Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 248-252).

XXXVI

ROGER FAIT UN RÊVE

Roger avait été témoin de toute la scène qui venait d’avoir lieu. Témoin bien impuissant ! Pendant qu’il n’avait qu’à subir les insultes de trois ou quatre jeunes guerriers, trop jeunes ou trop timides pour se mêler à ceux qui torturaient Le Suisse, il avait vu cette bande de forcenés mettre tout en œuvre, mais en vain, pour arracher un cri de douleur à son compagnon. Il avait vu la brise, qui éloignait la flamme du brasier de lui et le rafraîchissait, pousser cette même flamme vers Le Suisse et, après avoir brûlé ses cheveux et sa barbe, mettre le feu à ses vêtements. Il avait vu son compagnon rompre ses liens, saisir un tomahawk et se précipiter sur ses bourreaux. Il avait bien essayé, et de toutes ses forces, d’en faire autant ; mais, soit qu’il fût moins fort que son ami, soit que ses liens eussent été plus solides, il lui avait été impossible de s’arracher de l’arbre qui le retenait prisonnier. Il lui avait donc fallu assister, sans y prendre part, à la mêlée qui s’était terminée par la mort de son malheureux associé.

Roger vit ensuite le chef des sauvages, attiré par le bruit de la bataille, accourir et, voyant encore plusieurs de ses guerriers morts ou blessés et un de ses prisonniers étendu à terre la tête ouverte, et après s’être enquis des faits, reprocher avec violence aux jeunes guerriers leur étourderie et leur manque de prudence en laissant se détacher un des prisonniers, et en étant obligés de le mettre à mort avant que son supplice ne soit terminé ; mais surtout, avant que le conseil eût décidé de son sort.

Il entendit aussi le chef ordonner aux jeunes guerriers, puisqu’ils n’étaient pas capables de s’amuser avec les prisonniers de manière à les conserver pour la décision du conseil des anciens, de laisser celui qui restait tranquille et de n’y pas toucher avant que les chefs eussent décidé du sort qui lui était réservé.

La mort de Le Suisse allait donc avoir cela de bon, qu’elle allait procurer quelques instants de répit à son compagnon. Et, dans des circonstances comme celles qui entouraient Roger en ce moment, quelques instants de répit peuvent quelquefois amener les plus grands changements dans le cours des événements.

À part d’une couple qui restèrent pour surveiller le prisonnier, tous les sauvages se retirèrent à la suite de leur chef ; et Roger, toujours attaché à son arbre, resta tranquille pour le moment. Le brasier, considérablement diminué depuis que les sauvages avaient cessé de l’alimenter, ne donnait plus qu’une chaleur suffisante pour empêcher ses membres endoloris de trop ressentir la fraîcheur de cette soirée d’automne.

Un temps assez long s’écoula. Le brasier s’en allait mourant, et ses dernières braises ne projetaient plus que des lueurs incertaines autour du prisonnier. Le chef avait repris sa place parmi les anciens qui délibéraient autour du feu du conseil, pendant que le reste des sauvages s’étaient installés pour la nuit autour d’autres feux qu’ils avaient allumés ici et là dans la forêt. Le prisonnier, les yeux fixés sur ce qui restait de flamme devant lui, songeait.

À quoi songeait Roger ?… Sa pensée se reportait-elle sur sa famille : son père, sa mère, ses frères et sœurs, dans la petite maison de Beaupré où il avait passé une enfance si heureuse ?… Pensait-il plutôt à maître Boire et à son auberge, ou à ses autres connaissances de Lachine, qu’il n’avait quittés que depuis quelques semaines ?… Ou bien comparait-il ces sauvages avec ceux en compagnie desquels il avait passé un hiver dans le haut du Saint-Maurice ?…

Ne se demandait-il pas plutôt ce qu’il allait advenir du canot chargé du fruit de ses trois mois de labeur, que lui et son malheureux compagnon avaient dû abandonner en l’exposant à la cupidité de leurs bourreaux ?

Aucun de ces sujets n’occupait l’esprit du jeune Canadien. En cet instant suprême, où il voyait la mort s’avancer à grands pas vers lui ; où il croyait déjà voir sa faulx menaçante se balancer au-dessus de sa tête et n’attendre, pour trancher le fil de sa jeune vie, que le moment où ses bourreaux auraient apaisé sur lui, en lui faisant subir les plus cruels tourments, leurs instincts sanguinaires ; en cet instant suprême de sa vie, il était tout surpris lui-même de constater qu’il n’avait qu’une seule pensée.

Depuis trois mois, surtout quand, errant seul dans la forêt, ou bien le soir quand le travail de la journée était fini et que, par exception, Le Suisse ne parlait pas, même pendant son travail, il avait passé bien des heures à caresser cette pensée qui était maintenant rendue chez lui à l’état de rêve. Mais jamais ce rêve ne s’était emparé de son imagination avec la force, l’acuité, la réalité qu’il prenait en ce moment.

Entre lui et la flamme languissante du brasier qui achevait de s’éteindre, le prisonnier croyait voir une jeune et svelte silhouette d’Indienne !… Il croyait même l’entendre parler !… Il sentait la douce chaleur de son front sur ses mains et il l’entendait, de son murmure doux et musical, lui dire qu’en reconnaissance du service qu’il lui avait rendu trois mois auparavant, elle allait essayer de le délivrer.

Tout à coup, — rêvait-il — il vit que les deux sauvages commis à sa garde étaient debout, dans une attitude de respect mêlé de surprise ; et, de l’autre côté du brasier, il crut apercevoir Ohquouéouée qui disparaissait dans les ténèbres.

Bien qu’il ne l’eût aperçue qu’un instant et de dos, il était impossible qu’il se fût trompé. C’étaient bien la démarche légère et silencieuse, la taille svelte, les épaules droites et le port de tête fier sans affectation de la jeune Indienne. C’était elle, telle que les arbres l’avaient cachée à sa vue quand elle l’avait quitté en revenant de la source, près de l’embouchure du Saint-François.

Le prisonnier tressaillit comme quelqu’un qui s’éveille en sursaut. Il voulut porter ses mains en avant, mais ne le put, car ses poignets étaient toujours attachés derrière l’arbre qui le soutenait en le retenant captif. Alors il tourna la tête de tous côtés en écarquillant les yeux ; mais il ne vit, dans le petit cercle de demi-lumière que projetaient encore les quelques tisons restants du brasier, que ses deux gardiens qui se rasseyaient et, au-delà… les ténèbres profondes !…

Alors, il se dit que ce qu’il avait cru voir avait dû être une hallucination ; car il était impossible qu’Ohquouéouée se fût trouvée là en ce moment. Et il se replongea dans ses pensées, se demandant ce qu’avait bien pu devenir la jeune Indienne, après qu’elle l’eut eu quitté, trois mois auparavant.