Les Vieux Paysans (Verhaeren)

Œuvres de Émile VerhaerenMercure de FranceIX. Toute la Flandre, II. Les Villes à pignons. Les Plaines (p. 274-276).


LES VIEUX PAYSANS


Tant de soupçons griffus leur entaillent l’esprit,

Qu’ils ne croient jamais d’emblée
Ce qu’une langue humaine à leur oreille dit,
Même sous les nuits étoilées.

Ils vivent lents, muets, compliqués et retors,
Dans la lésine et dans l’envie,
Les yeux hallucinés par le maigre fil d’or
Que mêle à ses trames leur vie.

Rien n’a prise sur leur cerveau, sinon le gain ;
S’il ne leur sert, s’il ne rapporte,
Le droit ou le devoir viendra frapper en vain

Avec ses poings contre leur porte.


Le monde entier tient dans leur bourg ou leur hameau.

La ville aux flammes d’or, la ville,
Elle est là-bas, l’usine en feu d’où tous les maux
Tombent sur les plaines serviles.

Dans leurs marchés, les mots vagues qu’ils font mouvoir
N’égarent point leur vigilance ;
Ils n’ont qu’un but, c’est d’épier ou de savoir
Ce que renferme leur silence.

Leur champ est sous leur main, leur ferme est sous leur œil ;
Bêtes et gens, ils les oppriment ;
La terre est à tel point leur affre et leur orgueil
Qu’ils l’adorent jusques au crime.

Tous espèrent, sans qu’ils l’avouent, durer cent ans,
Comme tel vieux de leur village ;
Et puis — sait-on — si l’ombre et la mort et le temps
Viendront à bout de leur grand âge ?

Ils demeurent enracinés, comme des troncs,
Dans leurs tares et dans leurs vices :
Ils trouvent juste et clair et bon tout ce qu’ils font

Et que les autres en pâtissent.


Mais c’est de leur entêtement compact, maussade et lent,

Que la race de Flandre est née,
Dure comme le sol, rêche comme le vent,

Patiente comme l’année.