Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 186-192).

XXVI

UN BÛCHERON CANADIEN

Bienveillant lecteur, vous a-t-il déjà été donné de voir un bûcheron canadien, armé de sa hache, la véritable hache canadienne, en train d’abattre des arbres dans la forêt ? Si vous n’en avez jamais vu, vous n’avez jamais vu le type du vrai bûcheron.

Il y a autant de différence entre le bûcheron canadien et le bûcheron européen, qu’il y en a entre la hache canadienne et la hache européenne ; nous voulons parler de la hache dont le bûcheron se sert pour abattre les arbres. La hache européenne, qu’en France on appelle cognée, n’est, en effet, pas autre chose qu’une cognée. Mal façonnée, sans grâce, sans élégance, ce n’est qu’un coin de fer fixé à l’extrémité d’un manche droit, lourd, rigide et aussi mal fait que l’outil qu’il porte.

Toute autre est la hache canadienne. Mince, aux bords et au taillant décrivant chacun une courbe gracieuse, les côtés arrondis comme les hanches d’une jolie femme ; elle est faite d’acier à trempe spéciale et si repolie que ses côtés pourraient servir de miroirs. C’est le dernier mot de l’art en fait de forme, de trempe et de fini.

Cet outil, ou plutôt, cet objet d’art est porté par un manche fait, la plupart du temps, de chêne ou d’érable : les deux plus belles et les deux meilleures espèces de bois que produit la forêt canadienne. Ce manche, au lieu d’être droit, gros et rigide comme le manche de la hache européenne, est fin, flexible et recourbée en forme de S très allongé. Cette flexibilité et cette forme recourbée en rendent le maniement beaucoup plus facile et, surtout beaucoup moins fatiguant pour celui qui y est habitué.

Avec la hache européenne, à manche droit, le bûcheron qui veut frapper fort et dru doit lever les mains au-dessus de la tête et les rabattre en s’élançant de toutes ses forces ; ce qui l’oblige, afin de garder son équilibre, à tenir ses pieds très écartés, l’un en avant de l’autre, et à faire pivoter continuellement le haut de son corps sur ses hanches ; car, à chaque coup qu’il donne, ses épaules décrivent un quart de cercle. Ce mouvement des bras et cette torsion du buste gênent la libre action des poumons et, en peu d’instants, le bûcheron se sent essoufflé. Il lui faut alors, soit ralentir son allure, soit diminuer la force de ses coups ou se reposer.

Avec la hache canadienne, au manche courbe et flexible, la main qui tient l’extrémité libre du manche ne remue presque pas. L’autre main, glissant le long du manche jusqu’à trois ou quatre pouces de la hache quand celle-ci s’élève, glisse dans la direction opposée et vient rejoindre la première quand la hache s’abaisse ; et c’est la forme recourbée du manche qui donne la force du coup.

Et tout le temps, il n’y a que les bras du bûcheron qui travaillent. Nous avons vu des bûcherons canadiens se camper devant un arbre, les deux talons sur une même ligne et le torse bien droit — presque dans l’attitude du soldat au « Garde-à-vous — et frapper l’arbre à raison de quinze à vingt coups à la minute, enfonçant la hache dans le tronc de l’arbre : « Jusqu’à la tête, » comme ils disent dans la forêt. Le bûcheron continuait cet exercice toute la journée et, à l’exception d’un « Han ! » vigoureux à chaque fois que la hache s’abaissait ; signe que les poumons travaillaient à l’unisson du reste du corps, il ne montrait aucune trace de fatigue.

La vue d’un bûcheron canadien se campant au pied d’un géant de la forêt et l’attaquant à coups répétés de sa bonne hache, qui, à chaque fois qu’elle s’abat, fait voler les copeaux dans toutes les directions et dont chaque coup fait tressaillir l’arbre qu’elle attaque tout en faisant résonner les échos environnants, est un des plus beaux spectacles que puisse nous offrir la forêt canadienne. Et le moment le plus palpitant est quand, dominant les premiers craquements de l’arbre qui chancelle, on entend la voix sonore du bûcheron lançant le traditionnel : « Gardez-vous ! » pendant que lui-même se recule de quelques pas, contemplant l’adversaire qu’il vient de vaincre. Alors on entend un long et puissant sifflement, semblable à celui de la tempête dans les cordages d’un navire, et on voit le géant, qui tout à l’heure encore dominait orgueilleusement les autres arbres, s’étendre de tout son long, écrasant dans sa chute, herbages, arbrisseaux et arbres moyens qui, naguère, croissaient à son ombre.

C’est à cette vue que l’on comprend comment il se fait que l’homme, être chétif et misérable s’il en fut, ait pu acquérir tant de maîtrise sur le reste de la nature. Quand on voit ces pyramides de branches et de feuilles, supportées par un tronc de deux ou trois pieds de diamètre et de cent ou de cent cinquante pieds de hauteur et qui, depuis des siècles, résiste victorieusement à toutes les colères des ouragans de même qu’à tous les assauts des éléments réunis, ne pouvoir résister plus de quelques minutes à l’attaque d’un bûcheron et de sa hache, on sent que l’homme est bien le maître du reste de la nature ; et que, pourvu qu’il y mette le temps voulu et avec l’aide de son génie, rien ne lui est impossible.

Un spectacle du genre de celui que nous venons de décrire se serait offert aux regards de quiconque se fut trouvé sur les bords de la rivière Coaticook, au pied du rapide dont nous avons parlé dans un précédent chapitre et le lendemain du jour où les deux compagnons étaient arrivés en cet endroit.

Le bûcheron était notre ami Roger Chabroud. La tête haute, son torse élancé bien droit, les jambes bien campées, il maniait la hache comme les plus habiles travailleurs de la forêt. Les coups retentissaient drus et forts. Les copeaux volaient et s’éparpillaient, couvrant le sol autour de lui et, à de courts intervalles, un autre arbre venait s’ajouter à ceux déjà abattus.

Pendant que Roger abattait les arbres et les dépouillaient de leurs branches, Le Suisse coupait, taillait et façonnait les troncs que, tous les deux, ils traînaient ensuite à l’endroit où ils voulaient ériger leur hutte ; car ils étaient en train de reconstruire leur cabane détruite par la foudre.

Ils travaillèrent toute la journée comme deux mercenaires, ainsi que le lendemain. Quand vint le soir du troisième jour, la hutte, bien que loin d’être terminée, était habitable. Les deux compagnons s’étaient contentés d’ériger quatre murs, faits de troncs d’arbres superposés, surmontés d’un toit fait de troncs plus petits, placés les uns à côté des autres et recouverts de branches, d’écorces et de feuilles.

Quand ils prirent possession de leur demeure, la toiture était terminée. Il ne restait plus qu’à boucher les plus larges fentes des murs, à aménager des lits à l’intérieur et à ajouter, à côté de la hutte principale, une espèce d’appentis où ils feraient leur cuisine et prendraient leurs repas.

Mais, ce troisième soir, comme la nuit venait et qu’ils étaient à la veille de se coucher — à la vie qu’ils menaient, ils se levaient et se couchaient avec le soleil — Le Suisse dit à Roger : J’ai cassé quelques noisettes, aujourd’hui, et elles étaient presque mûres ! Cela signifie que demain, il nous faudra être debout au moins une heure avant le jour : voici le temps où les écureuils et les suisses vont commencer leurs récoltes, et nous allons nous mettre à les épier afin de découvrir où ils emmagasinent leurs provisions.

— Comme je n’ai pas d’expérience dans le métier, j’ai bien peur de n’être pas utile à grand’chose, fit Roger.

— Tu vas voir comme ce n’est pas difficile ! Je te montrerai où te placer — car je connais tous les bosquets de noisetiers des environs — et tu n’auras qu’à suivre les petits animaux quand tu les verras partir la bouche pleine d’amandes. Tu auras bien soin, cependant, de les suivre de loin et sans faire de bruit, car les petites bêtes ont l’oreille fine. Rappelle-toi, aussi, que les écureuils ont d’ordinaire leur cachette dans un arbre creux et qu’ils ne descendent à terre que quand ils ne peuvent absolument pas faire autrement ; tandis que les suisses, eux, ont, le plus souvent, leur cachette dans un trou qu’ils se creusent dans la terre, et qu’ils ne grimpent pas plus souvent aux arbres que les écureuils ne descendent à terre. Donc, quand tu verras un écureuil ou un suisse partir avec sa charge d’amandes pour aller les porter dans sa cache, ne bouge pas ; suis-le seulement des yeux pendant aussi longtemps que tu le pourras et, quand tu l’auras perdu de vue, va te placer aussi près que possible de l’endroit où tu l’auras vu disparaître. En allant comme en revenant, ils passent toujours par le même chemin ; à son deuxième voyage, tu cours une grande chance de découvrir son magasin. Si, dans tous les cas, tu ne le découvres pas au deuxième, recommence le stratagème tant que tu ne l’auras pas vu disparaître dans sa retraite. Quand tu seras certain d’avoir découvert son magasin, remarques-en bien le site, afin d’être certain de pouvoir le retrouver plus tard ; et recommence dans un autre endroit avec un autre écureuil ou avec un autre suisse.

Pendant que Le Suisse donnait ces instructions à son compagnon, les deux hommes avaient préparé leurs lits et s’étaient couchés. Bientôt la voix de Le Suisse se tut ; et l’on n’entendit plus, mêlé au grondement du rapide et au murmure d’un petit ruisseau qui coulait près de leur hutte, que la respiration égale des deux hommes, indiquant qu’ils dormaient profondément.