Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 86-94).

XIII

LE VOYAGE

Pendant que ses parents le cherchaient et le demandaient à tous les échos du fleuve et de la forêt, Roger passait tranquillement la journée sur l’île d’Orléans, en compagnie de ses nouveaux amis les Algonquins.

La partie de l’île où ils étaient campés était, à cette époque, couverte de chênes. Comme on était à la fin d’octobre et qu’à cette saison les fortes gelées font tomber les glands, les sauvages passèrent la journée, quand ils ne dormaient pas, à chercher des noix parmi les feuilles mortes dont le sol était couvert, et à les manger. Ces amandes remplaçaient, pour eux, la farine de maïs dont ils manquaient depuis quelques jours ; la provision dont ils s’étaient munis en partant pour leur expédition étant épuisée.

Quant à Roger, il passa la journée en compagnie du chef, qui mettait toute son adresse pour entrer plus avant dans la confiance du jeune homme, conversant, mangeant et dormant ; une partie de la nuit passée en canot à manier l’aviron l’avait fatigué et il avait besoin de repos.

Vers cinq heures de l’après midi, la mer achevant de baisser et le courant étant presque nul avant de se mettre à remonter avec le flux, Acaki donna le signal du départ. Toute la bande s’élança vers les canots et, cinq minutes plus tard, chacun maniait l’aviron de toutes ses forces.

Il leur fallut cependant ramer en silence et en évitant soigneusement de faire le moindre bruit, soit en faisant grincer l’aviron contre le côté du canot, soit en frappant la surface du fleuve avec le plat de l’aviron ou en faisant voler l’eau en l’y plongeant ou en le retirant. Il est peut-être superflu d’ajouter que chacun s’abstenait de parler, même à voix basse.

La flottille se dirigea d’abord vers la rive sud, afin de mettre la pointe de Lauzon entre eux et Québec. Car, bien qu’il fit déjà sombre, ce n’était pas encore la nuit complète. Ils continuèrent de longer la rive sud jusqu’à ce qu’ils eussent débouché dans l’estuaire que forme le Saint-Laurent entre le cap Diamant et l’île d’Orléans, et qui constitue le port de Québec.

Quand ils débouchèrent sur cette nappe d’eau, la nuit était venue ; nuit sombre et sans étoile, qui ne permettait pas de voir à dix pas devant soi. Les sauvages, prenant alors le centre du fleuve, continuèrent de ramer de toutes leurs forces et toujours sans le moindre bruit. On eût dit une flottille de canots fantômes. Ils dépassèrent Québec sans que personne n’eût eu connaissance de leur présence.

Ils continuèrent de ramer ainsi toute la nuit, malgré qu’à partir de minuit la mer se fut mise à baisser et que le courant eut été contre eux. Quand le jour parut, ils avaient dépassé la pointe du cap Rouge, et ils ne pouvaient plus être aperçus de Québec, ni même de Sillery.

Ils entrèrent alors dans une petite baie où ils atterrirent. Et tout le monde étant exténué de fatigue, chacun s’installa le plus commodément qu’il put pour dormir. Car il n’était pas question de manger ; les provisions étaient épuisées et l’on était encore trop près des habitations des Blancs pour se risquer à faire la chasse, ou même à allumer du feu.

La bande resta cachée le reste de la nuit et toute la journée du lendemain. Puis, le soir venu, elle, se remit en route, profitant toujours de la marée montante pour suivre le courant.

Les sauvages étaient maintenant assez éloignés des endroits habités pour ramer avec moins de précautions et plus de force, ce qui rendait leur marche beaucoup plus rapide. Si bien que, quand la mer eut fini de monter et que le courant se mit à redescendre le fleuve, ils avaient dépassé l’endroit où est aujourd’hui Portneuf. Ils tirèrent alors les canots sur la grève, à l’embouchure d’une petite rivière, et ils campèrent pour le reste de la nuit.

Aussitôt le jour venu, les uns partirent pour la chasse, d’autres se mirent à pêcher dans la rivière pendant que quelques-uns ramassaient du bois sec et allumaient de grands feux. La matinée n’était pas bien avancée que tout le monde se mettait à dévorer un plantureux repas, consistant en truites, perdrix, lièvres, et un chevreuil qu’un des chasseurs avait rapporté ; le tout rôti, puis bouilli, suivant la coutume sauvage.

Quand chacun eut bien mangé, l’on se remit en route et l’on vogua jusqu’au soir. Le lendemain, à la pointe du jour, les sauvages reprenaient l’aviron et, le soir, ils campaient à un peu plus d’une lieue des Trois-Rivières.

Ils dépassèrent cette dernière place comme ils avaient dépassé Québec ; mais sans avoir à s’occuper du flux, car, aux Trois-Rivières, la marée ne se fait pas assez sentir pour changer la direction du courant.

Quand la nuit fut revenue, après qu’ils se furent reposés toute la nuit et le jour suivant leur arrivée, ils se remirent en route. Vers les dix heures, la flottille s’engageait dans la rivière Saint-Maurice et, nageant toujours sans bruit et laissant les habitations derrière eux, quand le jour reparut, ils étaient assez loin des Trois-Rivières pour pouvoir passer la journée et la nuit suivante à l’endroit où ils se trouvaient, sans crainte d’être dérangés.

Le reste du voyage se fit en jouant. Les sauvages ne chassaient et ne pêchaient que juste assez pour se nourrir.

Roger était enchanté de ses nouveaux compagnons. Pendant tout le cours du voyage, ils lui avaient épargné toute espèce de fatigue. En marche, ils lui abandonnaient toujours le milieu du canot, et il ne maniait l’aviron qu’en autant que cela lui plaisait. Aux campements, il n’avait qu’à manger et à se reposer, car on n’exigeait aucun travail de lui, que ce fût pour préparer le feu ou les aliments.

Aussitôt à terre, s’il n’était pas trop fatigué, Roger prenait un arc et un carquois rempli de flèches, qu’un sauvage rapportant les armes d’un camarade tué au cours de l’expédition lui avait prêtés, et il allait faire un tour dans la forêt. Malgré que dans ces tournées de chasse il ne fut jamais longtemps absent, il ne revenait jamais sans quelque gibier, ce qui affermissait sa popularité et son prestige parmi les sauvages.

Cependant, notre jeune aventurier désirait ardemment rencontrer quelque gros gibier, afin d’émerveiller encore une fois les Algonquins par son adresse au fusil. L’occasion n’allait pas tarder à se présenter.

Un matin — ils avaient alors dépassé les Trois-Rivières depuis deux jours — à l’aube, le chef vint éveiller Roger, qui était loin d’être un des plus matineux de la bande, et lui fit signe de le suivre. Le jeune homme se leva en se frottant les yeux et, prenant son fusil, il suivit son guide jusqu’à une petite éminence surplombant la rivière, à une centaine de verges de l’endroit où ils avaient passé la nuit.

Un peu avant d’atteindre le sommet de cette éminence, Acaki se mit à marcher sur les mains et les genoux, en faisant signe à Roger d’en faire autant. Ils parcoururent une vingtaine de verges de cette manière, et ils arrivaient au sommet, quand Roger vit Acaki allonger ses jambes derrière lui et replier ses bras, abaissant ainsi son corps jusqu’à presque ramper sur le ventre.

Ils continuèrent d’avancer. Roger suivant toujours son guide à une dizaine de pieds de distance et imitant tous ses mouvements, jusqu’à ce que la tête d’Acaki dépassa juste assez le bord de la berge pour que son regard put parcourir une partie de la rive opposée. Une fois là, il fit signe au jeune homme de se rapprocher, puis il lui montra du geste l’autre côté de la rivière.

Roger, en apercevant l’objet pour lequel le chef l’avait éveillé et amené en cet endroit, faillit pousser un cri de joie. Mais il se contint, car juste en face de lui et à bonne portée de fusil, — la rivière en cet endroit n’ayant pas plus d’une cinquantaine de verges de largeur — un superbe orignal, les quatre pieds dans le courant à une dizaine de pieds de la rive opposée, était en train de s’abreuver.

Ramenant son fusil en avant de lui, le jeune homme s’assura que la poudre emplissait bien la lumière et épaula. Mais il ne put s’empêcher, avant de viser pour tirer, d’admirer quelques instants le magnifique gibier qu’il tenait au bout de son arme.

L’orignal devait avoir entendu quelque bruit, — ou était-ce seulement son instinct qui venait de l’avertir qu’un danger le menaçait ? — car il avait brusquement relevé la tête et demeurait campé sur ses membres raidis, immobile comme une statue : la statue de l’attention.

Dans cette attitude, il offrait le plus beau spectacle qu’il fût possible à un chasseur de concevoir.

Le soleil n’était pas encore levé, mais le jour était tout à fait venu. À hauteur de la cime des arbres et suivant les sinuosités de la rivière, une brume diaphane s’élevait avec lenteur. Cette légère vapeur, agissant comme un tamis, ne laissait passer qu’une lumière douce et diffuse, lumière qui aurait fait la joie d’un photographe moderne. Dans cette lumière, l’animal s’estompait sur les arbres de l’autre rive qui, étant pour la plupart des conifères, n’avaient pas perdu leur verdeur. Et le pelage gris-brun de l’orignal se dessinait sur le vert foncé des arbres en lignes nettes et précises, qui le faisait paraître de moitié plus rapproché du chasseur qu’il ne l’était réellement.

Il n’y avait pas un souffle de vent et le silence n’était troublé que par le léger bruit que faisaient, en tombant dans la rivière, les quelques gouttes d’eau qui s’échappaient du mufle de l’animal. Bien que ce dernier fût absolument immobile, on croyait voir vibrer ses muscles et on sentait qu’il était à la veille de prendre son élan vers la forêt.

Soudain, une formidable détonation déchire les échos environnants, et va se répercuter au loin dans la forêt. Comme un cheval trop fougueux que son cavalier retient d’une main trop ferme, l’orignal se cabre, se retourne et fait un bond suprême vers la rive. Mais il retombe, mi-partie sur le gravier, mi-partie dans l’eau.

Acaki, suivi de Roger qui tient son fusil encore fumant à la main, dégringolent la pente qui les amène à la rivière, sautent dans un canot échoué près de là et font force d’avirons vers l’autre rive, où gît l’orignal qui se roidit dans les derniers soubresauts de la mort.

Ils y furent bientôt suivis par d’autres canots remplis de sauvages, que la détonation de l’arme à feu avait attirés.

Tous ensemble, ils s’empressèrent de retirer le gibier de l’eau et de l’étendre sur la grève. Puis ils l’entourèrent et l’un d’eux, toujours en extase devant l’adresse de Roger, fit remarquer aux autres que la balle avait atteint l’animal au défaut de l’épaule. Nul doute que, comme le gibier se présentait de trois quarts et que le tireur était un peu plus élevé que le gibier, la balle avait dû aller droit au cœur.

Pendant que les sauvages se mettaient à écorcher l’orignal et à le dépecer, afin d’en rapporter les meilleurs morceaux, le chef et le jeune Canadien regagnaient le camp.

Arrivés auprès des brasiers mourants, que les sauvages avaient abandonnés en entendant le coup de feu, les deux hommes s’assirent.

Après un moment de silence, le chef dit à son compagnon :

— Mon fils blanc a-t-il un nom ?

— Je m’appelle Roger, répondit celui-ci, jugeant inutile de mentionner son nom de famille.

— Roger ?… Qu’est-ce que cela signifie ?

— Cela signifie : Roger, tout simplement.

Acaki réfléchit quelques minutes et reprit :

— Il faudrait que mon fils blanc eût un nom qui lui appartienne et qui signifiât quelque chose !… Quand nous serons rendus dans mon pays, j’assemblerai le conseil des Anciens, nous te donnerons un nom, puis nous t’adopterons dans notre tribu.

Roger répondit en souriant :

— Bien que le nom que m’ont donné mes parents m’ait suffi jusqu’à présent, je n’ai pas d’objection à ce que vous m’en donniez un autre et à ce que vous m’adoptiez dans votre tribu, pourvu que vous vous en teniez à notre marché.

Le chef réfléchit encore quelques instants, puis, le reste de la bande étant revenu avec les morceaux de l’orignal qu’ils voulaient emporter, il donna le signal du départ.

Dix minutes plus tard, la troupe était en route.