Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 195-200).

XXVIII

LA CHASSE AUX NOISETTES : L’ÉCUREUIL

Les oiseaux chantaient depuis quelques temps déjà sur les hautes branches des arbres quand, soudain, Roger, toujours assis et immobile sur son bloc de pierre, entendit un sifflement aigu et saccadé. C’était comme un grincement de dents ; mais de dents faites de cristal, ou de quelque métal argenté et qui rendrait un son semblable à celui de ces clochettes que les enfants de chœur agitent dans les cérémonies de l’église. Ces sons cristallins étaient entremêlés de coups de sifflet d’une acuité perçante, qui déchiraient violemment l’air matinal.

Le jeune homme sursauta et regarda dans la direction d’où venait ce bruit, qu’il connaissait bien.

Juste en face de lui et à six ou sept pieds du sol, trônant, assis sur son train de derrière, sur une branche de noisetier, sa queue touffue relevée le long de son dos et formant panache au-dessus de sa tête mignonne, une noisette à l’écorce encore verte entre ses pattes de devant, un écureuil braquait un regard fulgurant dans sa direction.

L’apprenti espion eut un nouveau tressaillement et retint son souffle : L’écureuil l’avait-il découvert ?… C’eut été vexant ; car, dans ce cas, sa matinée eût été à peu près perdue.

Soudain, l’écureuil répéta son sifflement provocateur et, d’un bond léger comme un vol, sauta sur une autre branche, beaucoup plus rapprochée du jeune homme. Alors celui-ci vit que le regard du gentil animal, en ce moment plein de courroux et de bravade, passait par-dessus sa tête et s’adressait à un merle, lequel avait eu l’audace de venir se percher à proximité du bosquet où Monseigneur l’Écureuil daignait commencer sa récolte.

Le merle eut-il peur de l’écureuil ? Fut-ce simple coïncidence ? Toujours est-il que l’intrus s’envola ; et l’écureuil, reprenant sa sérénité, rebondit sur sa première branche et se remit à son travail, que la vue du merle lui avait fait interrompre. Dans sa colère, il avait laissé tomber la noisette qu’il s’apprêtait à écaler quand il avait aperçu le merle. Il en arracha une autre à la branche sur laquelle il se tenait et, la tenant entre ses pattes de devant, dont il se servait comme si elles eussent été des mains, en deux tours de mâchoires, il l’eut écalée, l’écorce rejetée à terre, et il eut placé l’amande entre sa mâchoire et la membrane de sa joue. Puis il en cueillit une autre et ainsi de suite, jusqu’à ce que sa bouche fut pleine. Alors il se mit en route pour aller porter les amandes dans son magasin.

C’était là que commençait la partie délicate du travail que Roger avait à accomplir.

En trois bonds, l’écureuil eut dépassé celui qui l’épiait sur sa gauche, et il disparaissait parmi les branches d’un gros sapin, une vingtaine de pas plus loin. Le jeune homme allait se lever pour se rapprocher de l’endroit où l’écureuil venait de disparaître, quand il le revit un peu plus loin, descendant le long du tronc d’un orme. Quand l’écureuil fut à mi-distance entre les branches et le sol, il contourna le tronc de l’arbre et disparut encore une fois.

Alors Roger descendit de son poste d’observation et, faisant un détour, il alla se placer de manière à voir l’autre côté de l’orme derrière lequel l’écureuil venait de disparaître. Au bout d’une dizaine de minutes, il le vit revenir, suivant le même chemin qu’à son premier voyage. Il redescendit le long du tronc de l’orme, en fit le tour comme la première fois et, pendant qu’il était en pleine vue du jeune homme à environ quatre pieds du sol, il disparut tout à coup. Vingt secondes plus tard, il réapparaissait à la même place, grimpait le long de l’orme et reprenait le chemin du buisson de noisetiers.

Quand l’écureuil eut disparu parmi les feuilles, Roger s’approcha de l’arbre et vit, à l’endroit où l’écureuil avait disparu en descendant le long du tronc, un trou rond, de deux pouces à peine de diamètre. Il n’eut plus alors aucun doute que l’arbre ne fût creux, que la retraite de l’écureuil ne fût à l’intérieur, et que le trou ne lui servît d’entrée et de sortie. Il remarqua bien l’endroit et, pour plus de sûreté, il brisa un jeune bouleau à quelques pas de l’arbre qu’il lui faudrait retrouver. Puis il retourna se mettre en observation ; mais, cette fois, sur un autre point de la clairière.

Quand Le Suisse donna le signal de rentrer au camp, il était près de midi. Roger avait découvert et marqué quatre caches : trois d’écureuils et une de suisse. Le Suisse, de son côté, en avait découvert six : quatre d’écureuils et deux de suisses. Comme ils se rencontraient au pied du rapide, et après qu’ils se furent mutuellement communiqué le résultat de leur chasse. Le Suisse dit :

— Dix cachettes en une matinée !… C’est un beau résultat ! Si nous continuons d’avoir la même chance nous allons descendre la plus grosse cargaison d’amandes qui soit encore entrée dans la colonie !

— Vous croyez ?… fit Roger d’un air de doute. Il me semble, à moi, que nous avons déniché tous les écureuils qui s’approvisionnent dans le buisson où nous avons travaillé ce matin. Et puis, si tous les écureuils de la forêt ont travaillé comme ceux que nous avons épiés, nous n’en avons pas pour longtemps à découvrir des cachettes ; car les noisettes ne dureront pas longtemps.

— Il y a une chose dont tu ne tiens pas compte : c’est que toutes les noisettes ne mûrissent pas en même temps dans toutes les parties de la forêt. Le taillis où nous avons travaillé ce matin, situé comme il l’est au fond d’une petite vallée et entourant une clairière, ce qui le met à l’abri de tous les vents et l’expose au soleil, est le premier à mûrir ses fruits. Cet après-midi, pendant que tu iras faire un tour de chasse afin de remplir notre lardoir, j’irai à la découverte et je choisirai un autre taillis pour demain matin.

Comme Le Suisse terminait ses explications, ils arrivaient au camp et se mettaient à préparer leur dîner. Leur ordinaire, maintenant qu’ils étaient installés ou à peu près, était beaucoup plus soigné qu’il ne l’avait été le long de la route. Avec des pierres tirées du lit de la rivière, ils s’étaient construits une cheminée où ils avaient suspendu une marmite, apportée dans ce but, et dans laquelle ils faisaient bouillir ce qu’ils ne voulaient pas manger rôti ou grillé. Ils s’étaient aussi arrangé un autre feu, recouvert de pierres larges et minces comme des ardoises, sur lesquelles ils faisaient cuire leur pâte de farine de sarrazin ; obtenant ainsi une galette de beaucoup supérieure à celle dont ils s’étaient nourris le long de la route.

Ils avaient bâti leur hutte sur une langue de terre comprise entre la rivière et un petit ruisseau qui la rejoignait en cet endroit. Les hautes eaux et les glaces du printemps avaient détruit ou empêché les arbres de croître sur cette pointe ; ce qui avait permis à l’herbe d’y pousser abondamment, entourant leur hutte d’un vert gazon. Le ruisseau leur fournissait une eau fraîche et délicieuse à boire ; et dans la rivière, qui leur servait de baignoire, foisonnaient ces délicieuses truites de ruisseau, — que les savants appellent : salmonae fontinalis, ou saumon de fontaine — aux flancs argentés et décorés de points rouges et dorés, et dont la chair, comme saveur, dépasse tout ce qu’on peut imaginer ; pour en avoir une idée exacte il faut en avoir mangé.

Aussi Le Suisse avait-il pleinement raison, quand il disait :

— Tu vas voir, mon petit, quand nous serons complètement installés ; nous allons, pour une couple de mois, vivre ici comme des princes : mangeant les meilleurs gibiers et les plus excellents poissons, avec toutes sortes de fruits pour notre dessert.

Quand les deux hommes eurent terminé leur dîner, ils s’éloignèrent, chacun de son côté. Le Suisse partit en remontant le cours du petit ruisseau, à la recherche de nouveaux buissons de noisetiers à surveiller, pendant que Roger suivait la rivière en descendant, dans le but de rapporter les gibiers dont ils avaient besoin pour leur nourriture. Suivant son habitude quand il allait à la chasse, le jeune homme n’avait pris que son arc et ses flèches.

Revenu au camp une couple d’heures plus tard, le jeune chasseur trouva son compagnon en train de pêcher dans la rivière. Roger déposa le produit de sa chasse : cinq perdrix et trois lièvres, à l’entrée de la hutte et demanda :

— La pêche est-elle bonne ?

— Regarde, fit Le Suisse.

Et Roger vit, dans un panier que Le Suisse s’était confectionné de fines branches de frêne, une vingtaine de truites frétillantes, dont la plus grosse ne devait pas peser plus d’une livre.

Comme Le Suisse continuait de tirer une truite de l’eau à toutes les deux ou trois minutes, Roger remarqua :

— Nous allons être tranquilles, du côté des provisions, pour plusieurs jours ; et nous aurons beau chercher des cachettes d’amandes de noisettes… si, toutefois, les écureuils et les suisses veulent bien continuer leurs récoltes,

— J’ai découvert un autre taillis, fit son compagnon, presqu’aussi avancé que celui où nous avons travaillé ce matin. Cela va nous donner de l’ouvrage pour demain et, après celui-là, il y en aura d’autres, tu peux en être certain.

Il y en eut, en effet, comme Le Suisse l’avait prédit, pour quatre matins, pendant lesquels les deux chasseurs découvrirent et marquèrent trente-quatre caches : vingt d’écureuils dans les arbres creux et quatorze de suisses, soit dans des trous dans la terre, soit sous des rochers ou entre des racines d’arbres.