon puisque les hommes s’en régalent. Imitons-les. Allez, madame, et dès demain commencez les bons fricots.

Ce soir-là, dès que le soleil fut parti pour l’autre côté du monde, je rassemblai mes étoiles, et en grande hâte nous détalâmes à une vitesse qui fit trembler la terre ! Il fallait fuir, c’était le seul moyen pour nos petites d’échapper au supplice de la casserole.

À son lever, le Soleil ne nous trouvant plus, se mit à notre poursuite.

Les siècles ont passé et la chasse continue.

Parfois, le Soleil semble sur le point de nous atteindre, — de là les éclipses, — mais nous avons jusqu’ici réussi à échapper à sa fureur.

Je ne permets à mes étoiles de se montrer le bout du nez que lorsque la nuit noire oblige leur père dénaturé d’aller faire son métier ailleurs. C’est l’explication de la ronde des jours et des nuits.

Quand vous serez plus vieux, on vous expliquera scientifiquement la succession du jour et de la nuit, et vous trouverez que mon récit est un peu en désaccord avec les lois de la science.

Mais, n’était-il pas entendu, chers petits auditeurs, que je vous dirais des contes ? Des contes, des inventions, des fantaisies, des bulles de savon qu’un souffle fait disparaître !

Il reste de toutes ces chimères un peu de poésie qui s’accroche à l’imagination, l’anime et la colore. Il faut, aux petits, les contes de la Lune, aux grands, les contes de l’Amour !

Il y a, hélas, beaucoup de mensonges dans tous ces contes !

LA LUNE.