Les anciens couvents de Lyon/06.5. Saint-Benoît

Emmanuel Vitte (p. 145-160).

LE PRIEURÉ DE SAINT-BENOÎT





UNE petite colonie de religieuses de l’abbaye de Saint-Pierre était allée occuper le prieuré de la Bruyère en Dombes, et plus tard elles se réunirent aux religieuses du prieuré de Blie, ainsi que nous l’avons dit dans la notice précédente. Mais, en 1654, une scission s’opéra. La sœur Charlotte de Châtillon, prieure du monastère de Blie dudit Lyon, résigna son prieuré à sœur Gabrielle Dugué, religieuse professe à l’abbaye de Saint-Pierre. Celle-ci, avec sa sœur Marie Dugué, aussi religieuse de cette abbaye, sortit de Saint-Pierre, et avec la permission des supérieurs, se retira au monastère de Blie. Cependant cette résignation, admise en cour de Rome, par promission de Mgr l’archevêque et du consentement de la dame abbesse de l’abbaye de Saint-Pierre, n’eut pas lieu. Je ne sais pour quelle raison Charlotte de Châtillon se pourvut au Parlement de Paris, et fut maintenue en son prieuré. Dès lors les dames Dugué se trouvèrent dans une situation gênante et délicate. Elles se retirèrent, et c’est alors qu’eut lieu, une sorte de scission dans cette communauté : les unes restèrent à Bellecour, les autres suivirent les dames Dugué. Elles allèrent d’abord à la montée Saint-Barthélémy demander asile au monastère des Ursulines ; puis elles habitèrent quelque temps la maison de Bel-Air, vis-à-vis de l’abbaye de Chazeaux, « et comme il est de la discipline religieuse de vivre dans un couvent de leur ordre pour observer la règle sous laquelle elles se sont soumises, après s’être longtemps consultées, elles firent dessein de fonder en cette ville un prieuré sous le vocable de saint Benoît. » (Extrait d’une pièce où se trouve le consentement de MM. de Sève de Fléchères et Charrier, parents des dames Dugué, pour l’emploi de doue mille livres léguées à elles par leur père, destinées à la fondation du prieuré de Saint-Benoît. — Archives municipales : Fonds de Saint-Benoît.)

Elles achetèrent donc, en 1658, de leur patrimoine, sur le quai Saint-Vincent, au bout de la rue de la Vieille, une propriété considérable, comprenant une maison qu’Henri Florendal avait fait bâtir, et des jardins spacieux qui l’entouraient. Là, elles établirent, du consentement de l’archevêque, un monastère et y fondèrent un prieuré de l’ordre et sous la règle de saint Benoît, « résignable, et toutefois étant vacant, aux collations des seigneurs archevêques de Lyon, » privilège unique dans l’histoire de nos couvents. La construction dura quelques années, car nous savons exactement le jour de leur entrée en possession par la note suivante : « À la plus grande gloire de Dieu. — Nous sommes entrées dans notre maison du quartier de Saint-Vincent le 13 juin 1664, et le 16 d’aoust de la même année, notre église a été bénite par M. l’abbé de Saint-Just, grand-vicaire de Mgr l’archevêque de Lyon. »

Cette note est suivie de cette autre, que je transcris dans son naïf langage ; on voit que la mère Dugué n’écrivait pas pour la postérité :

« Présents faits à notre église : i° Le tabernacle a été donné par M. de Fléchères, a coûté 1.000 francs. Le rétable a été payé de 100 francs de ma grand’mère et 200 francs que nous avons fournis. La dorure a été payée du présent de ma nièce de la Tour, 300 francs, et le grand tableau de vingt pistoles que ma cousine Le Juge a données, la moitié à l’église et l’autre à nous, et le quadre qui coûte 150 francs, c’est le présent que ma nièce nous a donné. Les deux tableaux des côtés, c’est mon oncle le lieutenant, avec un parement de brocart ; le calice d’argent, c’est M. de La Tour. Les six chandeliers nous ont été donnés par M. de Fléchères et mes neveux ; la lampe d’argent, Mme de La Tour y a mis dix pistoles, ma sœur de la Praye autant, et le surplus, c’est ma sœur de Fléchères ; la croix d’argent, c’est ma sœur de Murat ; l’ornement violé a été donné par M. de Fléchères le père ; le rouge, c’est mon neveu de Fléchères ; celui de satin blanc et de damas vert, Mme de La Tour ; la chappe, c’est ma sœur de Fléchères ; l’encensoir, ma sieur Benoît. Les burettes et le petit bassin, c’est mes cousines Charrier. Le soleil vermeil doré a été fait de la vaisselle que mon neveu de Bagnols nous a donnée ; la chasuble en broderie a été faite des présents que nos sœurs de la Praye, Dussoray l’aînée et Honorat ont faits à l’église, qui est à chacune dix pistoles. Les six chandeliers et les six vases de vermeil doré, M. de Fléchères nous les a donnés. Les vases d’argent et les burettes de vermeil doré, Mme de Saint-Pierre, avec trois chasubles et la chappe de moire d’or ; le calice de vermeil doré, je l’ai fait faire de l’argent que les religieuses m’ont donné de présent, ayant toujours tout remis à l’église. Le rétable du saint Enfant a été payé de nos plaques d’argent que j’ai vendues cinquante écus, et deux montres d’or dont « j’ai payé le ciboire, ma sœur Murad y a donné quelques pistoles. »

Sous cette naïve énumération donnée dans un style enfantin, on voit poindre l’intérêt qu’excitait la fondation nouvelle, malgré les quatre autres maisons de Bénédictines qui existaient déjà.

Cette église était petite, mais elle possédait un tableau d’autel remarquable, chef-d’œuvre de Blanchet, et représentant Saint Benoît recevant le Viatique. Quant au monastère qui, en 1684 et 1740, fut agrandi, c’était un bâtiment considérable que flanquaient deux gros pavillons. Les religieuses y furent nombreuses, et elles tinrent un pensionnat de demoiselles, comme nous le verrons.

Quelle fut la vie intérieure du couvent de Saint-Benoît après sa fondation ? Les religieuses eurent pendant longtemps la sympathie de l’autorité ecclésiastique, mais il arriva dans la suite que, dirigées par les Oratoriens, elles furent suspectes de jansénisme. L’archevêque, un jour, vint à elles et les traita durement. C’est à la suite de cette visite que fut écrite la lettre suivante ; nous la reproduisons, pour la facilité de la lecture, en écriture moderne ; elle aura en outre le mérite de nous révéler des détails intéressants :

« Monseigneur, dès la première fois que Votre Grandeur a pris la peine de nous assembler toutes, pour nous faire un discours où Elle nous assura d’être hérétiques, séparées de l’Église, dans une voie de damnation, nous en fûmes si étonnées et si affligées que nous aurions fait aussitôt de très humbles représentations là-dessus, si nous n’avions espéré que Votre Grandeur étant ensuite mieux informée, Elle écouterait à notre égard les sentiments d’un bon père, qui revient volontiers des préventions que des personnes mal intentionnées Lui ont données contre des enfants qui certainement ne sont pas coupables des crimes qu’on leur impute. Mais voyant, Monseigneur, avec une très vive douleur que l’indignation de Votre Grandeur contre nous, loin de diminuer, semble augmenter, nous ne croyons plus devoir rester dans le silence, ce qu’on pourrait attribuer à une indifférence de notre part pour les choses dont on nous accuse, ce qui n’est pas permis à un catholique en ce qui regarde sa foi, ou peut-être même à une conviction que nous nous reconnaissons coupables. Permettez-nous donc, Monseigneur, de nous jeter avec respect aux pieds de Votre Grandeur, pour le supplier de vouloir bien écouter les raisons que nous prenons la liberté de Lui dire pour notre justification.

« Vous nous avez dit, Monseigneur, que c’est depuis plus de trente ou quarante ans que vous étiez informé que nous avions de mauvais sentiments, qui nous avaient été inspirés par ceux qui nous avaient conduits (sic), et par les mauvais livres que nous lisions. Votre Grandeur en donna pour preuve la visite et l’enlèvement des livres faits dans notre maison par feu Mgr de Saint-George. Nous n’avons, Monseigneur, qu’à rappeler la chose telle qu’elle se passa pour faire voir qu’au lieu d’être une preuve contre nous, elle tourne à notre avantage. Voici le fait dans la vérité, comme l’assurent celles d’entre nous qui en ont été témoins. Il est vrai qu’en l’année 1708, Mgr de Saint-George fit la visite des livres dans notre maison. Il déclara d’abord que c’était par un ordre exprès de la cour, et malgré lui : il fit la visite avec toutes sortes de bontés et de politesse. Il n’entra pas même dans toutes les cellules. Il se contenta de regarder ce qui était sur les tablettes, et dit qu’il s’en remettait pour les lui envoyer à sa fille Madame notre prieure, qui était alors Mme de La Tour, l’illustre tante de notre prieure d’aujourd’hui, ce qu’elle fit avec beaucoup d’exactitude. Une marque qu’il ne les trouva pas mauvais, c’est qu’il les renvoya quelques années après : ce que nous venons de marquer est très vrai ; nous supplions Votre Grandeur de le croire et de juger par cet exemple que beaucoup d’autres choses qu’on lui dit contre nous ne sont pas telles qu’on les Lui rapporte et de vouloir bien les éclaircir avant d’y ajouter foi. Si Votre Grandeur avait la bonté de donner cette attention sur les faux témoignages qu’on vient rendre contre nous par rapport aux absolutions nocturnes, la vérité triomphera infailliblement du mensonge. Souffrez encore, Monseigneur, que nous disions, à l’égard des personnes qui nous ont conduits (sic), nous n’en avons jamais eu qu’avec l’approbation et la permission de nos supérieurs. Cela suffit pour nous justifier là-dessus, et nous sommes obligées de rendre à tous cette justice, et nommément aux Pères de l’Oratoire, qui nous ont instruites des devoirs de la vie chrétienne et religieuse, sans nous entretenir des disputes de ce temps qui ne nous convenaient pas.

« Souffrez, Monseigneur, que nous prenions la liberté d’exposer à Votre Grandeur les raisons qui semblent prouver que nous n’avons jamais été coupables d’hérésie ni d’aucun mauvais sentiment ; aurions-nous pu les cacher si longtemps à nos illustres archevêques vos prédécesseurs, qui nous ont donné en toute occasion des marques de bonté ? Mgr Camille[1] a donné son agrément pour fonder la maison ; Mgr de Saint-George[2] a établi la réforme après beaucoup d’informations et une visite exacte et régulière où rien n’échappa à ses lumières. Nous avons encore l’ordonnance qu’il fit pour la réforme. Il n’y paraît pas être mécontent de nos sentiments ni de notre conduite. À l’égard de Mgr de Villeroy[3], on sait assez qu’il nous honorait d’une bienveillance et d’une protection particulières. Il ignorait si peu nos sentiments qu’étant un jour dans notre maison, ayant trouvé un traité de M. Nicole[4], il le prit en disant : Voilà un excellent livre ; vous estimez, mes filles, ce que j’estime, et vous aimez ce que j’aime.

Après le témoignage de nos révérendissimes archevêques, nous pouvons encore nous servir de celui de leurs grands vicaires qui ont été nos supérieurs, et de grand nombre de confesseurs ecclésiastiques et religieux de différents ordres, qui nous ont conduit (sic) depuis qu’on nous a ôté nos anciens directeurs. Nous pouvons assurer dans la vérité qu’ils ne nous ont jamais dit que nous fussions dans l’erreur ni dans la mauvaise voie. Nous savions bien que nous avions des ennemis qui depuis longtemps publiaient ces calomnies. Mais aucune personne qui avait connaissance de l’intérieur de la maison ne nous a jamais fait de reproche sur notre foi. Comment se serait-il pu faire que nous eussions trompé tant de gens si éclairés ? Nous n’en sommes pas capables, et on voit bien par l’occasion présente que nous sommes sincères, et si nos illustrissimes archevêques, leurs grands-vicaires, nos supérieurs et tous les confesseurs que nous avons eus ont reconnu que notre foi n’était pas pure et que nous étions dans une voie de damnation, pourquoi ne nous ont-ils pas averties ? Pourquoi nous ont-ils laissées recevoir des filles, élever des pensionnaires ? En ce cas, ils seraient des fauteurs d’hérétiques, s’ils ne l’étaient pas eux-mêmes. Voilà ce qui résulte des accusations qu’on forme aujourd’hui contre nous.

« À ces témoignages, nous devons en joindre un que nous trouvons en nous-mêmes, puisque personne ne connaît mieux ce qui est dans l’homme que l’homme même. Aussi, Monseigneur, permettez-nous de vous assurer qu’après avoir demandé à Dieu, avec toute l’ardeur possible, qu’il Lui plût de nous éclairer sur notre état, nous avons sondé et examiné les sentiments de notre cœur ; nous n’en avons trouvé aucun qui ne fût très catholique, contenu dans les catéchismes communs qu’on nous a appris dans notre enfance, que nous ne reconnaissons point d’autre Église que l’Église catholique, apostolique et romaine, dont notre Saint-Père le Pape est le chef comme le successeur de saint Pierre, et vous, Monseigneur, comme le successeur des apôtres et notre légitime supérieur, que nous avons eu le bonheur, d’être baptisées et élevées dans cette Église, où nous espérons de vivre et de mourir, que nous lui sommes très soumises, rejetant et condamnant toutes les erreurs qu’elle condamne, croyant toutes les vérités qu’elle enseigne. Si Votre Grandeur ne le croit, nous la supplions de nous marquer précisément et clairement quelle est l’erreur que nous soutenons et la vérité que nous ne croyons pas, et nous protestons que nous lui donnerons là-dessus toutes les satisfactions qu’elle peut désirer.

« À l’égard de la Constitution Unigenitus où il semble que toute l’affaire doit se réduire, il est vrai que notre conscience ne nous permet pas de la recevoir et d’en faire la règle de notre foi. En le faisant, nous croirions condamner des vérités essentielles à la religion. Ce refus ne vient ni d’entêtement ni d’opiniâtreté, encore moins pour vouloir faire les savantes et les théologiennes. Nous gardions le silence, et Votre Grandeur nous oblige de parler. Nous n’avons pas la subtilité de ceux qui trouvent de mauvais sens à des propositions qui contiennent les vérités les plus communes que nous avons apprises dans notre catéchisme, et que nous voyons encore tous les jours dans les prières de l’Église. Nous ne pouvons parler autrement que nous ne pensons ; cela est contraire à la vérité et à la sincérité, ce qui n’est jamais permis, surtout en fait de religion. Ce serait manquer de respect et de soumission à Votre Grandeur qui nous a expressément déclaré qu’elle ne voulait ni détours ni équivoques, mais que le cœur fût d’accord avec les paroles. Cet ordre si raisonnable et si fort de notre goût est pour nous une nouvelle obligation de ne point déguiser nos sentiments. Si nous nous trompons, c’est de bonne foi, nous sommes dignes de pitié ; mais on ne saurait condamner notre sincérité qui nous expose à tant de peines. C’en est une grande, Monseigneur, que d’encourir votre indignation, nous en sentons toutes les suites. Votre Grandeur a toute l’autorité, nous ne sommes que de pauvres filles, qui n’ont pour elles que le témoignage de leur conscience et de leur confiance en Dieu. C’est de là que vient cette assurance, qui ne nous laisse ni doute ni difficulté, sur ce que Dieu exige de nous dans cette occasion.

« Mais la plus grande de toutes les peines pour nous, c’est, Monseigneur, la privation des sacrements, où nous voyons bien que Votre Grandeur nous mène. Elle n’a point voulu nous accorder les confesseurs que nous avons pris la liberté de lui demander, quoiqu’ils soient approuvés pour tout le reste du diocèse, et ceux qu’elle nous a envoyés pour la Pâque nous paraissent si prévenus et nous ont dit des choses si extraordinaires que nous n’avons pu leur donner notre confiance, ce qui fait que, malgré nous, nous sommes privées de la consolation de recevoir le sacrement de pénitence, et celles de nous à qui Dieu donne un désir ardent de s’approcher de l’Eucharistie, et à qui la conscience ne reproche pas des péchés mortels qui nécessairement ont besoin d’absolution, ont la douleur devoir traiter leur communion de sacrilège. Il est vrai, Monseigneur, que si nous étions coupables d’hérésie et des autres (sic) qu’on nous attribue, nous ne devrions pas participer aux saints mystères et nous n’aurions garde de le faire. Nous sommes accusées, mais sans être convaincues, et nous réclamons de toutes nos forces contre les faux rapports que l’on a faits de nous à Votre Grandeur. Aussi tant que nous aurons la liberté, nous ne nous priverons pas du plus grand bien que nous ayons en cette vie, qui est d’approcher de la sainte communion. Nous savons que, si Votre Grandeur nous le défend, il faudra s’y soumettre ; nous le ferons avec la plus vive douleur.

« Permettez-nous encore, Monseigneur, de nous justifier sur ce qui arriva à la fin du dernier discours que nous fit Votre Grandeur. Il faut Lui avouer que nous fûmes si surprises d’entendre tout ce qu’Elle nous disait, surtout que nous nous moquions de notre Archevêque, de notre Saint-Père le Pape et de Dieu, que nous frémîmes, et, sans avoir prémédité, nous nous jetâmes aux pieds de Jésus-Christ, présent au très Saint Sacrement, pour le prendre à témoin de notre innocence. Nous croyons aussi, en cela, avoir suivi notre règle, qui nous oblige de nous mettre à genoux lorsque le Supérieur reprend fortement.

« Voilà, Monseigneur, ce que nous nous croyons obligées de représenter très humblement à Votre Grandeur. Nous nous flattons qu’Elle sera touchée de compassion de la triste situation où nous nous trouvons, et qu’Elle aura la bonté de ne plus exiger de nous ce que la crainte de faire un mal et d’offenser Dieu, en parlant contre notre conscience, ne nous permet pas de faire. Hé ! qui pourrait nous le conseiller tant que nous serons dans cette disposition ? Le dire de bouche et le désavouer dans le cœur, comme le font tant d’autres, ce serait trahir nos sentiments, et pour lors se moquer véritablement de Dieu et de ceux qui nous tiennent sa place. À Dieu ne plaise que nous fassions une pareille faute ! Quoi qu’il puisse nous en coûter et de quelque manière que Votre Grandeur nous traite, nous La supplions d’être persuadée que nous ne manquerons jamais à la soumission qui Lui est due, et que nous continuerons à faire des vœux pour sa conservation, étant, avec un profond respect… »

Cette longue lettre se termine par cette note : « Madame la prieure et quarante-quatre de ses religieuses ont signé cette lettre. »

Cette justification nous donne bien des détails ; nous apprenons que Mgr de Saint-George établit la réforme, très probablement celle qui, quelques années auparavant, avait été autorisée, dans l’abbaye de Chazeaux ; que les religieuses avaient un pensionnat de jeunes filles ; que les Oratoriens, suspects à bon droit de jansénisme, comme nous le verrons plus tard, furent longtemps leurs directeurs spirituels ; que dès longtemps elles étaient suspectées elles-mêmes ; qu’enfin les reproches de l’Archevêque furent très violents.

Mais comme c’est la première fois que sur notre chemin nous rencontrons le jansénisme, dont nous aurons à parler encore, quelques éclaircissements sont ici nécessaires pour les personnes qui ne sont pas familières avec les questions théologiques.

Le jansénisme fut l’hérésie la plus subtile et la plus fourbe qui ait jamais désolé l’Église. Elle eut pour auteur Corneille Jansen, ou Jansénius, qui devint évêque d’Ypres. La liberté mal comprise en est le principe, et les rapports de la liberté et de la grâce en forment la doctrine. Après Jansénius, Duverger de Hauranne, Saint-Cyran, le grand Arnauld furent les chefs de la secte. Des différents écrits des jansénistes on tira cinq propositions qui furent condamnées : 1° Quelques commandements de Dieu sont impossibles à des justes, qui désirent et qui tâchent de les garder, selon les forces qu’ils ont alors ; et ils manquent de la grâce qui les leur rendrait possibles. 2° Dans l’état de nature déchue, on ne résiste jamais à la grâce intérieure. 3° Pour mériter et démériter dans l’état de nature déchue, l’homme n’a pas besoin d’une liberté exempte de la nécessité d’agir, mais il lui suffit d’une liberté exempte de contrainte. 4° Les semi-pélagiens admettaient la nécessité d’une grâce intérieure et prévenante pour chaque action, même pour le commencement de la foi ; et ils étaient hérétiques en ce qu’ils prétendaient que cette grâce était de telle nature que la volonté de l’homme avait le pouvoir d’y résister ou de la suivre. 5° C’est une erreur des semi-pélagiens de dire que Jésus-Christ est mort ou a répandu son sang pour tous les hommes sans exception.

Pour échapper à cette condamnation, les jansénistes inventèrent la célèbre distinction du droit et du fait. En droit, ils disaient condamner ces cinq propositions condamnables ; mais, en fait, ils ne reconnaissaient pas qu’elles fussent contenues dans leurs écrits, et dès lors en fait, ils ne voulurent s’engager, à l’égard des cinq propositions, qu’à un silence respectueux. Ce silence respectueux fut lui-même condamné, en 1705, par la bulle Vineam Domini, de Clément XI ; c’était forcer l’erreur jusque dans ses derniers retranchements. Un livre du P. Quesnel, les Réflexions morales sur le Nouveau Testament, amena une nouvelle condamnation par la bulle Unigenitus. L’obéissance de l’Église à cette célèbre Constitution fut prompte et universelle. Plus de cent évêques français et plus de cent mille ecclésiastiques, pour ne parler que de notre pays, se soumirent formellement et solennellement. Seize évêques français, Mgr de Noailles en tête, et près de trois mille ecclésiastiques se rangèrent du côté du P. Quesnel. On les nomma les appelants, parce qu’ils en appelèrent de la bulle à un concile général. Dieu seul sait tout le mal que fit cette hérésie à l’Église et à la France.

Mais revenons à nos religieuses bénédictines de Saint-Benoît. À notre avis, leur jansénisme était plutôt une suspicion qu’une réalité. En lisant leur lettre à l’Archevêque, on aura été frappé de la façon vraiment religieuse et édifiante dont elles parlent de la sainte Eucharistie et de la sainte communion, et quand on se rappelle que les jansénistes, sous prétexte de respect, ne s’approchaient de la table sainte que le plus rarement possible, on ne peut s’empêcher de trouver que nos religieuses furent bien loin de ces doctrines. Aussi n’avons-nous pas été très surpris quand nous avons eu la bonne fortune de découvrir la pièce suivante :

Déclaration de Mme de Saint-Benoît

« Nous soussignées, prieure et religieuses de la communauté de Saint-Benoît de la ville de Lyon, certifions et déclarons à Mgr l’Archevêque pour la décharge de nos consciences, pour la plus grande gloire de Dieu et pour l’édification de notre prochain, qu’ayant été portées à signer la lettre que nous eûmes l’honneur d’écrire à Sa Grandeur, du mois de juin dernier, dans laquelle lettre nous avons reconnu qu’il y a des termes et des expressions dont nous n’avons pas compris la force ni l’étendue qu’on peut leur donner… et voulant nous renfermer dans une profession de foi simple et intelligible pour toutes sortes de personnes, nous déclarons à mondit seigneur l’Archevêque que nous croyons sans aucune restriction tout ce que l’Église catholique, apostolique et romaine croit…

« Nous déclarons encore, en conséquence, que nous nous soumettons de cœur et d’esprit à toutes les décisions de l’Église catholique, apostolique et romaine, et en particulier à la bulle de notre Saint-Père le Pape Clément XI, commençant par ce mot : Unigenitus. Nous condamnons toutes les propositions qu’elle a condamnées, de la même façon que le corps des pasteurs uni au Saint-Siège les a condamnées, nous soumettant aux peines portées par ladite Constitution, en témoin de quoi nous avons signé la présente déclaration de laquelle nous espérons ne jamais nous écarter avec l’aide de Dieu.

« Fait à Lyon, dans notre monastère, le 18 juillet 1733. »

Cette date nous fixe sur l’époque de cette crise conventuelle et nous indique quel fut l’archevêque qui la provoqua ; ce fut le successeur immédiat de Mgr de Villeroy, Charles-François de Châteauneuf de Rochebonne, qui prit possession du siège de Lyon par procureur, le 15 janvier 1732, et fit son entrée solennelle dans la ville au mois d’août.

Après cet orage, la tranquillité rentra dans le monastère, et, vers le milieu du dix-huitième siècle nous voyons nos religieuses céder aux tentations de profiter de leurs terrains vides pour augmenter leurs revenus. Leur propriété s’étend jusque sur le quai Saint-Vincent, elles y construisent des maisons. À l’extrémité de leur propriété, elles sont séparées de celle des Pères Chartreux par un mur mitoyen. Le 22 mars 1743, elles demandent à leurs voisins l’autorisation, pour les constructions nouvelles, de s’appuyer sur ce mur.

Ce couvent ne fut pas pauvre, nous aurons l’occasion de le constater encore. Le 11 septembre 1747, elles s’acquittent envers MM. les chamarrier, chanoines et chapitre de Saint-Paul, par une transaction portant quittance de vingt-quatre mille francs pour indemnité et milods. Ladite transaction porte quittance du droit d’insinuation et de l’indemnité due au seigneur direct.

Il est vrai que, dans un registre de délibérations, nous trouvons plusieurs autorisations, données à la sœur cellerière, d’emprunter diverses sommes. Mais l’emprunt n’est pas toujours la preuve de la pauvreté. L’inventaire de 1791, réclamé aux religieuses de Saint-Benoît, suffira pour nous convaincre. Les recettes de l’année 1790 s’élèvent à 16.302 livres 10 sous ; les demoiselles pensionnaires y sont comptées pour 8.558 livres 16 sous ; les dépenses de la même année s’élèvent à 11.298 livres, sans compter les dépenses courantes.

Mais, dans ce registre, nous trouvons une délibération fort importante, et qui indique un certain malaise ; elle est datée du 20 juin 1787. La prieure est absente ; ce devait être une raison de santé qui la retenait loin de son couvent, car nous trouverons, deux ou trois ans plus tard, un certificat de médecin justifiant son absence, quand les officiers de la municipalité se présenteront à Saint-Benoît.

Pendant son absence, le chapitre prend certaines mesures, auxquelles de loin s’oppose la prieure. Alors le chapitre prend une nouvelle délibération où il est dit que l’autorité de la mère prieure n’est pas indépendante du chapitre, et, en termes sévères, on signale ses prétentions à une autorité personnelle et exclusive. C’était sans doute le commencement d’un conflit, si la Révolution n’eût pas été aux portes.

Enfin, un jour, elle frappa à l’huis du couvent, et entra. Le 11 mai 1790, Palerne de Savy vint s’assurer de la liberté des religieuses. En voici le procès verbal :

« Nous, Fleury-Zacharie-Simon Palerne de Savy, maire de la ville de Lyon, Jérôme de Maisonneuve, Mathieu-Marc-Antoine Nolhac, Jean-Baptiste Dupont neveu, Luc Candy, Louis Bertholet, officiers municipaux, savoir faisons que ce jourd’hui, onze mai 1790, à cinq heures et demie de l’après-midi, nous nous sommes transportés, assistés de Me Laurent Rouchet, secrétaire du comité des biens ecclésiastiques commis à cet effet, au monastère de Saint-Benoît de cette ville, pour recevoir les déclarations des dames religieuses dudit monastère, relativement à leur volonté d’en sortir ou d’y rester, conformément au décret de l’Assemblée nationale, du treize février dernier, et aux lettres patentes rendues sur icelui, et parvenus dans la salle de communauté dudit monastère, nous y avons trouvé toutes les dames religieuses et les sœurs converses assemblées. Nous les avons instruites du motif de notre visite et leur avons fait faire lecture dudit décret et desdites lettres patentes, après quoi, nous avons invité la dame supérieure à rester avec nous et les autres religieuses à se retirer, pour revenir l’une après l’autre pour faire plus librement leur déclaration.

« Et Mme Anne Trollier de Messimieu[5], restée seule, nous a remis un état des religieuses et sœurs converses de sa maison, que nous avons paraphé pour demeurer joint au présent procès-verbal, et a déclaré ne vouloir pas sortir[6].

Ensuite, les Dames religieuses, venant l’une après l’autre, ont fait leur déclaration ainsi qu’il suit :

Dame Marguerite Germain a déclaré ne vouloir pas sortir.

Dame Jeanne-Marie Dufresne a déclaré ne vouloir pas sortir.

Dame Marie Dusouldy a déclaré ne vouloir pas sortir.

Dame Marie Montmarchet a déclaré ne vouloir pas sortir.

Dame Hélène Girardona déclaré ne vouloir pas sortir.

Dame Marie Coste a déclaré ne vouloir pas sortir et ne pouvoir signer à cause de ses infirmités.

Dame Benoîte Reboul a déclaré ne vouloir pas sortir.

Dame Andrée Chapuis a déclaré vouloir quitter la maison, et se retirer auprès de Monsieur son frère et de Madame sa sœur, lorsque la pension aura été fixée.

Dame Marie Choignard a déclaré ne vouloir pas sortir.

Dame Louise-Félicité Truilhier a déclaré ne vouloir pas sortir.

Dame Barbe Béranger a déclaré ne vouloir pas sortir.

Dame Suzanne de Chantelot a déclaré ne vouloir pas sortir.

Dame Pierrette Belot a déclaré ne vouloir pas sortir.

Dame Louise-Élisabeth de Satre a déclaré ne vouloir pas sortir.

Dame Marguerite Chapuis de Maubourg a déclaré ne vouloir pas sortir.

Dame Antoinette Serre a déclaré ne vouloir pas sortir.

Dame Françoise de Martelli a déclaré vouloir sortir, mais désirer rester encore six mois dans la maison.

Dame Anne-Marie Renaud a déclaré ne vouloir pas sortir.

Dame Angélique Perraud a déclaré ne vouloir pas sortir quant à présent, se réservant seulement de se décider autrement si les circonstances changeaient.

Dame Marie Richard a déclaré ne vouloir pas sortir.

Dame Hélène Nègre a déclaré ne vouloir pas sortir.

Dame Marie Daubinon a déclaré ne vouloir pas sortir.

Dame Claire Clapisson a déclaré ne vouloir pas sortir.

Dame Étiennette-Claudine Caillet a déclaré ne vouloir pas sortir.

Dame Claudine Chambry a déclaré ne vouloir pas sortir quant à présent, mais se réserver de se décider dans la suite suivant les circonstances.

Dame Anne Jamet a déclaré ne vouloir pas sortir.

Dame Thérèse Carrand a déclaré vouloir sortir dans trois mois de cette maison.

Dame Marie-Anne Richard a déclaré ne vouloir pas sortir.

Dame Anne Revin a déclaré ne vouloir pas sortir.

« Indépendamment des Dames religieuses ci-dessus dénommées, Madame la sous-prieure nous a déclaré que dames Claudine-Henriette de Montagnau de Beauchamp et Marie de Vantaillac étaient encore religieuses de chœur de cette maison, que l’une et l’autre étaient absentes, que la dame de Beauchamp était dans le diocèse d’Embrun, et la dame de Vantaillac dans celui d’Alais, nous réservant de faire prendre les déclarations desdites dames par commissions rogatoires adressées aux municipalités des lieux.

« Nous avons fait ensuite appeler l’une après l’autre les sœurs converses, qui ont fait leur déclaration ainsi qu’il suit :

« Sœur Claudine Perricaud, Jeanne Parrois, Marie Menet, Antoinette Vernange, Benoîte Arnaud, Jacquemette Ruby, Charlotte Aîné, Marie-Anne Chana ont déclaré ne vouloir pas sortir et ne savoir signer.

« Le procès-verbal continue en constatant la présence de deux sœurs étrangères : dame Claudine Durand, du monastère des Deux-Amants, qui déclare ne pas vouloir quitter la maison, et dame Cécile Chartre, hospitalière de Montbrison, qui déclare se réserver pour plus tard, selon les circonstances ; la présence aussi de trois sœurs tourières : Anne Soubry, Magdeleine Brun et Claudine Brun, qui déclarent ne vouloir pas sortir ; la présence enfin à l’infirmerie d’une sœur converse : Jeanne Carbon, qui déclare ne vouloir pas sortir.

« Le procès-verbal est clos lesdits jour et an, à l’heure de huit. »

Il est facile de remarquer, dans cette énumération, que les déclarations de certaines religieuses proviennent surtout des inquiétudes de l’avenir, et non d’un manque d’esprit religieux. En effet, l’horizon politique est bien noir, et il s’assombrit chaque jour ; le 14 septembre 1792, Rivaud, officier municipal, procède à un long et fastidieux inventaire ; c’est le commencement de la fin. Bientôt les religieuses sont expulsées, et le prieuré est vendu comme bien national. Rien, si ce n’est un nom de rue, ne rappelle ce passé religieux.

SOURCES :

Almanachs de Lyon, 1745 et 1755.

Un manuscrit portant le n° 1488, à la bibliothèque de la ville.

Fonds de Saint-Benoît, aux archives municipales.




  1. Camille de Neuville de Villeroy, archevêque de Lyon de 1663 à 1693.
  2. Claude de Saint-George, archevêque de Lyon de 1693 à 1714.
  3. François-Paul de Neuville de Villeroy, archevêque de Lyon de 1714 à 1731.
  4. Nicole, un des solitaires de Port-Royal, défenseur du jansénisme.
  5. Elle n’était que sous-prieure, mais la prieure étant absente, elle se trouvait d’exercer de fait et pour le moment la supériorité.
  6. Chaque déclaration est suivie de la signature de la déclarante.