Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 94-101).

XIV

LES COUREURS DE BOIS CANADIENS

Le lecteur ne doit pas être surpris de la facilité avec laquelle Roger accepte toutes les propositions de l’Algonquin.

En premier lieu, il ne faut pas perdre de vue l’entourage au milieu duquel le jeune homme, qui, en fin de compte, n’était encore qu’un enfant, avait grandi. Depuis sa plus tendre enfance, les sauvages, surtout les Algonquins, ces fidèles alliés des Français, avaient toujours été mêlés aux récits qu’il avait entendus. Que ce fût des récits de pêche ou de chasse, de guerre, de voyages ou d’autres aventures, les sauvages y avaient toujours joué un rôle important.

De plus, il avait affaire à un chef ; et il était habitué de voir les chefs sauvages traiter d’égal à égal avec les plus hauts officiers de la colonie. Les gouverneurs eux-mêmes ne croyaient pas déroger en discutant, dans les conseils et hors des conseils, les affaires les plus graves avec les chefs des tribus sauvages.

Et puis Acaki, à qui Roger avait affaire, était un homme d’une haute intelligence, retors et sans scrupules. Il n’est donc pas étonnant qu’il eut, dès les premiers instants de leur rencontre, acquis un grand ascendant sur le jeune Canadien.

Il ne faut pas être surpris, non plus, du fait que Roger avait abandonné ses parents sans le moindre avertissement, comme il l’avait fait, et en les laissant dans la plus cruelle incertitude. Ce fait se produisait assez souvent dans la colonie, surtout parmi les Canadiens. Nous appelons : Canadiens, les hommes nés au Canada, par distinction d’avec ceux venus de France qui continuaient toujours de se considérer comme Français.

Les jeunes Canadiens, nés à l’ombre des immenses forêts qui couvraient tout le pays, grandissaient en respirant les fortes senteurs qui s’en émanaient ; si bien que, parvenus à l’adolescence, ces effluves s’étaient si bien imprégnées dans leur sang qu’ils étaient dominés par la nostalgie des grands bois. Il n’était rien qu’un jeune Canadien de cette époque ne désirât autant que de se faire coureur de bois.

On appelait : « Coureurs-de-bois », ceux qui abandonnaient la civilisation pour, en compagnie des sauvages, parcourir les grands bois, les rivières et les lacs ; pêchant, chassant, guerroyant, faisant la traite des pelleteries et qui, à travers tout cela, ouvraient les voies à la civilisation.

Quelques-uns, parmi ces coureurs de bois, perdaient, au contact des sauvages, le peu de civilisation qu’ils possédaient au départ, épousaient des sauvagesses et devenaient plus sauvages que ceux avec qui ils vivaient. Mais la plupart, après quelques temps de cette vie, revenaient à leurs foyers, y retrouvaient leurs anciennes habitudes et redevenaient de bons et utiles citoyens. D’autant plus utiles que leur connaissance de la vie des sauvages les rendait des plus aptes à traiter avec ceux-ci, et que leur habitude de la forêt, la connaissance étendue qu’ils avaient acquise du pays en général et plus particulièrement du système des eaux canadiennes — seuls moyens de communication qui existaient alors au Canada — les mettait à même d’entreprendre les voyages les plus longs et les plus difficiles, que ce fût en canot ou à la raquette, pour aller rencontrer ceux avec qui ils voulaient traiter dans les parties les plus reculées du pays.

Ces différentes qualités, que l’on peut sans crainte qualifier d’essentiellement canadiennes, les mettaient en état de rendre d’immenses services aux habitants de la colonie dans leurs relations avec les différentes tribus sauvages. Et tout en rendant ces services à leurs contemporains, les coureurs de bois en rendaient un bien plus grand à leur race, en fondant des familles tellement nombreuses que leurs descendants se répandent maintenant dans tout le nord de l’Amérique.

En effet, quelle est la famille canadienne — nous voulons parler des familles dont les ancêtres vinrent s’établir au Canada sous la domination française — quelle est la famille canadienne, disions-nous, qui ne compte parmi ses ancêtres quelques-uns de ces hardis coureurs de bois, à l’ossature de hercules, mais qui de leur vie n’eurent sur leurs os une once de chair superflue ; aux muscles de fer et aux nerfs d’acier ; forts comme des ours, souples et agiles comme des chats sauvages ; plus rusés et plus habiles dans la forêt que les sauvages, plus braves à la guerre que les Français eux-mêmes. Aussi capables de défricher et de faire fructifier leur lopin de terre, que de partir de Québec au mois de janvier pour aller porter une dépêche au lac Supérieur, et d’en être revenus au mois de février ?

Quelle est, nous le répétons, la famille canadienne qui n’ait le droit de s’enorgueillir de quelques-uns de ces héros parmi ses ascendants ?

Bien que ces coureurs de bois aient été d’une grande utilité à la colonie, l’attrait de la forêt était si grand pour les jeunes Canadiens que les autorités avaient dû prendre des mesures pour empêcher que toute la jeunesse, c’est-à-dire le meilleur élément de la population, ne prît le bois. Une de ces mesures avait été d’interdire aux habitants de la colonie de s’éloigner des habitations pour plus de vingt-quatre heures sans s’être, au préalable, procuré un permis signé par le gouverneur.

Les parents, de leur côté, préféraient garder leurs fils avec eux plutôt que de les voir s’enfoncer dans la forêt, d’où ils n’étaient jamais sûrs de les voir revenir.

Dans le cas de Roger Chabroud, il lui aurait donc été bien inutile de demander à son père la permission de partir avec les Algonquins, car son père la lui eut certainement refusée. Et la lui eût-il accordée, qu’il eût été impossible au jeune homme, sans appui et sans relations comme il l’était, de se procurer un permis du gouverneur pour s’absenter dans la forêt pour plus de vingt-quatre heures ; ces permis étaient en nombre limité, ne se donnaient qu’à ceux qui faisaient officiellement le commerce des pelleteries, et valaient une forte somme chacun.

Le plus simple avait donc été, pour notre héros, de faire comme il avait fait et comme faisaient tous les jeunes Canadiens de l’époque qui ne pouvaient résister à l’attrait des grands bois : partir sans tambour ni trompettes et revenir quand il le pourrait.

Le troisième jour après la chasse que nous avons racontée dans le chapitre qui précède, la bande des Algonquins, accompagnée de Roger, arriva en vue de leur bourgade, qu’ils avaient quittée au milieu de l’été pour aller porter la guerre dans cette partie du Canada qu’on appelle l’Acadie.

Cette bourgade était située au confluent de la rivière Saint-Maurice et de la rivière Mattawin, que les sauvages appelaient, comme on l’a vu dans le récit d’Ohquouéouée à Roger : Matwedjiwan ; c’est-à-dire : Eau-qui-coule-en-faisant-du-bruit, et d’après laquelle ils avaient nommé leur bourgade.

Parvenue à environ un demi-mille de la bourgade, la bande atterrit et, après avoir tiré les canots sur la grève, les sauvages continuèrent leur route à pied. Quand ils eurent parcouru environ la moitié de la distance qui les séparait du village, ils s’arrêtèrent et un des guerriers, se détachant du reste de la bande, continua d’avancer seul, jusqu’à ce qu’il ne fût plus qu’à une couple de cents pas des premières cabanes.

Rendu là, il s’arrêta à son tour et, élevant la voix, il poussa un cri aigu et prolongé, qu’il répéta autant de fois qu’il manquait de guerriers, de ceux qui étaient partis quatre mois plus tôt.

Quand il eut fini, la bande reprit sa marche, à la file indienne, c’est-à-dire, un par un, et ils pénétrèrent dans le village en gardant le plus morne silence, silence que se gardèrent bien de troubler les habitants de la bourgade.

Puis chaque guerrier se retira dans sa cabane.

Alors les femmes, les enfants et tous les parents de ceux qui avaient péri au cours de l’expédition se répandirent dans les sentiers qui serpentaient parmi les cabanes du village, et ils donnèrent libre cours à leur douleur, en pleurant et en se lamentant à haute voix.

Pendant tout le reste de la journée, ce ne fut que pleurs, gémissements et cris de toutes sortes. Ici, une femme, après avoir gémi quelques temps, se mettait à chanter les vertus de son mari défunt. Là, un fils poussait une suite de hurlements horribles, puis il se mettait à débiter, de sa voix la plus forte, une harangue où il louait les qualités guerrières de son père, resté en pays ennemi. Ensuite, il reprenait les hurlements par lesquels il avait débuté et, quand il était à bout d’haleine, il se mettait à exécuter toutes sortes de grimaces et de contorsions, lesquelles étaient censées illustrer les tourments qu’il ferait subir à ceux qui avaient tué son père, si jamais il mettait la main sur eux. Plus loin, une jeune fille, de sa voix douce et mélodieuse, chantait la beauté et la tendresse du fiancé qu’elle ne verrait plus.

Cela dura jusqu’au crépuscule.

Mais quand les ombres de la nuit commencèrent à confondre les cabanes du village avec les arbres de la forêt, l’on vit une file de jeunes sauvages, suivis de plusieurs femmes portant chacune un lourd fardeau, pénétrer dans le village et se diriger vers un vaste espace au centre de la bourgade.

C’étaient les chasseurs de la tribu revenant de la forêt, et les femmes rapportant le gibier laissé dans les canots par les guerriers à leur arrivée. Ces gibiers comprenaient, outre ce qui restait de l’orignal tué par Roger, trois chevreuils, un ours et nombre de lièvres et de perdrix.

D’autres femmes avaient allumé de grands feux, et quand les provisions arrivèrent, les chaudières étaient prêtes pour les recevoir.

Les sauvages de cette époque n’avaient qu’une manière de préparer leurs viandes. Cette préparation consistait à faire rôtir les animaux entiers devant de grands feux, puis, après les avoir découpés en morceaux, à les faire bouillir dans de grandes chaudières, où tout le monde venait se servir, chacun selon son goût.

Quand la nuit fut tout à fait venue, le festin commença. Puis quand tout le monde se fut rassasié, l’on alluma les calumets et chacun se mit à raconter les prouesses qu’il avait accomplies au cours du voyage ; en attendant que le chef fit officiellement part au conseil des anciens des résultats de l’expédition.

Mais tout a une fin en ce monde, même les festins des sauvages. Il vint un temps où tous les convives eurent assez mangé, assez fumé, assez raconté ou écouté, selon le cas. Alors chacun réintégra sa cabane, puis la paix et le silence régnèrent sur le village.

Quand les sauvages s’éveillèrent, le lendemain matin, il neigeait à plein ciel. La terre était déjà toute blanche.

La neige continua de tomber à gros flocons pendant toute la journée et quand vint le soir, la forêt et les sentiers de la bourgade étaient couverts d’un tapis de neige d’un demi-pied d’épaisseur.

Alors il se mit à venter du nord et à faire froid. Les jours suivants, les rivières et les lacs se couvrirent de glace. Puis il se remit à neiger et ce fut l’hiver.