Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 175-186).

XXV

OHQUOUÉOUÉE SE MET EN ROUTE

Après qu’Ohquouéouée eut quitté Roger, de la manière que nous avons vue dans un précédent chapitre, elle avait marché jusqu’à ce qu’elle fût certaine que le jeune homme l’avait bien perdue de vue ; puis, faisant un détour, elle était revenue sur ses pas et s’était cachée dans un fourré, à une courte distance du jeune chasseur qu’elle ne quittait qu’à regret.

De l’endroit où elle était cachée, l’Indienne pouvait voir Roger et suivre tous ses mouvements sans que celui-ci ne puisse soupçonner sa présence. Elle resta là, dans une contemplation muette, tant que le jeune homme demeura immobile, dans l’attitude d’une personne à qui l’on vient d’arracher une partie de son être, et qui reste toute désemparée, ne sachant que faire. Puis, quand il se mit en marche vers la rivière, elle le suivit de loin, se tenant toujours à la même distance ; assez près de lui pour ne pas le perdre de vue, assez loin pour ne pas être vue de lui, tant qu’il fût seul.

Elle le vit arriver au bord de la rivière et s’asseoir au pied d’un arbre, les genoux relevés, un coude appuyé sur le genou et le front dans la main, et rester longtemps dans cette position, immobile. Puis, peu à peu, elle vit son corps s’affaisser ; il allongea les jambes et son coude glissant de son genou, alla s’appuyer sur la mousse qui entourait le pied de l’arbre sous lequel il était assis. Un peu plus tard, ce fut sa tête qui, de cette mousse, se fit un oreiller. Et Ohquouéouée s’aperçut alors que Roger dormait profondément.

Marchant avec précautions, afin de ne pas l’éveiller, la jeune Indienne se rapprocha et vint s’asseoir tout près du Canadien. Elle mit sa main sur son front… sur ses yeux… sur sa bouche. Elle se coucha sur la mousse et mit son visage tout près de celui du jeune homme

Au même instant, les lèvres du dormeur s’entr’ouvrirent et esquissèrent un sourire… À quoi rêvait Roger ?

Il y avait déjà longtemps qu’Ohquouéouée était là, surveillant le sommeil du jeune Blanc, heureuse et satisfaite de se sentir près de lui, quand, tout à coup, elle se mit prestement sur ses pieds et, en courant mais sans froisser une branche ni une feuille, légère et gracieuse comme une sylphide, elle s’enfuit dans un fourré voisin, où elle se blottit. Son oreille, appuyée au sol, avait perçu le bruit des pas de Le Suisse qui s’en revenait de la source.

Elle vit le nouveau venu réveiller Roger, après quoi les deux hommes préparèrent et mangèrent leur repas. Puis, quand Roger, prenant son arc et ses flèches, partit en descendant le cours de la rivière, elle le suivit encore. Elle ne le perdit pas de vue, pendant tout le temps qu’il chassa. Puis elle revint avec lui vers le camp, restant cachée dans les environs tant que dura le jour.

Quand les ténèbres vinrent, elle s’éloigna un peu, afin de se chercher un endroit pour dormir. Mais, quand le jour reparut, le lendemain, Ohquouéouée avait repris son poste d’observation. Elle vit les deux hommes s’éveiller, puis Le Suisse s’éloigner dans la direction de la source.

Quand Roger se baigna, l’Indienne se rapprocha de la berge et, entre les branches touffues, ses regards remplis d’admiration le suivirent pendant le temps qu’il prit ses ébats dans la rivière. Quand elle vit qu’il se préparait à sortir de l’eau, elle retourna prendre son poste dans le fourré, et elle ne s’éloigna définitivement que quand Le Suisse fut de retour de la source, vers midi.

Une fois en route, la jeune Indienne marcha sans arrêt pendant tout l’après midi. La nuit venue, elle se blottit dans le creux d’un arbre et y dormit jusqu’au moment où les oiseaux, en entonnant leur hymne matinal, lui firent ouvrir les yeux.

En s’éveillant, elle sentit qu’elle avait faim : elle n’avait pas mangé depuis deux jours. Il lui fallait donc, de toute nécessité si elle voulait avoir la force de poursuivre son chemin, se procurer de la nourriture.

Sans une minute d’hésitation, elle enleva les cordons de ses mocassins, qui étaient faits de nerfs de caribou, et elle les noua de manière à en faire deux nœuds coulants. Puis elle tendit ces deux collets dans des fourrés voisins, dans l’espoir de prendre quelque lièvre ou perdrix. Ensuite elle se mit à parcourir les environs, dans le but de découvrir quelques végétaux comestibles.

Comme tous ceux de sa race, Ohquouéouée connaissait toutes les sortes d’herbages et toutes les racines qui peuvent servir de nourriture. Heureusement, aussi, que l’on était en pleine saison des fruits.

Dans les endroits où le soleil, en pénétrant au pied des arbres, y avait fait croître un peu d’herbe, elle trouva quelques fraises de bois, longues et pointues, à l’extérieur d’un beau rouge clair, à la chair d’une blancheur de neige et très sucrée, qu’elle mangea avec infiniment de plaisir. Un peu plus loin, dans une petite clairière ouverte par un énorme chêne qui, en s’écroulant de vieillesse, avait entraîné plusieurs autres arbres dans sa chute, des framboisiers achevaient de mûrir leurs fruits au soleil. L’Indienne en cueillit plusieurs poignées, qu’elle avala, comme les fraises, avec délices.

En revenant de la clairière, elle passa par ses collets. Dans le premier, elle trouva un lièvre qui, bête comme tous ses congénères, avait probablement fait plusieurs milles à sa plus grande vitesse pour venir se prendre dans le piège que la jeune fille lui avait tendu.

À partir de ce moment, notre voyageuse n’eut plus d’inquiétude au sujet de la nourriture.

En traversant un ruisseau, le soir précédent, elle avait ramassé deux fragments de silex, qu’elle avait emportés avec elle. Après avoir regardé autour d’elle pendant quelques minutes, elle aperçut un érable dont le pied était en train de se changer en tondre. Elle s’approcha de cet arbre et, en frappant ses deux pierres l’une contre l’autre, elle fit jaillir quelques étincelles, qui volèrent sur le bois pourri ; puis elle se mit à souffler dessus et, en peu d’instants, elle eût fait jaillir la flamme.

Continuant ses préparatifs, elle arracha des fragments de tondre enflammés, les plaça au pied et entre deux grosses racines d’un autre arbre, empila par dessus des petits morceaux de bois sec et, cinq minutes après avoir trouvé le tondre, elle avait un bon feu. Quand elle eut débarrassé le lièvre de sa peau et de ses intestins, elle le fit cuire et le mangea, terminant ainsi un bon repas qu’elle avait commencé par le dessert.

Puis elle se remit en route et, un peu avant le coucher du soleil, après avoir marché sans s’arrêter toute la journée, elle atteignit le Richelieu, à trois ou quatre lieues de son embouchure.

À la vue de l’eau claire et limpide, la jeune fille éprouva, comme Roger la veille, le désir de s’y baigner. Promptement, elle enleva ses vêtements et se plongea dans la rivière.

Elle aussi nageait comme un poisson. Elle aussi offrait le plus charmant tableau, descendant le courant et le remontant, plongeant, ou bien lorsque, sortant de la rivière, son corps jeune, pur et tout ruisselant d’eau, brillait au soleil comme s’il eût été de bronze poli.

Roger, quand il était sorti de l’eau, la veille, eut rappelé un marbre antique qu’un souffle de vie serait venu animer ; mais en voyant Ohquouéouée sortir de la rivière et s’arrêter, écoutant, immobile, à un bruit quelconque de la forêt, on eût dit une déesse de l’Olympe coulée dans le bronze.,

Quand elle se fut bien rafraîchie, Ohquouéouée sortit de l’eau, se rhabilla et chercha une place pour y passer la nuit. Le lendemain, au lever du soleil, elle se remettait en route, suivant, en la remontant, la rivière Richelieu.

Elle marcha toute la journée et les jours suivants, ne s’arrêtant que pour se procurer la nourriture nécessaire à l’entretien de ses forces, comme nous l’avons vue faire le premier jour. Le nuit venue, elle se couchait n’importe où : dans le creux d’un arbre, entre deux grosses racines de quelque vieil arbre ou sous un rocher incliné. Peu lui importait ; car on était dans la belle saison, la température se maintenait au beau, et coucher à la belle étoile était un plaisir.

Quant aux bêtes des bois, elle n’en avait cure. Elle n’éprouvait pas le moindre sentiment de crainte à leur égard. De leur côté, les bêtes, averties par leur instinct qu’elles n’avaient rien à craindre de la part de l’Indienne, ne s’occupaient pas plus d’Ohquouéouée que si elle eût été une des leurs.

Un jour, comme elle marchait sur la grève du Richelieu, elle arriva à un endroit où une famille de chevreuils, composée du père, de la mère et de deux petits, étaient en train de s’abreuver à vingt pieds du bord. Au léger bruit que firent les pas de la jeune fille marchant sur le sable, le mâle releva la tête, la regarda fixement l’espace d’une couple de secondes, puis se remit tranquillement à boire. La femelle et les faons ne relevèrent seulement pas la tête quand elle passa vis-à-vis d’eux.

Une autre fois, elle était alors rendue le long du lac Champlain, en s’éveillant un matin, elle sentit une chaleur moite le long de son corps. Étendant le bras, sa main rencontra quelque chose de velu ; elle ouvrit les yeux et aperçut un ourson couché près d’elle, le museau sous le bras de celle qu’il avait adoptée pour compagne pendant son sommeil. La jeune fille le caressa un moment, mais l’ourson devenant trop familier, elle le repoussa un peu brusquement, ce qui fit pousser un léger cri à l’animal. L’ourse était à une vingtaine de pas plus loin, en train d’allaiter son autre petit. Elle fit entendre un grognement qui rappela son ourson près d’elle, et l’Indienne, se levant, reprit son chemin.

L’ours était l’animal le plus dangereux qu’elle rencontra pendant tout le cours de son voyage. De loups, il n’y en avait pas dans ces forêts. Les trappeurs rencontraient bien, très rarement il est vrai, dans les montagnes de la Nouvelle-York que la jeune fille dut traverser dans une bonne partie de sa longueur, une espèce de félin d’assez grande taille, qu’ils désignaient sous le nom de panthère. C’était une sorte de grand chat sauvage, à la fourrure d’un jaune sale, très féroce, très destructeur et qui n’hésitait pas, même seul et malgré la croyance contraire des naturalistes, à s’attaquer aux êtres humains. Mais, soit que ce fût simple bonheur, soit qu’il ne se trouvât aucun de ces animaux le long du chemin qu’elle parcourut — ces panthères, ou cougars, habitaient surtout beaucoup plus au sud et à l’ouest — toujours est-il que, pendant toute sa longue randonnée, Ohquouéouée n’en rencontra pas un seul.

La jeune Indienne se guidait, dans ces immenses forêts, par une sorte d’instinct naturel. Quand elle partit du Saint-François, elle se dirigea d’abord directement vers le soleil couchant ; mais elle s’aperçut bien vite que cela la rapprochait trop du fleuve. Alors elle changea de direction et se mit à marcher un peu plus vers le sud-ouest.

Le soir du jour où elle avait, pour de bon, quitté les deux chasseurs blancs, elle atteignit la rivière Yamaska et, avant de la traverser, elle hésita :

« C’était peut-être là la rivière qu’il lui fallait suivre pour retourner dans son pays ?… » Mais, après avoir réfléchi, elle ne la trouva pas d’un volume assez considérable pour venir de si loin. Elle la traversa donc, puis continua sa route, en laissant cette rivière sur sa gauche.

Quand, vers la fin du deuxième jour, elle arriva sur le bord du Richelieu, elle le reconnut aussitôt pour la rivière qu’elle avait descendue lorsqu’elle était prisonnière des Algonquins. Elle se mit donc à la suivre, en la remontant, jusqu’à ce qu’elle eut atteint le lac Champlain.

Un jour, il y avait alors plus d’une semaine qu’elle avait quitté les deux Blancs sur le bord du Saint-François, vers la fin de l’après-midi, Ohquouéouée s’aperçut qu’elle arrivait à l’extrémité d’une longue presqu’île s’avançant dans le lac Champlain, lequel elle ne venait que d’atteindre. Depuis la veille, elle remarquait que la rivière qu’elle suivait s’élargissait peu à peu ; que le courant, qui avait graduellement diminué de vitesse, était maintenant presque nul ; et qu’elle était arrivée le long d’un lac qui ne pouvait être autre que celui qu’elle avait traversé dans sa longueur, en compagnie des Algonquins, avant de s’engager dans la rivière qu’elle venait de remonter pendant plusieurs jours.

Jusque là, elle avait suivi la rive droite du Richelieu ; et, pour ne pas avoir la peine de traverser cette rivière, elle avait l’intention de contourner le lac Champlain en longeant la rive orientale. Mais, à son grand désappointement, elle venait de s’apercevoir que la presqu’île sur laquelle elle s’était engagée s’avançait assez loin dans le lac, et qu’il lui faudrait nécessairement revenir sur ses pas afin de contourner la baie qui la formait.

Elle traversa donc la presqu’île, afin de découvrir si la baie était bien large et si elle s’avançait bien avant vers le nord ; mais, en sortant du bois sur la grève, elle vit qu’elle s’étendait vers le nord, c’est-à-dire dans la direction d’où elle était venue, beaucoup plus loin que sa vue pouvait atteindre.

Cette constatation la rendit perplexe. « Allait-elle faire le tour de la baie ? Ou bien, allait-elle revenir sur ses pas jusqu’à ce que la rivière soit assez étroite pour qu’elle puisse la traverser à la nage, pour, ensuite, reprendre la direction sud en longeant la rive ouest du lac ? »

En revenant sur ses pas, elle savait qu’il lui faudrait marcher près de deux jours avant de trouver un endroit, vis-à-vis une île qu’elle avait remarquée en venant et qui, séparant la rivière en deux branches à peu près égales, lui permettrait de s’y prendre en deux fois, en se reposant sur l’île, pour atteindre l’autre rive, tandis qu’elle ignorait combien de temps il lui faudrait pour faire le tour de la baie.

Afin de s’en assurer, elle se mit à chercher un arbre plus haut que les autres, sur lequel elle pourrait monter et d’où elle verrait le fond de la baie ; ce qui lui permettrait de juger du temps qu’il lui faudrait pour la contourner.

Après avoir cherché quelques instants, elle aperçut un pin géant dont la tête dépassait tous les arbres environnants. Elle s’en approcha vivement ; mais, rendue au pied, elle vit que son énorme tronc, nu et sans autres aspérités que celles qu’offrait son écorce écailleuse, s’élevait jusqu’à une soixantaine de pieds du sol avant que sa tête ne s’épanouît en forme de cône. Elle ne pouvait songer à grimper le long de cette colonne.

L’Indienne allait s’éloigner pour chercher un autre arbre, plus accessible, quand elle découvrit, à une vingtaine de pieds du pin, un érable dont une des maîtresses branches allait se perdre dans le sommet touffu du premier arbre. Une épinette branchue poussait à côté de l’érable et confondait ses rameaux avec les branches de ce dernier.

En un clin d’œil, agile comme un écureuil, Ohquouéouée eût escaladé l’épinette, en se servant de ses branches comme d’échelons, et elle se trouvait sur la branche de l’érable qui s’étendait jusqu’aux basses branches du pin. Elle se glissa le long de cette branche et, deux minutes plus tard, elle était rendue au sommet du pin, élevé au moins d’une cinquantaine de pieds au-dessus de tous les arbres environnants.

Tournant ses regards vers le nord, elle vit que la baie qu’elle croyait pouvoir contourner s’étendait à perte de vue dans cette direction. La pauvre enfant était à l’entrée du passage qui conduit à cette partie du lac Champlain qui se nomme aujourd’hui la baie de Missisquoi, nappe d’eau qui s’étend vers le nord jusqu’à une vingtaine de milles de l’endroit où Ohquouéouée se trouvait en ce moment.

Se tournant dans la direction opposée, elle vit que la rive occidentale du lac s’étendait, sans qu’elle pût y distinguer de baie bien profonde, aussi loin vers le sud que sa vue pouvait porter. Elle décida donc de revenir sur ses pas, de traverser le Richelieu et de suivre la rive ouest du lac Champlain.

Sans perdre de temps, elle redescendit à terre et, comme la nuit approchait, elle s’éloigna un peu du lac afin de trouver un endroit sec pour y passer la nuit.

Le lendemain, de grand matin, elle se remettait en route, refaisant, en sens inverse, le chemin qu’elle avait parcouru la veille. Le deuxième jour, elle traversait la rivière à la nage et, le jour suivant celui-là, elle était revenue, mais sur la rive ouest du lac, à peu près à la hauteur de la pointe où elle avait dû rebrousser chemin.

Ce changement d’itinéraire lui avait fait perdre trois jours. Pendant les jours qui suivirent, elle continua sa route, longeant toujours la rive ouest du lac Champlain, qu’elle suivit jusqu’à son extrémité méridionale. Elle fit le tour du marécage qui séparait alors le lac Champlain du lac Saint-Sacrement, aujourd’hui lac George et, le trentième jour après son départ du Saint-François, elle atteignait la rivière Hudson. Elle franchit encore cette rivière à la nage, à un endroit où une petite île, au milieu du courant, lui permettait de ne pas la traverser toute d’une seule traite, et, deux jours plus tard, elle arrivait dans son village.