Les anciens couvents de Lyon/18. Sainte-Élisabeth

Emmanuel Vitte (p. 351-360).

SAINTE-ÉLISABETH



LES religieuses du tiers ordre de Saint-François, connues sous le nom de religieuses de Sainte-Élisabeth, avaient dans notre ville trois couvents : un à Bellecour, un à Vaise, un autre à la montée Saint-Sébastien ; le premier s’appelait le monastère de Sainte-Élisabeth en Bellecour, le second les Deux-Amants, le troisième les Colinettes.

Saint François d’Assise, après avoir créé les deux grands ordres d’hommes et de femmes, institua, pour les personnes pieuses, un tiers ordre dont il composa la règle. Mais, après la mort du séraphique patriarche, on vit des membres du tiers ordre, désireux d’une perfection plus grande, ajouter à leur règle la vie commune et les trois vœux de religion. Ils formèrent ainsi des communautés d’hommes et de femmes qu’approuva le Saint-Siège, sous le nom de tiers ordre régulier. Le nouvel institut se propagea rapidement, et comme sainte Élisabeth de Hongrie, veuve du landgrave de Thuringe, avait été la première tertiaire qui eût fait des vœux solennels, plusieurs communautés de femmes se mirent sous son patronage.

Au xvie siècle, le Père Vincent Mussard ayant établi une réforme de stricte observance, il se trouva des religieuses qui voulurent imiter le zèle et la ferveur des religieux réformés. Marguerite Borrey, veuve de M. de Recy, et née à Besançon, fonda au bourg de Verceil, sur la frontière de l’Alsace, un monastère du tiers ordre de Saint-François, mais, comme la guerre à cette époque était fréquente en ces contrées, ce couvent fut, en 1608, transféré à Salins, en Franche-Comté, où fut bâti un magnifique monastère.

À quelques années de là (1615), quelques personnes pieuses, Mme Marguerite d’Ullins, femme de Pierre Clapisson, président des trésoriers de France, ainsi que Mme veuve Valance et les deux filles du baron de Vaux, formèrent le dessein de faire à Lyon un établissement de religieuses de Sainte-Élisabeth. Le P. François de Crespit, religieux et instituteur du tiers ordre de Saint-François et alors provincial de Lyon, fut chargé par ces saintes femmes de mener à bien leur projet de fondation.

Il y avait à cette époque, au monastère de Salins, une religieuse d’un grand mérite et d’une sainteté reconnue. Originaire du Poitou, elle s’était appelée dans le monde Mlle de Beaulieu, avait été de la maison de Mme de Villars, puis avait pris le voile et était devenue, comme maîtresse des novices, la Mère Magdeleine de la Croix. Ce fut cette si digne religieuse que demanda et obtint le Père François pour la fondation nouvelle. La Mère Magdeleine sortit donc de Salins, et le Père Provincial lui ôta en cette occasion le nom de la Croix pour lui donner celui de Saint-François. Elle fut amenée à Lyon dans le carrosse de M. Clapisson, accompagnée de M. Mérieu, fils du baron de Vaux, et Mlle de Plater, sa sœur.

Elle se retira d’abord dans une maison de louage avec les deux demoiselles de Vaux ; un peu plus tard, elle demanda à Salins deux autres religieuses, la Mère Élisabeth de Saint-Jean-Baptiste et la Mère Thècle. Aussitôt après leur arrivée, on commença l’établissement du monastère de Bellecour, vers la fin de l’année 1616, et, le jour de l’Épiphanie 1617, la Mère Magdeleine de Saint-François, en qualité d’érectrice et première supérieure, donna le saint habit à sept personnes, aux deux demoiselles de Vaux, à Mme Valance et à sa fille, et à une autre personne de Roanne ; elles furent religieuses de chœur ; les servantes des demoiselles de Vaux et des Dames Valance reçurent aussi l’habit et furent sœurs converses. Quelque temps après, ces novices firent profession : la communauté de Sainte-Élisabeth était définitivement fondée.

Le monastère était situé rue de la Charité, entre la place de Bellecour et les remparts du Rhône ; les bâtiments en étaient considérables, mais obscurs et mal entendus. L’église, placée sous le patronage de sainte Élisabeth, était propre ; elle était remarquable par un retable de bois doré qui en contenait tout le fond et était de très bon goût ; Jacques Stella en avait donné le dessin. La sacristie était une des plus riches de la ville en argenterie et en ornements de toutes les couleurs. Ce couvent contenait, en 1656, soixante religieuses ; en 1741, il en comptait quatre-vingts.

C’est dire que la création de la Mère Magdeleine de Saint-François n’avait fait que se développer ; la piété de cette excellente religieuse et la réputation de ses rares vertus lui attirèrent en effet un grand nombre de personnes désireuses d’entrer dans son monastère. Elle fut huit ans supérieure, puis vicaire, puis première discrète, charge qu’elle garda jusqu’à la fin de sa vie. Remplie de mérites et modèle des vertus religieuses, elle mourut le 23 juin 1642, à l’âge de soixante-trois ans, après en avoir passé vingt-six à Bellecour.

De saintes et habiles supérieures succédèrent à la regrettée Mère Magdeleine, et la prospérité, de la communauté alla toujours croissant. Les demandes d’admission devinrent même si nombreuses qu’il fallut créer un second monastère de Sainte-Élisabeth. Quant à celui de Bellecour, il n’exista que jusqu’en 1745. À cette époque, les religieuses cédèrent aux pauvres de la Charité l’emplacement qu’elles occupaient, et se retirèrent soit aux Deux-Amants, soit aux Colinettes.

Le second monastère fut créé en 1657. Il y avait alors, comme supérieure à Bellecour, la Mère Magdeleine du Sauveur, femme d’un rare mérite, qui jouissait d’un grand crédit auprès de l’archevêque, Mgr Camille de Neuville, et même auprès de la reine. Grâce à ces hautes protections, elle obtint la permission de fonder un second monastère pour suppléer à l’insuffisance de celui de Bellecour, qui ne pouvait plus recevoir les nombreuses aspirantes à la vie religieuse dans le tiers ordre de Saint-François. Elle installa d’abord la nouvelle communauté près des Minimes, en 1656 ; elle comptait quinze religieuses. Mais bientôt la maison fut trouvée trop étroite, il fallut chercher un nouveau local. Il y avait alors en vente, au faubourg de Vaise, près de l’Observance, la maison des Deux-Amants ; on l’acheta, et, le 10 janvier 1657, le second monastère de Sainte-Élisabeth était installé, et l’union la plus intime ne cessa de régner avec le premier.

La maison des Deux-Amants était bâtie à neuf, ornée d’un cloître élégant, et fort spacieuse. Elle était située un peu plus loin que la chapelle de l’Observance, et sur le bord de la Saône, à peu près vers le portail de l’école vétérinaire actuelle. La communauté vécut jusqu’à la révolution, et ses biens devinrent biens nationaux. En 1803, on y transféra provisoirement, ce qui prouve une fois de plus que c’est le provisoire qui dure le plus longtemps, l’École vétérinaire, fondée par Bourgelat et installée par lui à la Guillotière. L’habitation des religieuses devint celle des professeurs et des élèves, et l’on prit, pour le reste de l’école, une partie des bâtiments du couvent des Cordeliers de l’Observance, qui était contigu à celui des Deux-Amants ; ce que nous verrons du reste en son lieu.

On se demande tout naturellement d’où peut provenir ce nom des Deux-Amants, nom assez étrange pour un austère couvent de pénitentes. Ce nom a excité les recherches des savants et l’imagination des rêveurs et des romanciers. On a beaucoup écrit, beaucoup raisonné et beaucoup déraisonné sur cette poétique appellation, et l’on n’est pas arrivé à une conclusion satisfaisante. Il y eut là, jusqu’en 1707, un monument dont J. Spon, nous a laissé le dessin et qui ne portait aucune inscription. Le plan en était carré ; sur un vaste socle s’élevaient quatre pilastres qui supportaient un entablement couronné de deux côtés par un fronton ; l’entrepilastre d’une des faces, celle du fond, était murée ; les autres faces étaient ouvertes. Le peuple l’appelait, probablement d’après une vieille tradition dont il ne reste pas de trace, le tombeau des Deux-Amants.

laraire des deux-amants

Pour expliquer cette appellation, certains auteurs ont prétendu que deux amants, qui s’étaient longtemps cherchés dans le monde, moururent de joie en se rencontrant à Lyon, et y furent enterrés. Cette fable ne s’appuie sur rien. Paradin croit que c’est le tombeau d’Hérode et d’Hérodiade ; or, l’opinion la plus commune désigne l’Espagne comme le lieu de leur mort. Rubys prétend que c’est le tombeau de deux époux chrétiens qui vécurent dans une continence perpétuelle, mais le monument ne porte aucun signe de christianisme, pas même une croix, ce qui, dans cette circonstance, serait bien étrange. J. Spon n’a pas pensé que ce fût un tombeau, parce qu’il n’y avait aucune inscription, et jadis on en était prodigue, mais il a cru que c’était un autel païen dédié à quelque divinité qu’on adorait à l’entrée de la ville. Enfin on a découvert, dans le voisinage de ce monument, une inscription ainsi conçue : D. M. et memoriæ ætenæ Oliæ Tributæ, feminæ sanctissimæ Arvescius Amandus frater sorori carissimæ sibique amantissimæ P. C. (ponendum curavit) et sub asciâ dedicavit. L’avocat Brossette et le P. Colonia prétendirent alors que l’inscription se rapportait au tombeau et que le tombeau était celui d’un frère et d’une sœur nommés Amandus, et Amanda, d’où les deux Amands, et par corruption les Deux Amants. N’y a-t-il pas à cette conclusion plusieurs difficultés ? Rien ne prouve que l’inscription trouvée ait été celle du tombeau. Dans le cas même où elle se rapporterait sûrement à ce monument, la sœur s’appelant Olia Tributa ne s’appelait pas Amanda, il n’y a donc qu’un Amand et non pas deux. À mon humble avis, si l’inscription a réellement appartenu au monument qui nous occupe, ce qui maintenant ne sera jamais prouvé, le tombeau aura pu être ainsi appelé par le peuple simplement à cause de la présence des deux mots Amandus et amantissimæ, dans la même inscription. Qu’on me pardonne la longueur de cette parenthèse, et revenons à nos couvents.

Ce fut une pensée pieuse qui fut la cause de la création du troisième monastère de Sainte-Élisabeth. Une mission, prêchée à Verjon par les missionnaires de Saint-Joseph de Lyon, avait eu les plus consolants résultats. Le marquis de Coligny se sentit touché de la grâce d’en haut et résolut de consacrer une partie de ses biens à Jésus-Christ. Or, au mois d’août 1659, ce seigneur passait à Roanne, où se trouvait une communauté de religieuses de Sainte-Élisabeth, fille de celle de Bellecour. La supérieure de ce monastère lui fit connaître et les charges du couvent et l’insuffisance des revenus, et le marquis, saisissant cette occasion favorable de faire du bien aux épousés du Seigneur, offrit de retirer cinq religieuses dans son château dé Verjon, près de Coligny. Ce projet fut agréé des supérieurs, et le Ier septembre eut lieu l’installation de la petite colonie religieuse. Deux ans plus tard (1661), le marquis et la marquise, couronnant leurs libéralités par une libéralité plus insigne encore, leur firent une donation de trente mille livres pour être employées à un établissement ; on essaya d’abord de le vouloir fonder à Montluel, puis on se tourna du côté de Lyon ; mais, malgré tout son empressement, ce digne gentilhomme ne put voir réaliser son dessein, il mourut en 1664. Sa femme, la marquise de Coligny, n’épargna ni ses soins, ni ses prières, ni ses biens pour obtenir les permissions nécessaires, mais les esprits étaient si mal tournés et les obstacles si nombreux qu’il semblait impossible de mener à bien ce pieux projet. Néanmoins l’énergique persévérance de la marquise parvint à triompher des difficultés, et, en 1665, elle installa les religieuses dans une belle maison qu’elle leur avait achetée sur la balme de Saint-Clair.

Cette communauté naissante jouit pendant quelque temps d’une très grande paix. On y reçut d’abord un grand nombre de prétendantes, et l’on y pratiqua tous les exercices de la vie régulière. Cette tranquille prospérité dura trois ans, mais, en 1668, les religieuses de Mme de Coligny ou les Colinettes, eurent à subir une terrible épreuve.

Les missionnaires de Saint-Joseph, que nous connaîtrons plus tard, avaient été, eux aussi, l’objet des libéralités du marquis et de la marquise de Coligny. Se considérant comme plus utiles que les religieuses de Sainte-Élisabeth, qui avaient déjà deux couvents dans la ville, ils voulurent être plus favorisés. Ils essayèrent de faire casser la donation de Mme de Coligny et intentèrent un procès aux religieuses. On obligea les parents à retirer leurs filles qui étaient encore novices, on leur persuada que le roi détruirait cette maison, et l’on fit saisir les revenus comme appartenant à la donatrice ; de part et d’autre on publia des factums, l’affaire tournait au scandale. Mais enfin, après trois ans de désarroi, les sœurs du couvent de Bellecour trouvèrent pour la maison naissante des protecteurs au Parlement, qui répondirent et s’engagèrent pour elles, et le 21 août 1671, on obtint un arrêt qui confirmait la donation de Mme de Coligny.

Le troisième monastère de Sainte-Élisabeth avait un clos qui s’étendait presque jusqu’au sommet de la colline, mais, à ce sommet, il y avait la chapelle de Saint-Sébastien, ancienne recluserie, devenue bénéfice de l’abbaye d’Ainay, confié successivement à des prêtres qui desservaient la chapelle et y percevaient les revenus annuels. Cette situation gênait péniblement le monastère dans son entière liberté ; il eut l’heureuse fortune d’en obtenir la donation. Le dernier titulaire de ce bénéfice fut Jean de Sévérac, chanoine d’Ainay, qui le posséda jusqu’en 1669, époque à laquelle il fut réuni au monastère.

Longtemps la maison qui avait été achetée pour le couvent suffit au petit nombre des religieuses, mais des demandes nombreuses arrivèrent, des admissions eurent lieu, et l’ancien local fut trop étroit. En conséquence, les Dames de Sainte-Élisabeth, dites les Colinettes, adressèrent à l’intendant de-Lyon la requête suivante : Les Dames de Sainte-Élisabeth exposent que la caducité de leur église et de leur monastère les a obligées de faire faire des projets pour parachever leur construction, qu’elles avaient même commencé à y faire travailler dès 1719, mais que la circonstance des billets de banque leur fit cesser cette entreprise, qu’elles n’ont pu reprendre que depuis quelques années ; elles ajoutent que les bâtiments qu’elles font actuellement construire sont situés dans l’intérieur du clos qu’elles possèdent dès leur établissement et pour leur utilité particulière, et elles concluent à ce qu’en vertu de l’art. 12 de l’arrêt du conseil du 21 janvier 1738, les plans qu’elles joignent à leur requête soient parafés par M. l’Intendant.

Cette requête fut écoutée, et de 1762 à 1766, on construisit le bâtiment actuel qui est considérable. Mais les religieuses n’en jouirent pas longtemps, une trentaine d’années après, la Révolution éclatait et le troisième monastère devenait une caserne, pendant qu’un citoyen, Pierre-Jacques Villermoz, médecin à Lyon, rue des Forces, était acquéreur de tout le domaine. En 1805, le cardinal Fesch demanda au gouvernement les bâtiments de l’ancien monastère pour en faire un supplément au grand séminaire, mais il ne put l’obtenir. Aujourd’hui la caserne est un hôpital, l’hôpital des Colinettes. En 1815, quelques religieuses survivantes, de ces couvents disparus voulurent établir un monastère de Sainte-Élisabeth.

religieuse de sainte-élisabeth

Elles s’installèrent aux Chartreux, dans une maison qui fut jadis le cellier des Pères, et qui fut plus tard compris dans le bâtiment du Pensionnat ; elles y restèrent jusqu’en 1831. À cette époque, elles se fixèrent au nombre de trente-deux, dans une propriété qu’elles avaient achetée dans la rue Saint-Pothin, où elles sont encore.

Les religieuses des trois monastères de Lyon avaient des constitutions particulières, approuvées par le cardinal Alphonse de Richelieu, archevêque de Lyon et grand aumônier de France. Elles gardaient la clôture, récitaient le grand office romain et se levaient à minuit. Elles différaient des autres réformées en ce qu’elles dépendaient de l’archevêque de Lyon, et non des Observants, portaient des habits de serge en été et de drap en hiver, portaient du linge de toile, étaient chauffées, et le soir pouvaient manger de la viande. Les religieuses actuelles de Sainte-Élisabeth suivent encore ces mêmes constitutions ; elles se consacrent à l’éducation de la jeunesse, mais leur but principal est la prière pour la conversion des pécheurs.

Cette propriété avait été, au siècle dernier, une maison de retraite pour les prêtres vieux et infirmes. Le cardinal de Tencin assigna, à l’extrémité de la Croix-Rousse, l’emplacement où cette communauté et sa chapelle existèrent d’abord. Cette chapelle fut placée sous le patronage de Saint-Pothin ; la rue qui borde cette propriété porte encore aujourd’hui ce nom. Cette communauté fut reconnue par lettres patentes, ordonnant qu’il serait fait chaque année, par le clergé du diocèse, un fonds de cinq mille livres, jusqu’à ce qu’elle eût acquis un revenu équivalent. Plus tard, lorsque l’abbaye de l’Ile-Barbe fut supprimée, la communauté de Saint-Pothin y fut transférée, mais la chapelle continua à exister. Aujourd’hui, l’hospice des prêtres âgés ou infirmes est à Vernaison, près de Lyon, et sous le patronage de saint François de Sales.

SOURCES :

Le P. Hélyot.

L’abbé Maillaguet.

Les Almanachs de Lyon.

La Revue du Lyonnais, décembre 1834, tome XII, et juin 1852.

La vie de M. Crétenet..

Paul Saint-Olive.

Archives municipales.