Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 213-220).

XXXI

LA MORT D’UN CHEF IROQUOIS

Ohquouéouée n’eut pas de peine à traverser la cohue des femmes, des enfants et des jeunes chasseurs massés à la porte de la cabane du conseil ; car, à son approche, chacun se reculait avec respect et compassion pour lui livrer passage.

En pénétrant à l’intérieur de la cabane, la jeune fille ne put d’abord rien distinguer : la nuit était maintenant presque complète et la cabane ne possédait aucun moyen d’éclairage artificiel. Peu à peu cependant, ses yeux s’habituèrent à l’obscurité, et elle distingua confusément son père assis sur des peaux de bêtes, le dos appuyé contre une sorte de dossier fait de branches entrelacées et recouvertes de fourrures.

Le vieil Indien était triste à voir : dans la position assise, les jambes repliées sous lui, le tronc supporté et maintenu droit par cet échafaudage couvert de peaux, la tête pendante sur une épaule, et dans un état de demi-somnolence.

D’un air navré, Ohquouéouée contempla son père pendant quelques instants ; puis elle se laissa tomber sur les genoux, aux pieds du vieillard. Peu à peu, son corps s’affaissant, elle s’écroula assise sur ses talons et, défaisant ses tresses et ramenant sa longue et épaisse chevelure sur son visage, elle resta là, muette et immobile, semblable à la statue de la douleur.

De la foule restée à l’extérieur, on n’entendait, de temps en temps, que quelques chuchotements causés, surtout, par l’arrivée inopinée d’Ohquouéouée, que tout le monde avait cru perdue pour toujours.

La nuit vint tout à fait. La lune, dans son plein, montra son disque d’argent poli au-dessus des arbres qui entouraient le village. Lentement, elle s’éleva dans le firmament, jusqu’à ce que, parvenue au-dessus du village, ses rayons froids et pâles tombèrent d’aplomb sur la cabane où achevait de mourir le vieux chef.

Cette cabane, comme toutes les cabanes de conseil de ces tribus, était de forme presque circulaire, d’assez grandes dimensions et n’avait, pour toutes ouvertures, qu’une porte basse et étroite avec, au milieu du toit, une ouverture circulaire d’une couple de verges de diamètre, qui servait à laisser entrer la lumière et par où, les jours de conseil, la fumée s’échappait.

Les pâles rayons de la lune, passant par cette ouverture, tombaient directement sur le mourant et l’éclairaient d’une lumière froide et douce, qui lui donnait l’apparence d’un spectre.

À l’exception du vieux chef à demi écrasé sur sa couche de peaux et de la jeune Indienne affaissée aux pieds de son père, l’intérieur de la cabane était nu et désert.

Depuis qu’ils étaient là tous les deux, ni Ohquouéouée, ni son père n’avaient bougé. Soudain, le vieux chef poussa un soupir. Ses paupières s’écartèrent et laissèrent voir des yeux ternes, qui promenèrent un regard vague sur son entourage. Péniblement, son bras se souleva, puis sa main vint se poser sur la tête de la jeune fille. Ses lèvres s’agitèrent et, d’une voix basse et vacillante, il murmura :

— Ohquouéouée !… Je savais bien que ton père ne mourrait pas sans t’avoir revue !…

La pesanteur de son bras entraîna sa main, qui retomba sur sa cuisse. Ses yeux se refermèrent et il reprit son immobilité de mort.

Ohquouéouée n’avait pas fait entendre un son, ni fait un mouvement.

Un temps assez long s’écoula. Graduellement, les rayons de lune s’étaient déplacés. Ils n’éclairaient plus, maintenant, qu’une partie du mourant, laissant le reste dans la pénombre, et ils tombaient d’aplomb sur la jeune fille, abîmée dans sa douleur.

Tout à coup celle-ci releva la tête. Son père venait de dire quelques paroles qu’elle n’avait pas comprises. Écartant ses cheveux et dégageant son visage, elle vit que le mourant s’était redressé. Ses yeux, grands ouverts, avaient perdu cet aspect terne et cette expression vague qu’ils avaient un moment plus tôt. Ils brillaient même d’un éclat extraordinaire.

Ohquouéouée reprit sa position inclinée. Elle laissa retomber sa tête, appuya son visage sur les genoux de son père et, s’emparant d’une des mains du vieillard, elle la posa sur sa tête, tout en la retenant dans les deux siennes. Puis, dans cette attitude, elle attendit qu’il parlât.

Son attente ne fut pas longue. Bientôt la voix du mourant, d’abord faible et tremblante, puis prenant de la force et se raffermissant à mesure qu’il parlait, troubla le silence de la cabane.

Voici ce que disait le chef mourant :

— Ohquouéouée !… Ma fille bien-aimée !… Je savais bien que les Esprits ne me laisseraient pas mourir avant que tu ne sois revenue au pays de tes pères !… Le Grand Esprit, le plus puissant de tous les Esprits, Celui qui donne et enlève la vie, ne m’a pas jugé digne d’avoir un fils !… Il ne m’a donné qu’une seule fille !… Mais cette fille est la plus belle, la plus sage de toute la nation onnontaguée ! En sagesse, elle dépasse même les plus vaillants guerriers !… Le Grand Esprit ne pouvait pas permettre qu’elle ne revînt pas vers son père mourant !… Tu es revenue !… Je puis maintenant partir en paix pour le pays de chasse dont on ne revient jamais !… Je laisse quelqu’un après moi, quelqu’un que je crois digne de me remplacer !

Il se reposa un moment, puis reprit :

Ohquouéouée !… Écoute bien ce que je vais te dire !… Les guerriers de la tribu sont partis pour une expédition contre les Français, contre les alliés de ceux qui t’avaient enlevée à mon affection. Ils sont partis dans l’espoir et avec mes plus pressantes recommandations de te chercher et de te ramener si possible au pays de tes pères !… Avant leur départ, je les ai rassemblés en conseil et je leur ai fait promettre que, s’ils te retrouvaient, tu serais leur chef, que je fusse vivant ou mort. Un seul, Oréouaré, s’est objecté, pour un moment, à mon désir. Mais, quand il vit que tous les autres guerriers seraient heureux et fiers de t’avoir à la tête de la tribu, il s’est rangé à l’avis de ses camarades.

Il se reposa encore un instant, puis continua :

Quand le soleil reparaîtra, je serai mort. Prends aussitôt le commandement de la tribu, afin que quand les guerriers, et avec eux Oréouaré, reviendront, ils trouveront ton autorité solidement établie… Quand les guerriers seront revenus, choisis parmi eux un époux digne de toi… J’aurais voulu être là pour faire ce choix moi-même, mais je n’y serai pas et je m’en rapporte à ta sagesse !…

Le mourant, dont la respiration devenait haletante, fut un long moment silencieux. Ses mains remuèrent convulsivement, comme s’il eut essayé de se raccrocher à la vie qui lui échappait. Enfin, il dit encore :

Ohquouéouée !… Tu as été bien longtemps avant de revenir vers ton vieux père !… Raconte-moi ce qui t’est arrivé depuis ton départ, et dis-moi comment il se fait que tu sois revenue avant les guerriers que j’ai envoyés à ta recherche ?

Ohquouéouée releva la tête et se mit à raconter à son père dans quelles circonstances elle avait rencontré le sauvage qui l’avait entraînée au camp des Algonquins. Comment ceux-ci l’avaient emmenée avec eux dans leur pays. Comment elle y avait passé l’hiver et de quelle manière elle s’était enfuie au printemps.

Puis elle arriva au moment où, sur le bord de la rivière du Loup, elle avait rencontré Roger Chabroud. À ce point de son récit, une vague confusion l’envahit. Elle se troubla, et, bien qu’elle ne pût s’expliquer les sentiments qui l’agitaient ainsi, elle ne put continuer son récit qu’en baissant la tête et en tenant son regard fixé sur le sol qui servait de plancher à la cabane.

La jeune Iroquoise parlait ainsi depuis quelques temps déjà, la tête et le regard baissés et sans oser regarder son père, quand un râle étouffé que venait de pousser le moribond, lui fit relever la tête. Le vieux chef était à l’agonie. Soudain, il s’affaissa sur lui-même, roula et s’étendit sur sa couche de peaux, râla encore deux ou trois fois puis devint immobile.

Cayendenongue, le chef respecté de tous, était parti pour la Grande Chasse !

Cela s’était fait si vite, qu’Ohquouéouée, saisie d’effroi, n’avait pu faire un mouvement pour soutenir son père. Elle resta quelques instants sans bouger, comme glacée d’horreur ; puis elle se releva, sortit à la porte de la cabane, reprit là sa position écrasée, se recouvrit le visage de ses cheveux et, se balançant le corps d’un côté et de l’autre, elle entonna un chant plaintif et lugubre, dans lequel elle racontait les prouesses et célébrait les vertus de son père.

À cette vue, toutes les autres femmes de la tribu, qui, sachant que le malade ne passerait pas la nuit, étaient restées aux abords de la cabane du conseil, se mirent à parcourir les sentiers qui serpentaient entre les cabanes du village, en poussant des lamentations, déchirant leurs vêtements et s’arrachant les cheveux.

Ces lamentations durèrent tout le reste de la nuit et toute la matinée qui suivirent la mort du chef. Quand le jour vint, les jeunes gens allèrent à quelque distance dans la forêt et y érigèrent une plate-forme, élevée d’une dizaine de pieds au-dessus du sol. Cette plate-forme était formée des troncs de six jeunes arbres, plantés en terre et servant de piliers, qui supportaient des traverses, faites aussi de troncs d’arbres et attachées aux piliers avec des liens d’écorce. Sur ces traverses, ils avaient étendu des peaux d’ours, qu’ils avaient assujetties avec des liens de nerfs et qui formaient le plancher de la plate-forme.

Puis les jeunes gens étaient revenus au village.

Vers la fin de l’après-midi, ils transportèrent, avec toute la pompe qu’ils purent déployer, le corps de leur chef au lieu de la sépulture. Six des plus vigoureux de ces jeunes chasseurs portaient le corps, étendu sur une civière faite de branches couvertes de peaux. Ils lui avaient peint la figure et l’avaient décoré de ses plus beaux ornements. Derrière la civière marchait Ohquouéouée, le visage toujours caché par ses cheveux épars. Ensuite venaient d’autres chasseurs, portant les armes du défunt ainsi que tous les scalps, c’est-à-dire les chevelures qu’il avait enlevées aux ennemis qu’il avait vaincus, lesquelles, pendant sa vie, avaient orné l’intérieur de sa cabane. Derrière ceux-ci, d’autres chasseurs suivaient, portant différentes espèces de grains, de gibiers et de poissons ; tous cuits et prêts à être consommés. Le reste de la population du village venait à leur suite. Tous, à l’exception d’Ohquouéouée, portaient leurs plus beaux ornements et s’étaient barbouillé la figure et le corps de peintures multicolores.

Arrivés à la plate-forme funèbre, le corps y fut hissé, puis on y déposa les armes du défunt, les scalps ainsi que toutes les provisions que l’on avait emportées. Alors les pleurs et les lamentations, qui n’avaient pas complètement cessé, reprirent de plus belle, entremêlés de chants racontant et de danses mimant les hauts faits du défunt.

Pour cette dernière cérémonie, Ohquouéouée avait repris sa position affaissée et silencieuse, près d’un des piliers supportant la plate-forme, pendant que le reste de la population tournait et gambadait autour d’elle et de l’échafaud qui supportait les restes de celui dont on voulait honorer la mémoire.

Ces restes devaient demeurer là, exposés au vent, à la pluie et à la neige aussi bien qu’à la voracité des oiseaux qui, en peu de temps, allaient en mettre les os à nu, jusqu’à la prochaine fête des morts. Cette fête n’avait lieu que tous les six ou sept ans, quelques fois moins souvent, alors que toutes les tribus d’une même région se réunissaient et enterraient les ossements de leurs morts dans une fosse commune : fosse qu’ils tapissaient d’une grande quantité de fourrures les plus précieuses, et au-dessus de laquelle ils érigeaient une toiture, afin de la mettre à l’abri des intempéries.

Quand le soleil fut couché, les pleurs, les lamentations, les chants et les danses cessèrent ; et tout le monde revint au village, où les derniers n’arrivèrent qu’à la nuit close.

En arrivant au village, Ohquouéouée se retira dans la cabane qui avait été celle de son père ; pendant que les jeunes chasseurs, après avoir allumé un grand feu, s’asseyaient autour et recommençaient le récit des prouesses du chef qu’ils venaient de perdre.