Calmann-Lévy éditeurs (p. 398-402).

III

Le bruit de la mort d’Houchemagne se répandit dans Paris le jour même.

Les premières arrivées auprès du lit funèbre furent miss Spring et Blanche Arnaud. Elles entrèrent toutes pâles, tenant chacune à la main un petit bouquet de violettes. Elles retenaient. leurs larmes. Elles ne purent plus les arrêter quand elles se furent agenouillées devant la dépouille du demi-dieu. Elles pleuraient les chefs-d’œuvre condamnés au néant, l’enthousiasme qu’il ne leur donnerait plus, et leur culte pour le noble artiste, ce culte qui avait été l’une des plus belles joies de leur cœur. Elles faisaient, dans le grand atelier blanc, contre le drap blanc, deux taches noires avec leurs capes de vieilles filles. Timidement elles posèrent leurs violettes près des mains d’ivoire. On aurait dit les Saintes Femmes au Tombeau.

Addeghem vint ensuite, se raidissant contre l’émotion. C’était la première fois qu’il franchissait cette porte, et il lui apparaissait enfin, cet atelier objet de convoitises qu’il n’avait jamais dites entièrement. Voilà que ses curiosités étaient satisfaites. L’imposante nudité de l’immense pièce où les grands êtres mythiques dominaient aux murailles, tout d’abord l’atterra, et ce ne fut que dans l’instant suivant que ses regards s’arrêtèrent au petit lit où reposait l’artiste mort, entre les deux pleureuses.

Elles se redressèrent à la venue du critique. Blanche Arnaud, les yeux inondés de larmes, ne put dire un mot.

Miss Spring prononça :

— Cher monsieur Addeghem, c’est comme si un soleil se voilait !…

— Quelle perte ! quelle perte inestimable ! répétait le vieillard.

Et il s’arrêtait stupéfait devant les toiles inachevées, la Multiplication des Pains, l’image de Jésus.

Bientôt ce fut une foule. Une trentaine de jeunes peintres appartenant à ce qu’on appelait déjà, dans le monde artistique, l’école d’Houchemagne, étaient venus par groupes et se retrouvaient tous là. La plupart d’entre eux n’avaient jamais vu Nicolas, tout en l’imitant de loin, religieusement. Quelques-uns de ceux-là s’arrêtèrent, frappés devant la sérénité impressionnante du mort. Leur enthousiasme secret pour le maître de leur art, leur arrachait devant son cadavre des larmes de désolation, et deux ou trois reconnaissant Jeanne, toujours assise au chevet du lit funèbre, lui demandèrent la permission de prendre un suprême croquis de l’artiste en sa beauté mortuaire.

Elle devina qui ils étaient, ces jeunes gens dont le talent sortait indubitablement de l’âme de Nicolas ; ils étaient ses vrais fils, ceux qui le continueraient, qui feraient son œuvre, ceux qu’il savait exister sans les connaître tous, et qu’il aimait. Et le divin visage de Jeanne, meurtri de souffrance, leur sourit.

Et l’atelier s’emplissait toujours, car ceux qui arrivaient, les admirateurs de Nicolas, ses amis, les curieux, les indifférents, une fois qu’ils étaient entrés, ne pensaient plus à sortir. Et l’on se pressait, on se heurtait dans un silence sacré. Mademoiselle Angeloup était là, Nelly Darche, Vaupalier ; et tous ces êtres légers devenaient graves. Nugues sanglotait au pied du lit. Jenny Fontœuvre, depuis le matin, n’était pas encore revenue de sa consternation. Ce qui était arrivé, elle ne consentait ni à le croire, ni à l’admettre. Est-ce qu’un pareil artiste pouvait disparaître à trente-sept ans ? Pourquoi ? Et elle se révoltait, n’ayant jamais encore, de toute sa vie, sondé de tels problèmes. Son mari, ayant reconnu le médecin qui avait donné ses soins à Nicolas, s’en était emparé pour obtenir de lui le secret de cette mort foudroyante. Ç’aurait été, pour cet homme dépourvu de vie intérieure, un soulagement et un sujet de résignation que de savoir le nom de la maladie si brève qui avait emporté l’artiste ; et jusque dans ce coup du sort, il ne voulait pas de mystère. François Fontœuvre s’était arrêté au lit, et son regard ne se détachait pas de ce visage de cire à l’immobilité terrifiante, Hélène, assise au fond de l’atelier, sous le Sphinx, égrenait son chapelet.

Et tous ceux qui avaient connu Nicolas, ceux qui l’avaient combattu, ceux qui l’avaient aimé, ceux qui s’étaient enflammés pour son œuvre et ceux qui avaient proclamé sa déchéance, les artistes, les critiques, les journalistes, restaient là, fascinés par les grands êtres surhumains accrochés aux murailles, par la figure inachevée du Christ, mais surtout par le mort.

Les lèvres qui avaient tant parlé naguère du monde invisible ne bougeaient plus ; les mains inspirées qui avaient essayé de le peindre étaient liées pour toujours ; l’homme ardent qui, soulevant le manteau de plomb du matérialisme, avait tenté d’emporter les masses vers l’Idéal, n’était plus. Mais la leçon du monde invisible sortait. plus puissante que jamais de ses lèvres fermées, de ses mains immobiles, de son impassibilité. Une voix émanait de lui, qui perçait jusqu’à leur conscience les êtres troublés invinciblement attardés ici, et leur posait la redoutable interrogation que les morts laissent aux vivants : « Savez-vous où je suis allé ? »

FIN

2712-12. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — 1-13.