Les anciens couvents de Lyon/19. Feuillants

Emmanuel Vitte (p. 361--).

LES FEUILLANTS



SAINT Benoît, on le sait, a rempli dans nos contrées le rôle des Antoine et des Hilarion dans la Thébaïde, il fut le patriarche des moines d’Occident. Sans nous attarder à retracer sa vie, qu’il nous soit permis de la résumer en ce mot célèbre d’un de nos grands écrivains, Montalembert : « Il fut le législateur du travail et de la vertu. L’ordre qu’il fonda, sur la fin du cinquième siècle ou vers le commencement du sixième, arrêta l’invasion des barbares, fit leur éducation et les transfigura. »

Cinq siècles plus tard, le laisser-aller s’étant introduit dans la règle et le relâchement menaçant de tout envahir, quelques religieux, désireux de revenir à la première observance, se retirèrent à Cîteaux, dans le duché de Bourgogne, au diocèse de Dijon (1098). Saint Robert de Molesmes, saint Albéric, saint Étienne furent les trois premiers supérieurs de ce nouveau monastère. La règle était celle de saint Benoît, avec quelques observances propres à Cîteaux ; l’ensemble était d’une grande sévérité.

Cette sévérité faillit anéantir la nouvelle famille religieuse ; les moines épuises se couchaient dans leur tombe, et personne ne se présentait pour les remplacer. Saint Étienne, troisième supérieur, conjurait le ciel d’étendre sa protection sur l’ordre naissant, il fut exaucé. Un jour, un jeune seigneur, natif de Fontaine, près de Dijon, suivi d’une trentaine de gentilshommes, ses amis, se présenta à la porte du monastère pour demander l’habit religieux. Ce jeune seigneur devait être un docteur de l’Église, le conseiller des papes, l’arbitre des rois, l’éloquent prédicateur de la seconde croisade, le fondateur de Clairvaux, ce devait être saint Bernard. L’ordre, dès lors, alla grandissant. Il commença dans la pauvreté la plus complète, dans le dénûment le plus absolu. Mais peu à peu on lui céda des terres, des forêts, qu’il cultiva et fit valoir ; et il acquit bientôt d’immenses richesses, qui passaient dans le sein des pauvres poulies soulager, mais qui, dans la suite, devinrent un formidable écueil.

Aussi, près de cinq siècles après la fondation de Cîteaux, alors que presque toutes les abbayes étaient en commende, la vie religieuse était fort relâchée, et une nouvelle réforme nécessaire. La réforme des Feuillants fut la plus considérable de l’ordre de Cîteaux, et elle eut pour auteur dom Jean de la Barrière.

Né d’une illustre famille du vicomte de Turenne en Quercy, à Saint-Céré, le 23 avril 1544, Jean de la Barrière fut élevé avec grand soin. Il n’avait que dix-huit ans quand il devint abbé commendataire de l’abbaye de Feuillants, près de Toulouse. Il la tint onze ans en commende. Mais en 1573, touché par la grâce et après de violents combats intérieurs, il abandonna entièrement le monde, pour entrer dans l’ordre de Cîteaux, fit son année de probation au monastère d’Aune, au diocèse de Toulouse, fit profession et revint à son abbaye, où son premier soin fut de réformer les abus qui s’étaient glissés dans la discipline régulière. Ce grand dessein fut traversé par des obstacles qui parurent invincibles ; mais, en 1577, ces obstacles, provenant en grande partie des religieux qu’il voulait entraîner à sa suite, furent surmontés, et le nouvel institut fit revivre l’ancienne ferveur de Cîteaux, qu’il surpassa même.

Veut-on avoir une idée de leurs austérités ? Les religieux, non contents de se servir des haires et des disciplines, allaient pieds nus sans sandales, avaient toujours la tête nue, dormaient tout vêtus sur des planches, prenaient leur réfection à genoux. Ils ne mangeaient ni œufs, ni poisson, ni beurre, ni huile, ni même de sel ; ils se contentaient pour toute nourriture de potage fait avec des herbes cuites seulement à l’eau et avec du pain d’orge pétri avec le son ; ils ne buvaient pas de vin, enfin le travail leur prenait tout le temps qui n’était pas consacré à la prière.

L’ordre de Cîteaux ne vit pas sans peine s’élever et prospérer cette réforme qui condamnait son relâchement ; mais, malgré toutes les difficultés qu’il suscita, dom Jean de la Barrière obtint de Sixte V l’approbation de son ordre, maintenu cependant dans la dépendance de Cîteaux ; ce n’est qu’en 1595 que le pape Clément VIII l’exempta de cette juridiction.

Sixte V ayant permis de bâtir des monastères, il commença à donner l’exemple en établissant les Feuillants dans la ville éternelle. On les logea d’abord dans une petite maison appelée San-Vito, puis le Pape leur donna la maison de Sainte-Pudentienne, à laquelle ils joignirent dans la suite un beau monastère. Plus tard enfin, un second monastère fut construit aux Thermes de Dioclétien.

Henri III voulut avoir aussi des Feuillants à Paris, il leur fit construire un magnifique couvent dans la rue Saint-Honoré, où ils s’installèrent le 8 septembre 1588. On sait quelle époque troublée fut celle de la Ligue. Pendant que dom Jean de la Barrière est fidèle à son prince, plusieurs membres fort remuants de cet ordre naissant se précipitent dans l’opposition. Le plus fameux et le plus séditieux de tous fut dom Bernard de Montgaillard, appelé le petit Feuillant, qui, après la rentrée d’Henri IV à Paris, se réfugia dans le Luxembourg où, pour réparer ses fautes, il établit la réforme, qui y existe encore.

Mais la fidélité de Jean de la Barrière à son prince légitime le rendit suspect, une cabale s’organisa contre lui et il fut suspendu de l’administration de son abbaye.

En 1595, de nouvelles constitutions furent faites et les anciennes rigueurs furent modérées ; c’était nécessaire, quatorze religieux en une semaine étaient morts à l’abbaye de Feuillants. Mais qu’on juge si ces mitigations étaient considérables : il leur était permis de se couvrir la tête, de porter des sandales de bois, — plus tard ils se chaussèrent — de manger des œufs, du poisson, de l’huile, du beurre et du sel, et de boire du vin. Tous les mercredis et les vendredis de chaque semaine, tous les jours de l’Avent, et de l’Exaltation de la sainte Croix jusqu’à Pâques, étaient des jours de jeûne ; ces jours-là ils devaient s’abstenir d’œufs, de beurre et de laitage. Ils dormaient sur des paillasses et se levaient à deux heures après minuit.

Quant au saint réformateur, il subit sa disgrâce avec une humilité exemplaire, jusqu’au jour où le cardinal Bellarmin, chargé de réviser son procès, reconnut sa sainteté et le rétablit en faveur, mais il mourut quelques jours après cette réhabilitation (1600). Après sa mort l’ordre fit de grands progrès ; en 1630, on fut obligé de diviser l’ordre en deux familles, celle de France, et celle d’Italie, ayant chacune un supérieur général.

Leur habillement consistait en une robe ou coule blanche, sans scapulaire, avec un grand capuce de la même couleur se terminant en rond par devant jusqu’à la ceinture et en pointe par derrière jusqu’au milieu des jambes ; ils ceignaient leur robe d’une ceinture faite de la même étoffe que l’habit, et n’avaient point d’habit particulier pour le chœur.

Cet ordre a donné à l’Église, entre autres grands personnages, le cardinal Bona et le cardinal Gabrielli. Le Père Charles de Saint-Paul fut évêque d’Avranches, et le Père dom Côme Roger, évêque de Lombez. Enfin, dernier détail, Clément VIII commit les religieux Feuillants de Rome au soin de jeter au moule les Agnus Dei, qui doivent être présentés à la bénédiction du souverain Pontife. Le privilège fut confirmé par Léon XI et Paul V, qui firent défense à toute autre personne de s’ingérer dans cet ouvrage.

C’est vers 1620 que ces religieux vinrent à Lyon : un acte consulaire approuve leur établissement en notre ville, avec le consentement de Mgr d’Halincourt, gouverneur. Mais, en commençant, leur installation fut très pauvre, ils durent mendier pour vivre, et les aumônes qu’ils reçurent furent, paraît-il, assez nombreuses pour mécontenter l’Aumône générale, les Carmes, les Augustins, qui se plaignirent des Feuillants.

feuillant

Dès le commencement de leur installation, nos religieux furent en grande faveur auprès des échevins de la ville, qui acceptèrent l’offre à eux faite de prendre le titre de fondateurs et dé protecteurs de leur monastère. En retour les religieux étaient considérés comme les aumôniers du consulat ; moyennant une rente annuelle de 800 livres, ils devaient dire la messe à l’Hôtel de ville, les dimanches et les fêtes, entre neuf et dix heures ; plus tard ils la célébrèrent tous les jours. Par suite de ces dispositions, les cérémonies religieuses qui avaient rapport avec l’administration consulaire ressortissaient aux Feuillants.

De 1619 à 1622, les Feuillants achètent aux sieurs de Pures et Ranquet des terrains, maisons, jardins, vergers, situés au bas de la colline de Saint-Sébastien, près du port Saint-Clair. En 1631, 1658 et 1664, ils complètent leurs acquisitions. Dès 1621, ils construisent leur modeste église, qu’ils placent sous l’invocation de saint Charles, patron de leur insigne bienfaiteur, Mgr de Neuville d’Halincourt. Le couvent ne sera commencé qu’en 1662.

L’église était assez vaste : elle se composait d’une nef, et, derrière le maître-autel, du choeur des religieux et de la sacristie. À la hauteur du maître-autel et à droite, formant comme un bras de croix, se trouvait une chapelle, la chapelle des Scarron. L’église avait été consacrée en 1659 et décorée par le peintre Le Blanc.

La chapelle des Scarron était décorée des armes de cette famille. Originaire du Piémont, elle vint s’établir à Lyon, au milieu du seizième siècle, et Pernetti la signale au nombre de celles qui ont le plus fait fleurir le commerce de notre cité. Elle eut plusieurs officiers des cours souveraines de Paris, mais rien ne l’a tant illustrée que l’auteur burlesque de l’Énéide travestie, dont la veuve devait devenir Mme de Maintenon. Cette chapelle était dédiée à saint Irénée : les murs latéraux retraçaient l’histoire des martyrs de Lyon, par Le Blanc, et le tableau de l’autel représentait le martyre de saint Irénée.

L’église des Feuillants rappelle un triste souvenir historique, celui de deux célèbres condamnés, Cinq-Mars et de Thou, qui, le 12 septembre 1642, furent exécutés à Lyon, sur la place des Terreaux. Le jeune Cinq-Mars, fils du marquis d’Effiat, avait été placé par Richelieu auprès de Louis XIII. Parvenu à la dignité de grand-écuyer, Cinq-Mars, rêvant peut-être la brillante fortune du connétable de Luynes, conspira contre le ministre dans l’espoir de le supplanter. Il excita le duc d’Orléans à la révolte, entama de secrètes négociations avec l’Espagne, et conclut, au nom de Gaston, avec le comte d’Olivarès, un traité par lequel le ministre espagnol promettait une armée aux mécontents. Au moment où Cinq-Mars, enorgueilli de son crédit toujours croissant, criait haut qu’il fallait se débarrasser du cardinal, le traité tomba entre les mains de Richelieu. Cinq-Mars fut arrêté, ainsi que son ami de Thou, qui avait été son confident, et qui n’était coupable que de n’avoir pas révélé le complot dont il avait eu connaissance.

Le corps de Cinq-Mars fut enterré dans l’église des Feuillants ; nous avons vu, quand nous avons parlé des Carmélites, ce qu’étaient devenus les restes de de Thou, le martyr de l’amitié.

À la date du 8 juillet 1669, il est fait mention d’un contrat de fondation « d’une messe basse tous les jours, à perpétuité, pour M. de Cinq-Mars, dont le duc de Mazarin est obligé de payer trois cents livres de rente annuelle ou de donner six mille livres ». Enfin, pour terminer ce sujet, vers les premiers mois de 1835, plusieurs magistrats de la cour royale de Lyon, à propos d’un procès porté devant cette cour, furent amenés à visiter les caves de la maison bâtie sur l’emplacement où était le monastère des Feuillants, et découvrirent un caveau dans lequel gisaient douze squelettes. On en remarqua deux qui avaient la tête séparée du tronc, l’un était celui de Cinq-Mars, l’autre très probablement celui d’un sieur Campistran, engagé dans le parti de Monsieur, et décapité à Lyon, en 1632.

Nous avons vu, en parlant des Cordeliers, que les négociants de la ville avaient un autel en l’église de Saint-Bonaventure. Mais d’une part, l’affluence des confréries en cette église, et d’autre part la faveur dont jouissaient les Feuillants auprès de l’autorité municipale engagèrent la confrérie des Négociants de Lyon, placée sous le patronage de saint Hommebon, à choisir l’église de ces religieux comme lieu de leurs réunions. En 1668, l’archevêque de Lyon, Camille de Neuville, donna l’autorisation. En voici l’acte :

« Camille, Archevêque et Comte de Lion, Primat de France, Commandeur des ordres du Roy et son lieutenant général ez païs de Lyonnais, Foretz et Beaujollais.

« A tous ceux qui ces présentes verront en Notre-Seigneur. Sur la très humble prière qui nous a été faicte par le prieur du couvent des Religieux Feuillants de cette ville de vouloir establir une Confrairie pour les marchands en leur église à l’honneur et sous le titre de Saint Hommebon, à l’exemple de plusieurs semblables establissements faits en diverses villes de la Chrestienté, et surtout en plusieurs lieux célèbres par le commerce, nous, archevêque et comte de lion susdit, pour contribuer de nostre costé à tous ce qui peut augmenter la gloire de Dieu et la piété des fidèles et attirer les bénédictions du ciel sur le commerce qui fait principalement subsister cette ville, avons par ces présentes institué, establi et érigé, instituons, establissons et érigeons en ladite église des Pères Feuillants une confrérie à l’honneur et du nom du dit saint Hommebon pour les marchands qui s’y feront inscrire, ausquels nous donnons pouvoir de s’assembler en ladite église pour les exercices de piété, sans préjudice néammoins des devoirs paroissiaux, et sauf en tout nos droitz et de nos successeurs archevesques de Lion à la visite et juridiction desquels ladite Confrairie demeurera sujette et soumise à perpétuité. Donné à Lion en nostre palais et sous nostre scel ce trentième du mois de mars mil six cent soixante-huit. Et signé Cardinal Archevêque de Lion, et plus bas à costé du sceau : Par Monseigneur — Bascet. »

Saint Hommebon était un négociant de Crémone qui vécut au douzième siècle ; il sut être juste et vertueux là où tant d’autres compromettent leur conscience, c’était un modèle pratique à proposer aux négociants lyonnais. Il fut canonisé par Innocent III et chanté par son compatriote Jérôme Vida. Ceux qui seraient désireux de lire la vie de ce saint la trouveront dans Ribadeneïra, au 13 novembre.

Le monastère ne fut commencé qu’en 1662 ; à cette date, on en posa solennellement la première pierre, sur laquelle on grava l’inscription suivante :

Regnante Ludovico XIV ; gubernatore Lugdunensi, Nicolas de Neufville Villaregio, marescalo, duce ac pari Franciæ, utriusque regis ordinis equite ; pro rege ; Camillo de Neufville, archiepiscopo, comite Lugdunensi, utriusque etiam regis ordinis equite ; primarius lapis hujus monasterii Fuliensis, ordinis cisterciensis, constructi in honorent sancti Caroli solemniter benedictus fuit à Reverendo domino Gabriele à Sancto Joseph, priore dicti monasterii, et positus ab illustrissimis viris dominis Marco Anthonio du Sauzey, equite ; domino de Jamosse, regii consilii in curiâ Lugdunensi prætore, et mercatorum præposito ; domino de Ponsainpierre, Romano Thome, Claudio Pellot, Joanne Artaud, consulibus Lugdunensibus, dicti monasterii fundatoribus ac patronis, anno salutis MDCLXII primo die septembris.

Sous le règne de Louis XIV, étant gouverneur de Lyon le maréchal de Neuville de Villeroy, duc et pair de France, chevalier des ordres royaux, lieutenant pour le roi ; Mgr Camille de Neuville, étant archevêque et comte de Lyon, également chevalier des ordres royaux, la première pierre de ce monastère des Feuillants, de l’ordre de Cîteaux, construit en l’honneur de saint Charles, a été solennellement bénite par le R. P. Gabriel de Saint-Joseph, prieur du dit monastère, et posée par les illustres seigneurs Marc Antoine du Sauzey, chevalier, de Jarnosse, conseiller royal à la cour de Lyon et prévôt des marchands, de Ponsainpierre, Romain Thomé, Claude Pellot, Jean Artaud, échevins, fondateurs et patrons du dit monastère, le 1er septembre 1662.

Le tènement de terrain sur lequel s’établirent les Feuillants dépendait de la directe des Dames de Saint-Pierre. Elles le leur firent sentir, une première fois en exigeant une redevance de neuf cents livres, tous les vingt-cinq ans, et une seconde fois en voulant leur interdire de sonner leurs cloches, sous prétexte que les paroissiens de Saint-Pierre étaient induits en erreur par ces diverses sonneries. Je ne sais ce qu’il advint de cette dernière prétention ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’à la Révolution, il y avait des cloches au clocher des Feuillants, et qu’on s’en était servi.

L’histoire de ce monastère au dix-septième siècle n’offre pas grand intérêt ; mais au dix-huitième, il faut signaler plusieurs faits importants.

Les agitations du Jansénisme pénétrèrent dans le couvent. Les religieux furent du petit nombre de ceux qui n’acceptèrent pas tout d’abord la bulle Unigenitus, et ils furent interdits pour ce fait.

Puis vers 1740, nous voyons se passer aux Feuillants un contrat, que nous avons déjà signalé en parlant des Grands-Carmes. Les religieux cèdent une portion du terrain de leur jardin à un entrepreneur qui s’engageait à y construire, à ses frais, des maisons dont il aurait la jouissance pendant un certain nombre d’années, afin de se dédommager, et après le terme convenu, elles devaient revenir à la communauté. Ces maisons bordent la grande rue des Feuillants, à part celles qui sont placées aux deux extrémités de la rue. Les religieux, en aliénant une partie de leur jardin, s’étaient réservé une entrée qu’on devait leur ménager dans les nouvelles constructions. On trouve en effet, au n° 8, une allée qui n’a aucune communication avec les étages supérieurs, et qui conduisait au monastère. C’est à cette époque à peu près qu’il faut faire remonter la création du quartier Saint-Clair.

Enfin en 1753 a lieu un événement considérable pour l’industrie lyonnaise. Le duc de Mirepoix, alors ambassadeur de France en Angleterre, parvint, à force de promesses qu’il ne tint pas entièrement, à envoyer en France un Anglais, nommé Jean Badger, pour importer l’industrie du moirage des étoffes. Badger fut reçu à Paris par M. Trudaine, intendant du commerce, qui exigea du nouvel arrivant la formation d’un élève. Celui-ci accepta sous la condition que son apprenti ne se séparât jamais de lui, et il se rendit à Lyon. Il y fut reçu par M. Flachat, prévôt des marchands, qui lui donna pour élève son valet de chambre, Philippe Séguin, auquel Badger apprit son secret. Le Consulat, qui entretenait d’excellentes relations avec les Feuillants, leur proposa d’utiliser l’intérieur de leur cloître, ce qui fut accepté moyennant un loyer de 1.500 livres. Je n’ai pas à faire l’historique du moirage à Lyon, il a eu ses moments de vogue et de délaissement, je me contente de constater que cette industrie se rattache au claustral des Feuillants ; il y a encore aujourd’hui la cour du Moirage.

Mais voici la Révolution qui supprime les congrégations religieuses et confisque leurs biens. Le tènement des Feuillants est, en 1791, divisé en sept lots ; l’église est réservée, et l’almanach de Lyon de 1792 lui donne le titre d’oratoire dépendant de Saint-Polycarpe. Le premier lot se composait d’une grande maison, portant le n° 6, et ayant seize croisées de façade sur la grande rue des Feuillants ; elle contenait le passage n° 8 dont nous avons parlé. Il fut adjugé au sieur Louis Drivet, au prix de deux cent trente-deux mille cent livres (232.100). Le parloir des religieux et le logement du portier faisaient partie de cette vente. Le second lot, consistant en une maison de huit croisées de façade et portant le n° 4, fut adjugé à Paul-Étienne Devillas-Boissière, demeurant place de la Comédie, au prix de cent vingt mille trois cents livres (120.300). Le troisième lot, dont la plus grande partie n’était pas construite ; fut acquis par le sieur Rognon, au prix de 28.000 livres. Les 4e, 5e et 6e lots furent vendus à Emmanuel-Philippe Billon, négociant, au prix de 152.000 livres ; ces trois lots comprenaient le claustral des Feuillants. Il fut sursis à la vente du 7e lot, comprenant les hangars et terrains qui avaient servi à l’industrie du moirage, au sujet desquels les Badger faisaient des réclamations. Ce septième lot ne devint une place qu’en 1845. Quant à l’église, qu’on espéra un moment conserver, elle fut démolie au commencement de ce siècle et sur les fondations on éleva une maison. La rue de Thou fut ouverte vers 1810.

Voulez-vous avoir aujourd’hui une idée de l’ancien couvent des Feuillants ? Allez grande rue des Feuillants, pénétrez par le passage n° 8 dont j’ai parlé et qui n’a aucune communication avec les étages supérieurs, traversez cette partie de la rue de Thou qui ressemble à la barre supérieure d’un T majuscule, et vous serez en face d’un portail à cintre légèrement surbaissé portant le n°4. Franchissez ce portail, et vous arriverez à un vaste et magnifique escalier, le plus beau peut-être de Lyon, après celui des Carmélites. Montez la première rampe de cet escalier, et vous trouverez une allée qui conduit dans la cour du cloître ; là vous verrez treize arcs, qui s’ouvraient sur le promenoir couvert, que l’on trouve dans tous les monastères. L’idée que vous retirerez de votre promenade sera vague, superficielle sans doute, mais ces restes suffiront pour reconstituer en votre esprit un ensemble qui ne fut pas sans grandeur.

SOURCES :

Le P. Hélyot, Dictionnaire des ordres monastiques.

Les Almanachs de Lyon.

La Revue du Lyonnais, tome XXIV.

Archives municipales.