Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 242-248).

XXXV

LA MORT D’UN BRAVE

La bande de sauvages qui conduisait les prisonniers, tout en accompagnant le chef, laissant les deux autres groupes s’occuper des morts et des blessés, prit la route du campement, où ils arrivèrent au bout d’une quinzaine de minutes de marche et comme la nuit tombait.

Ce campement était situé au confluent du Saint-François et de la Massawippi, et entre les deux rivières.

En y arrivant les guerriers iroquois entassèrent du bois sur les feux, qui étaient à la veille de s’éteindre, et bientôt le sous-bois s’éclaira de lueurs dansantes et fantastiques, qui faisaient paraître se tordre les arbres et donnaient des allures de démons aux sauvages.

Juste vis-à-vis de l’endroit où les deux rivières se confondaient en tourbillonnant, à la lisière du bois, un feu plus considérable que les autres projetait, entre les troncs des arbres, sa lumière dansante sur l’eau sombre, que ces lueurs inégales marbraient de longues traînées sanglantes. Le chef, accompagné des principaux guerriers de la bande, s’était retiré auprès de ce feu, après avoir abandonné les deux prisonniers aux guerriers trop jeunes ou ne jouissant pas d’assez de considérations pour prendre part aux délibérations du conseil.

La coutume de ces tribus barbares voulait que, pendant que les anciens délibéraient sur le sort des prisonniers, les jeunes guerriers s’amusassent à les torturer. Et ceux-ci employaient, à suivre cette coutume, tous les raffinements de la pire cruauté.

En arrivant au campement, les deux captifs avaient été attachés chacun à un arbre. Et c’était là, debout, adossés à l’arbre derrière lequel leurs poignets étaient retenus par des liens d’écorce qui leur entraient dans les chairs, qu’ils allaient être soumis à tous les mauvais traitements et à toutes les insultes suggérés aux sauvages par leur imagination fertile en ces sortes d’amusements.

Nous avons dit : « Amusements ! »… Il n’y avait, en effet, du point de vue des sauvages, aucun plaisir comparable à celui de torturer des prisonniers. Et plus ces prisonniers s’étaient montrés braves dans la bataille, plus leurs bourreaux mettaient d’ardeur à leur arracher quelques plaintes avant de les faire mourir ; inventant, pour obtenir ce résultat, toutes sortes de tortures les plus effroyables.

Dans le cas de nos deux chasseurs, Roger, ayant brisé ses armes presqu’au commencement de la bataille et ayant été maîtrisé assez facilement, ne les intéressait pas autant que Le Suisse, qui avait combattu plus longtemps, avait tué ou blessé un plus grand nombre de guerriers iroquois et qui, même après qu’il se fût trouvé complètement désarmé, n’avait pu être maîtrisé qu’après qu’un des sauvages se fût cramponné à sa gorge et ne l’eût complètement étouffé.

Et puis Le Suisse, qui, comme la plupart de ses compatriotes, avait la langue bien pendue, injuriait continuellement ceux qui le torturaient, pendant que Roger, aussi brave que son compagnon mais beaucoup moins loquace et d’un caractère beaucoup plus réservé, ne disait rien.

Les deux prisonniers furent attachés chacun à un jeune érable, distant d’une dizaine de pas l’un de l’autre. Roger tournait le dos à la rivière, pendant que Le Suisse lui faisait face ; et ils étaient placés de chaque côté d’un brasier sur lequel les sauvages jetaient continuellement des branches sèches, et même des troncs d’arbres entiers.

Bientôt, la flamme monta jusqu’aux branches des arbres environnants, et la chaleur qu’elle dégageait devint insupportable aux deux malheureux qui, placés face à face et de chaque côté du brasier, n’en étaient éloignés que d’une dizaine de pas chacun. Quant à Roger, la brise qui soufflait de la rivière, bien que très faible, l’aidait à supporter cette chaleur en éloignant la flamme de lui de temps en temps. Mais pour Le Suisse, l’effet était contraire : à chaque fois que la brise éloignait la flamme de son compagnon, elle la rapprochait de lui et le rôtissait littéralement. Au premier coup de vent un peu plus fort que les autres, ses cheveux et sa barbe prirent feu et se consumèrent, lui laissant la tête et le visage dépouillés et noirs comme ceux d’un nègre. En plus de la douleur cuisante que lui causa la brûlure, il fut à demi suffoqué. Mais, dès qu’il pût prendre vent, Roger l’entendit crier à ses bourreaux :

— Tas de chiens de sauvages !… Je souhaite que le diable vous enfourche un par un et qu’il vous précipite tous au plus profond des enfers !

Les Iroquois, ne comprenant pas ce qu’il disait et croyant qu’il se plaignait, poussèrent des cris de joie et se mirent à gambader autour de lui. Après quelques tours, l’un d’eux : un grand diable dégingandé, au corps barbouillé de toutes sortes de couleurs, aux cheveux attachés en une seule touffe sur le sommet du crâne et dont les mèches éparpillées lui retombaient tout autour de la tête, se détacha de la bande dansante et hurlante et, se reculant de quelques pas, balança son tomahawk et le lança avec force. L’arme, après avoir tournoyé dans l’air en sifflant, vint enfoncer son taillant dans le tronc de l’arbre auquel Le Suisse était attaché et à deux pouces de sa tête.

Ce que voyant, tous les autres sauvages l’imitèrent. Et les tomahawks se mirent à voler dans l’espace, drus comme mouches. Dès qu’un sauvage avait lancé le sien, il courait l’enlever ; et il avait à peine le temps de se reculer de quelques pas, qu’un autre tomahawk venait s’enfoncer au même endroit.

C’était à qui lancerait son arme de manière à ce qu’elle atteignît l’arbre le plus près possible de la tête du prisonnier ; et à chaque fois que Le Suisse faisait un mouvement de la tête pour éviter un tomahawk qui paraissait devoir le frapper, ou qu’il fermait les yeux en en voyant venir un qui semblait devoir l’atteindre en plein front, c’était un concert de cris de joie et de hurlements de la part des sauvages.

— Bande de chiens !… Fils de chiens !… leur criait Le Suisse. Quand vous serez en enfer, les démons s’amuseront à vous lancer, non pas des haches, mais des fourches, tas de bourreaux enragés que vous êtes !

Les sauvages lui répondirent par de nouvelles gambades et de nouveaux hurlements. Celui qui, le premier, avait lancé son tomahawk, le lança de nouveau ; mais, cette fois, voulant sans doute le lancer trop près du prisonnier, il l’atteignit à la tête et lui fit une large entaille, d’où le sang s’échappa aussitôt avec abondance, inondant le visage et l’épaule du malheureux Français.

— Toi ! mon espèce de mal léché ! lui cria Le Suisse, dès qu’il fut revenu de l’étourdissement que lui avait causé le choc de l’arme ; si tu es trop maladroit pour jouer à ce petit jeu là sans estropier les gens, tu ferais bien mieux d’aller t’entraîner ailleurs que sur un être humain !

Peu après, la brise augmentant, la chaleur du brasier se porta avec plus de force vers Le Suisse, dont les vêtements prirent feu en plusieurs endroits à la fois. Alors on le vit faire un suprême effort. Ses yeux s’injectèrent de sang. Les muscles de son cou saillirent comme d’énormes câbles, ses épaules craquèrent, et tout son corps se tordit dans l’effort surhumain qu’il faisait pour s’arracher à l’arbre qui le retenait prisonnier.

Soudain, au craquement de ses muscles, un autre craquement, plus sec, se joignit. C’était les liens attachant ses poignets qui se rompaient. Ces liens brisés, Le Suisse se trouva libre. Saisissant le tomahawk qu’un des bourreaux venait de lancer et qu’il n’avait pas eu le temps de venir arracher à l’arbre où il s’était enfoncé, il s’élança parmi les sauvages, frappant à droite et à gauche comme un forcené.

La souffrance lui avait probablement fait perdre la raison, et il était effrayant à voir : la tête et le visage noircis par le feu qui lui avait brûlé les cheveux et la barbe, un côté du visage et une épaule couverts de sang qui ruisselait encore, ses vêtements en feu en plusieurs endroits, il brandissait le tomahawk du sauvage comme l’aurait fait un véritable maniaque.

Une mêlée effroyable suivit la libération du prisonnier. Les coups que Le Suisse distribuait à droite, à gauche, en avant et même en arrière tombaient si drus, le tomahawk qu’il maniait exécutait un si terrible moulinet, que les sauvages culbutaient à mesure qu’ils s’approchaient pour s’emparer de leur prisonnier.

Il y en avait bien une dizaine d’étendus sur le sol, morts ou sérieusement blessés, quand le sauvage qui avait si maladroitement lancé son tomahawk tout à l’heure, celui-là même qui avait été le premier à jouer à ce « petit jeu, » comme l’avait appelé Le Suisse, s’approchant de celui-ci par derrière, lui rabattit son arme sur la tête et lui ouvrit le crâne. Le Français s’affaissa dans un flot de sang et, après quelques soubresauts, resta immobile. Marcellin Grubeau, dit Le Suisse, était mort.