Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 201-206).

XXIX

LA CHASSE AUX NOISETTES : VOLEURS

Le quatrième jour de leur chasse aux noisettes, comme ils rentraient au camp après la tournée du matin, Le Suisse dit à Roger :

— Je crois que les petites bêtes achèvent leurs récoltes. Ce matin, j’ai vu un suisse qui cherchait des noisettes sur le sol, parmi les feuilles.

— Moi aussi, j’en ai vu un, interrompit Roger.

— Cela veut dire qu’il va nous falloir changer de système. Après dîner, nous abattrons un des arbres que nous avons marqués, afin de nous procurer une petite quantité d’amandes et, ce soir, nous en éparpillerons quelques-unes sous le premier buisson que nous avons surveillé : celui qui entoure la clairière. Demain matin, en épiant les écureuils et les suisses que ces amandes attireront — ce sera surtout des suisses — nous avons une bonne chance, malgré que nous aurons souvent affaire à des petites bêtes que nous avons déjà épiées et qui nous conduiront à des retraites que nous connaissons déjà, de découvrir plusieurs nouvelles caches.

Le repas achevé, ils se rendirent près de l’orme où Roger avait été conduit par le premier écureuil qu’il avait suivi, et qu’il retrouva facilement, grâce aux précautions qu’il avait prises. Arrivés au pied de l’arbre, Roger indiqua à son compagnon le trou, situé à quatre ou cinq pieds de terre, par où l’écureuil s’était introduit à l’intérieur de l’arbre.

Le Suisse, ramassant une branche morte qui gisait à terre, en frappa plusieurs coups sur l’arbre. Puis, collant son oreille sur le trou que Roger venait de lui indiquer, il écouta quelques instants. Se redressant, il dit :

— Je n’entends rien !… L’écureuil doit être allé chercher sa nourriture ; car tu sais qu’il ne touchera à sa réserve d’amandes que cet hiver, quand il ne pourra plus trouver autre chose. Il va être bien désappointé, en revenant, quand il va trouver sa demeure détruite. Heureusement que d’ici l’hiver, il aura le temps de se trouver une autre retraite et de se faire une autre provision.

Le Suisse s’intéressait beaucoup au sort des petits animaux qui se laissaient si bénévolement dépouiller par lui.

— La réserve de l’écureuil, reprit-il, est au-dessous de l’ouverture qui lui sert d’entrée. À quelle distance au-dessous ?… Je l’ignore. Tu vas prendre ta hache et faire une entaille, assez large, ici. Et, de la main, il indiquait un point environ un pied plus bas que l’orifice.

Roger se campa devant l’arbre, leva sa hache au-dessus de l’épaule et la laissa retomber avec force. Le taillant traversa l’écorce et s’enfonça dans le grain de l’arbre. Un deuxième coup, un peu plus bas, puis un troisième au même endroit que le premier, firent voler un large éclat ; laissant, au flanc de l’arbre, une large et profonde blessure. Les coups se succédaient, rapides et forts, les copeaux, larges et épais, volaient dans toutes les directions, et l’entaille allait toujours en s’élargissant et en s’approfondissant.

Tout à coup. Le Suisse, qui jusque là était demeuré immobile, regardant faire Roger, tendit l’oreille et, après avoir écouté l’espace d’une couple de secondes, dit :

— Voilà l’écureuil qui s’en vient !

En effet, un coup de sifflet aigu et saccadé, le même que Roger avait entendu le premier matin qu’il avait épié les écureuils, venait de se faire entendre dans les profondeurs de la forêt. Ce cri venait de très loin, si loin, que les deux hommes l’avaient à peine entendu. Mais, aussitôt, il se fit entendre de nouveau et, cette fois, beaucoup plus rapproché. En moins de deux minutes, l’écureuil, la queue en panache et le poil hérissé, bondissant de branche en branche et faisant continuellement entendre son cri provocateur et comme rempli d’imprécations, d’un dernier bond, vint retomber sur une des plus basses branches de l’orme où, dans sa rage impuissante, il se mit à déchirer l’écorce de ses griffes et de ses dents.

Quel instinct l’avait averti qu’un danger menaçait sa demeure ? Comment avait-il pu reconnaître que les coups de hache, qu’il n’avait dû entendre que très faiblement, car il devait être à un bon mille de distance quand Roger avait frappé l’arbre de sa hache pour la première fois, s’attaquaient à l’arbre à l’intérieur duquel il avait emmagasiné sa provision d’hiver ? Pour le savoir, il faudrait comprendre le pourquoi de tout ce que les animaux font que nous ne pouvons expliquer et, surtout, savoir comment les animaux se comprennent entre eux.

Roger, à l’arrivée de l’écureuil, avait posé sa hache à terre et, des yeux avait suivi les mouvements de celui qu’il était en train de dépouiller de son bien. Quand il le vit, sur la plus basse branche de l’orme, déchirer l’écorce de rage et donner les signes du plus grand désespoir, son regard se détourna lentement et se fixa, sans mot dire, sur celui de son compagnon.

Celui-ci haussa machinalement les épaules et dit d’une voix creuse :

— Continue !

Le jeune homme releva sa hache et se remit à frapper l’arbre. Alors, la colère du petit animal ne connut pas de bornes. Ses cris ininterrompus, il n’y avait pas à s’y méprendre maintenant, étaient remplis d’injures à l’adresse des deux hommes. Il bondissait, non seulement d’une branche à l’autre, mais d’un arbre à l’autre. Il arrachait des feuilles, les mordait frénétiquement et les rejetait violemment dans la direction de ses deux ennemis. Il en vint jusqu’à sauter sur la tête de Roger ; mais ses pattes mignonnes ne firent qu’effleurer le bonnet de peau du bûcheron et, retombant sur le sol, il s’enfuit à travers les feuilles dont la terre était jonchée et s’alla cacher à quelque distance, comme s’il n’eût pas voulu, n’ayant pas été capable de l’empêcher, assister à la destruction de sa demeure.

Les deux pillards ne le voyaient plus, mais à intervalles presque réguliers, ils entendaient un faible cri, semblable à une plainte ; signe que le petit animal qu’ils étaient en train de dépouiller pleurait la perte de sa retraite et de sa provision de nourriture.

C’était triste à faire pleurer.

L’entaille s’agrandissait rapidement au flanc de l’arbre. Elle était maintenant assez large pour découvrir l’amas d’amandes. Il y en avait près d’un minot.

Que de voyages, l’écureuil avait dû faire pour transporter toute cette provision ! Que de travail, que de labeur perdu !

Parlant bas et évitant de faire du bruit, comme deux brigands qu’ils se sentaient être, les deux compagnons mirent les amandes dans un sac et se retirèrent à pas pressés, en courbant l’échine et en arrondissant les épaules, comme doivent toujours le faire les voleurs quand ils se sauvent avec leur butin.

Rendus au camp, Roger dit, d’une voix enrouée par l’émotion :

— Savez-vous que c’est un vilain métier que nous faisons là ? Si tous les écureuils que nous allons dépouiller doivent nous faire une scène comme celle que nous venons de subir, pour ma part, j’abandonne le métier !

Après un moment de silence. Le Suisse répondit :

— La colère et les plaintes du petit animal m’ont désagréablement impressionné, moi aussi, je dois l’avouer. Mais il faut se raisonner un peu, que diable ! Le cas n’est pas aussi grave qu’il le paraît ! Je conviens que si nous dépouillions ces animaux à l’approche de l’hiver, ce serait mal. Mais, à cette saison-ci, il leur reste trois grands mois pour se trouver une autre retraite et la garnir de nouvelles provisions. Ainsi, quand viendra le temps des faînes, nous nous contenterons de ce que nous pourrons faire tomber des arbres, et nous nous garderons bien de toucher aux amas qu’auront pu s’en faire les suisses et les écureuils.

— Je veux bien vous croire, fit Roger après un nouveau silence. Mais je vous assure que c’est la dernière année, tout en étant la première, que je fais ce métier.

Quand le soleil fut couché, mais avant qu’il ne fît tout à fait nuit, Le Suisse alla répandre quelques poignées d’amandes sur le sol du premier bosquet de noisetiers qu’ils avaient épié, et, le lendemain et les jours suivants, les deux chasseurs se remirent au guet. En trois jours, ils découvrirent, au moyen de ce nouveau système, dix-sept nouvelles caches : six d’écureuils et onze de suisses. Ce qui leur faisait, en tout, cinquante-et-une caches : vingt-six d’écureuils et vingt-cinq de suisses.

Les deux compagnons se mirent alors à abattre les arbres, pour recueillir les amandes cachées par les écureuils, et à creuser la terre, afin de trouver les amas des suisses. Au bout d’une semaine de ce travail, ils avaient recueilli et transporté à leur cabane, quarante-deux minots d’amandes de noisettes.

Le soir où ils terminèrent ce travail, alors qu’ils étaient assis près du feu, à la porte de leur hutte. Le Suisse dit tout à coup :

— N’aimerais-tu pas à savoir ce qu’est devenue ton amie, la sauvagesse, depuis qu’elle nous a quittés ?

Roger ne put s’empêcher de tressaillir, tant cette question traduisait bien ses propres pensées ; il se l’était posée à lui-même bien des fois depuis le départ d’Ohquouéouée, car l’image de la jeune Iroquoise était constamment présente à son esprit.

N’obtenant pas de réponse. Le Suisse ne poussa pas son interrogatoire plus loin et, après avoir considéré son jeune compagnon quelques instants en souriant, il alla se coucher.