Calmann-Lévy éditeurs (p. 353-397).

II

Au mois de décembre, par l’intermédiaire des Vaugon-Denis, Nicolas vendit une Petite marchande de mouron qu’il venait de terminer en quinze séances. Mais il connut toujours les mêmes soucis, car il n’était pas encore libéré de toutes ses dettes, ayant voulu d’abord restituer au budget conjugal les sommes qu’il lui avait déjà empruntées pour les menus frais, — voitures ou petits cadeaux, — qu’avait motivés sa liaison. Il dut souscrire de nouveaux billets. Ignorant même ce qu’il devait exactement, il était sourdement terrifié par l’approche des échéances. Il voyait la nécessité d’entreprendre encore une œuvre imbécile, et voilà que le travail, accepté au début avec indifférence, lui était maintenant intolérable. La petite mendiante, qu’il venait de peindre, n’avait été menée à bout que par un indicible effort contre l’écœurement que lui inspirait un tel sujet imposé par l’amateur. De plus, une fatigue physique s’adjoignait maintenant au dégoût. Il devait lutter contre une pénible lassitude qui l’engourdissait sans cesse, et se manifestait, durant le travail, par une sorte de morsure qui semblait grignoter les os de son échine. D’ailleurs, il avait totalement perdu le sommeil, et il pouvait attribuer tous ses malaises à ce manque de repos. La nuit, ses ennuis d’argent prenaient des proportions dramatiques ; il en concevait d’affreuses angoisses dont il se raillait quelquefois lui-même au matin. Mais l’obsession du labeur suppliciant persistait. Ce fut dans ces conditions qu’il commença son troisième tableau commercial intitulé : Autour du thé. Celui-ci avait été commandé à Houchemagne par une Américaine qui avait spécifié son désir d’un sujet mondain. Il y représentait deux jeunes femmes élégantes attablées à un guéridon, devant une théière. Nicolas n’avait même plus assez de ressort pour trouver une ironie amusante à traiter lui, l’enfant des vignerons, toujours si distant du monde, une telle composition. Il n’y voyait que le plus ennuyeux des devoirs. On était maintenant aux journées si brèves et si brumeuses de janvier ; les heures de lumière était comptées, et ce n’était qu’à la nuit, lorsque les tons de sa palette se brouillaient, qu’il pouvait rejoindre Marcelle. Puis, des difficultés surgirent à propos des robes de ses modèles. Il dut aller prendre des croquis de costumes à la mode chez le couturier de sa femme. Jeanne l’y accompagna en rougissant. En sortant il lui dit :

— Tu as eu honte de moi.

Elle ne répondit pas.

Désormais, chaque fois qu’en sa présence, Jeanne semblait méditer ou rêver, plongée dans cette vie intérieure qui devait être en elle si intense et si noble, il l’accusait secrètement de travailler, par un pouvoir mystique, à le séparer de Marcelle. Il l’imaginait sans cesse « priant Dieu, selon sa propre phrase, de l’arracher à cette femme ». Ce mot le hantait, l’obsédait, l’épouvantait. Un jour, il ne put se retenir de confier cette maladive inquiétude à Marcelle.

— Pendant que nous nous aimons tant, lui dit-il en la serrant convulsivement contre sa poitrine, quelqu’un cherche à nous désunir.

— Ah ! qu’on essaye ! repartit triomphalement Marcelle.

— Tu ne peux pas savoir, reprit-il ; c’est d’un danger caché que je te parle. Jeanne prie pour que tu me sois arrachée.

Marcelle sourit :

— Si ce n’est que cela !

— Moi, cela me trouble. Jeanne est puissante. Jeanne connaît la vérité mieux que nous. Elle est demeurée impeccable, elle ; c’est elle qui obtiendra ce qu’elle désire.

— Mais comment cela se ferait-il ? demanda Marcelle, toujours aisément soumise à la parole de Nicolas. Pour moi rien, je te le jure, ne serait capable de m’ôter à toi, aucune puissance, aucune menace, aucune crainte. Je suis à toi pour toujours.

— Il y a la mort, dit Nicolas en frissonnant, je pourrais té perdre…

— Moi, mourir ?

C’était le cri de ses dix-huit ans, de sa jeunesse, de sa santé, de sa force. Pour Nicolas, à cette pensée, il tremblait de douleur devant elle.

— Nous nous aimons trop, vois-tu, reprit-il, si accablé et si brisé qu’il dut s’asseoir. J’ai des pressentiments affreux. Un tel bonheur n’est pas de ce monde : un tel bonheur ne peut s’allier avec notre faute. Nous serons punis, Marcelle, il faudra nous quitter.

Et elle s’efforçait à le distraire de ces idées noires en lui parlant du tableau qu’elle préparait à cette époque, en lui montrant ses esquisses. Jamais Nicolas n’était complètement satisfait. Jamais il ne trouvait aux études assez d’originalité. Il pressait et torturait ce jeune talent pour le forcer à produire une œuvre personnelle, sortie du cœur. Mais ce jour-là, il semblait indifférent à tout ce qui n’était pas sa secrète terreur. Ne voulut-il pas, avant de laisser partir la jeune fille, lui arracher la promesse qu’elle ne sortirait plus jamais à pied !

— … Car, lui disait-il, je ne crains pas pour toi la maladie, mais l’accident. Oh ! Marcelle, j’imagine parfois ta tête chérie sous les roues d’une voiture ; ton corps, ta beauté, tout ce que j’aime, abominablement détruit. Je le redoute trop ce malheur m’arrivera.

Elle riait maintenant, s’amusait de ses puériles inquiétudes. Et lui, en l’embrassant une dernière fois, la suppliait d’être prudente, la mettait en garde contre un danger mystérieux dont il sentait venir l’approche.

Nicolas avait dû mentir pour cacher à Marcelle le travail auquel il se livrait tout le jour. Il lui avait dit que, désirant s’entretenir la main, il avait pris un modèle pour une étude, et que ce modèle assez couru, ne pouvant lui donner qu’un temps restreint, il était obligé de profiter du peu de jour accordé par la saison. Elle devait cependant apprendre la vérité d’une manière qu’il n’avait pas prévue.

Un soir, « les amis » prenaient le thé chez les Fontœuvre. Il y avait là, outre Addeghem et mademoiselle Angeloup, miss Spring et Blanche Arnaud, Nugues, puis Nelly Darche et Vaupalier, qu’on n’invitait plus désormais l’un sans l’autre. Le malheureux François assistait aussi à la joyeuse réunion, complètement rétabli aujourd’hui, mais gardant de son essai de suicide l’impossibilité de s’exprimer d’une façon intelligible. Le palais à demi détruit, il laissait, avec intention, les étrangers croire à son mutisme complet. À la vérité, quand il tentait de parler, seuls ses proches, par l’habitude, parvenaient à le comprendre. Aujourd’hui, isolé sous les colonnes du Parthénon, il semblait appartenir à un autre monde. La bonne Blanche Arnaud le considérait à la dérobée ; les larmes lui montaient aux yeux, et une tristesse l’empêchait de se mêler à la conversation qui était fort animée. Le vieil Addeghem, toujours exubérant et plein de feu, en tenait le dé. Et on l’excitait à pérorer, tant sa juvénilité ranimait tous les esprits. Ce soir il s’attaquait à Nelly Darche, qui avait inauguré, depuis quelques Salons, une manière plus audacieuse encore et plus déconcertante que celle de ses premières toiles. Le critique lui reprochait sa négation des nuances et des plans, et ce genre qui faisait de ses tableaux l’image d’une palette aux tons éclatants, mais brouillés. Et Nelly Darche se défendait, expliquait son procédé, se prétendait inspirée de l’art persan, quand Brigitte introduisit cousine Jeanne.

Tout le monde se tut. Elle entrait, ayant aux lèvres son éternel sourire que l’épreuve n’avait point usé. Sa beauté, que la douleur travaillait et métamorphosait, produisait sur les plus indifférents une impression de mystère qu’ils n’analysaient pas. Elle s’imposait d’abord comme la compagne d’un grand artiste ; bientôt c’était son pouvoir personnel qu’on subissait.

Elle embrassa Jenny, Hélène ; Marcelle vint à son tour lui tendre sa joue ; toutes deux, sans se le dire, pensaient à Nicolas. Quand la jeune femme eut relevé sa voilette par-dessus son grand chapeau noir, on la vit très pâle et émaciée ; et Addeghem jurait tout bas d’admiration devant ce profil qui se découpait si blanc, si pur, sur le fond sombre du chapeau. Alors, on parla de son mari ; toutes les curiosités qu’Houchemagne n’avait jamais cessé d’éveiller, se déchaînaient en présence de sa femme. Où se terrait-il, qu’on ne le voyait plus ? Quel secret cachait-il encore ? Comment se portait-il ?

— Ah ! soupira Jeanne, il m’inquiète ; je le trouve si fatigué ! Voyons ! s’écria Nelly Darche, ce n’est tout de même pas indiscret, puisque nous touchons au Salon, de vous demander ce que sera son envoi. Nous conduira-t-il encore au ciel ou bien sur la terre, cette fois ?

Le visage de Jeanne eut une petite contraction de souffrance. Elle endurait un martyre. Il fallait pourtant bien en venir à l’aveu de la vérité. Mais qu’aurait-elle donné, elle qui aurait voulu tous ces peintres aux pieds de l’Idole, pour n’avoir pas à leur dire l’impuissance où le grand artiste était tombé. Elle fit un effort et prononça :

— Je crois qu’il ne sera pas prêt pour cette année, qu’il n’enverra rien du tout.

Alors ce furent des exclamations, des cris d’étonnement, des simulations de regrets. Comment, depuis l’an passé, il n’avait pas eu le temps de brosser son chef-d’œuvre habituel ! Un Salon sans Houchemagne ! que dirait le public ! Miss Spring seule se taisait ; mais elle levait sur la femme de Nicolas ses yeux bleus si angoissés, si émus, si désolés, que Jeanne en fut touchée et en reçut du réconfort.

— Écoutez, déclara solennellement Addeghem lorsque le bruit eut cessé, ce qui arrive, je l’avais prévu. Houchemagne paye aujourd’hui sa présomption. Pour avoir voulu se soutenir trop longtemps dans les régions qui ne sont pas celles de la vie, il en arrive à la lassitude, à l’épuisement. Son génie demeure, mais il devra le rajeunir. Il n’a plus rien à produire dans le genre où il s’entête.

— Moi aussi, j’avais prédit cela, déclara Pierre Fontœuvre.

— Moi aussi, déclara Vaupalier.

— C’était fatal, ajouta Nelly Darche.

Alors, tout l’orgueil de l’épouse se réveilla chez Jeanne, stimulé par chacun de ces traits. On diminuait Nicolas, on proclamait la faillite de son œuvre, on niait ce qui formait l’essence de son génie ; c’était l’offenser elle-même mortellement. Trois personnes à ce moment la regardaient avec une anxiété douloureuse. C’était miss Spring, Blanche Arnaud et Marcelle. Les deux vieilles filles si dévouées à Houchemagne, brûlaient de le défendre et ne l’osaient en présence de sa femme ; et pour celle qui se sentait la cause de cette ruine, la douleur nouvelle qui l’étreignait l’eût empêchée d’élever la voix. Mais Jeanne se voyait fortifiée et soutenue par le désir de ces femmes unies avec elle dans le culte du même homme. Elle s’écria :

— Non, il n’est pas à bout de souffle ; non, il n’a pas épuisé les ressources de son génie ; non, ses visions spiritualistes ne sont pas finies. Et tenez, j’aime mieux trahir sa pudeur d’artiste que de vous voir tous perdre votre foi en lui. Eh bien ! son chef-d’œuvre, ce qui surpassera le Centaure et le Triptyque de Saint-François, et la Sainte Agnès, il est à la veille de le produire. Oui, monsieur Addeghem, vous qui n’avez plus confiance, si vous venez un jour à la maison en son absence, je vous ouvrirai la porte de son atelier et je vous montrerai comment il a su peindre le Christ, et vous qui avez critiqué tant de toiles et de gens, mon cher maître, vous resterez les lèvres closes devant cette figure divine. Et vous verrez aussi cette Multiplication des Pains, dans laquelle son Christ doit prendre place, et vous sentirez alors, devant le souffle qui anime cette œuvre géante, que Nicolas est toujours le colosse d’autrefois, que son inspiration s’élargit sans cesse, et qu’en lui c’est l’homme seul que terrasse la fatigue, mais non l’artiste.

— Jamais je n’ai méconnu son génie, balbutia le vieillard que l’exaltation de cette belle jeune femme avait interdit.

— Moi, fit à son tour Jenny Fontœuvre, je n’ose rien dire de Nicolas ; je sais qu’il nous stupéfiera toujours. Ainsi, qu’il produise ou qu’il se repose, bien tranquille j’attends le résultat.

Et, comme elle sentait cousine Jeanne très peinée des paroles qui avaient été prononcées, elle voulut faire une diversion et demanda le thé, que les jeunes filles servirent. Ce furent alors de petits colloques entre les invités. Tous s’occupaient de Nicolas à voix basse. Marcelle vint s’asseoir près de Jeanne ; il lui semblait ce soir l’aimer vraiment ; elle aurait voulu la remercier d’avoir ainsi parlé de Nicolas, et peut-être allait-elle le faire. Mais Hélène, à ce moment, les regarda toutes deux, et son visage exprima une si forte émotion, que Marcelle resta muette. Pour la première fois, le remords s’introduisait en elle ; et il prenait cette forme particulière : le regret déchirant d’avoir compromis la gloire de Nicolas. Toute l’humiliation que l’absent venait de subir là, quand on avait annoncé la déchéance de son œuvre, cette humiliation qui l’avait atteinte au vif de son cœur, elle en était l’unique raison. Et elle commençait à connaître une honte qui jamais encore n’avait effleuré son inconscience.

Cousine Jeanne prit congé de bonne heure, disant qu’elle n’était venue faire qu’une apparition ; à la vérité, si froissée des propos qui avaient été tenus sur Nicolas, qu’elle avait hâte de s’enfuir. Elle n’avait point refermé la porte, que tous les groupes disséminés dans le grand atelier se rapprochèrent avec une animation unanime, et, délivrés de toute contrainte par le départ de Jeanne, les invités se mirent à juger Houchemagne.

— Il ne faut pas se le dissimuler, c’est un artiste fini, dit Addeghem. Ce qu’en pense sa charmante femme ne prouve rien. D’abord, ce Christ dont elle parle, n’aurait-il pas eu le temps de le peindre, depuis un an, s’il possédait encore sa puissance d’autrefois ?

— Et puis, ajouta Vaupalier, nous savons bien ce qu’il en est depuis quelques mois, il tâte le public avec de bonnes petites toiles fabriquées soi-disant pour la vente, mais qui lui servent au fond à s’essayer, à se faire la main. Et, ma foi, j’ai vu chez Vaugon-Denis une Marchande de mouron pour laquelle je donnerais bien sa Sainte Agnès !

— Il a les moyens de faire la peinture qui lui plaît, continua Nugues ; il peut se passer de vendre autant d’années que ça lui chantera de peintre des anges ; or, je sais par Vaugon-Denis qu’il se donne maintenant à des sujets mondains.

— De la réalité, à la bonne heure ! s’écria Nelly Darche.

Marcelle écoutait, tremblante. Sa tête altière s’était redressée ; elle toisa tous ces gens qu’elle considérait comme des pygmées auprès de son amant, et ne put retenir un cri :

— Que dites-vous là ? Houchemagne est mon maître : j’entre dans son atelier, moi. Une marchande de mouron ? Des sujets mondains ? Mais je les aurais vus s’ils avaient existé ! Ces histoires sont des calomnies de jaloux, tout simplement. La vérité, voulez-vous que je vous la dise ? La vérité…

Et la vérité en effet gonflait son cœur, lui montait aux lèvres, sortait d’elle-même de son âme si secrète. Elle aurait été très capable de la clamer toute, et de donner sa faute en pâture à tout ce monde, pour réhabiliter Nicolas. Elle aurait dit : « Son génie n’a pas baissé ; c’est moi qui suis venue mettre le trouble dans cette grande vie. C’est parce qu’il m’aime et qu’un repentir atroce le déchire, qu’il ne peut plus rien produire désormais. » Que lui importait que son honneur fût compromis, et qu’on la méprisât, et qu’on sût qu’elle était une fille perdue, pourvu que Nicolas gardât sa gloire ! Ce fut Addeghem qui l’arrêta en riant.

— Mais, ma petite, vous n’avez qu’à vous renseigner près de Vaugon-Denis qui vend les tableautins d’Houchemagne.

Cette phrase, Marcelle la reçut comme un soufflet. Cette fois elle ne comprenait plus. Il la trompait donc lorsque, avec un langage inspiré, avec l’amour d’un artiste passionné, il la maintenait de force dans les régions de l’Idéal ? Il parlait ainsi devant elle, puis ensuite se cachait pour peindre des banalités…

Le lendemain, au lieu d’attendre l’heure de retrouver Nicolas, rue de l’Arbalète, elle courut de grand matin rue Visconti, pour le surprendre à l’atelier. Comme leurs entrevues étaient réglées d’avance, et que Marcelle ne venait jamais à l’improviste, il était sans méfiance et travaillait péniblement à son tableau mondain. Lorsqu’elle ouvrit la porte, il se retourna, pensant voir Jeanne. En reconnaissant la jeune fille, il eut une exclamation de contrariété :

— Oh ! c’est toi !

Alors, devant cet accueil, devant la petite toile qui représentait deux Parisiennes élégantes buvant du thé, Marcelle demeura glacée.

— On me l’avait dit, prononça-t-elle enfin, je n’avais pas voulu le croire.

Nicolas respirait fortement, il souffrait en silence, sans pouvoir s’expliquer. Soudain il s’emporta contre lui-même, contre son œuvre indigne, contre la dureté trop grande du châtiment qu’il endurait ; et, saisissant à deux mains la toile, il l’arracha du chevalet et la projeta à deux ou trois mètres de là, au fond de l’atelier.

— Je te défends de voir cela ! cria-t-il.

Et il fixait sur Marcelle un regard mauvais qui la déconcertait encore davantage.

— Explique-toi, supplia-t-elle, si tu ne veux pas que je te juge mal.

— Personne ne peut me juger bien, je suis un misérable.

Il ne se décidait pas à lui avouer qu’il travaillait ainsi pour elle, et une angoisse le prenait à l’idée de ce que pouvait élaborer ce cerveau inquiet. Debout l’un devant l’autre, ils se scrutaient ardemment. À la fin, Nicolas s’adoucit, il tendit les bras :

— Aie confiance en moi, Marcelle, pria-t-il, fais-moi crédit. Je suis devenu artisan, d’artiste que j’étais, mais je veux que tu m’estimes encore.

— C’est vrai que tu as vendu par Vaugon-Denis une marchande de mouron ? interrogea Marcelle.

Il fit signe que c’était vrai, en effet.

— Et d’autres toiles encore ?

— Et une autre toile encore.

Il y eut un silence. Marcelle reprit :

— Et ton œuvre ?…

— Mon œuvre ? c’est toi qui la feras, peut-être…

Alors, elle comprit la vérité et vint se jeter en pleurant sur son épaule.

— Ah ! c’est moi qui t’ai conduit là ; tout ce que tu souffres, tout ce qui t’amoindrit, la destruction du grand artiste que tu étais, c’est moi qui en suis la cause. Tu avais raison, tu avais raison, notre amour est maudit. J’ai été ton mauvais ange ; j’ai été pour toi le malheur !… Et voilà où je t’ai réduit ; pour entourer notre amour de plus de douceur, tu travailles contre ta conscience… Mon pauvre Nicolas !

Lui, qui la tenait dans ses bras, oubliait tout maintenant.

— Qu’importe le reste, répétait-il une fois de plus, nous nous serons aimés.

— Tu avais raison, reprenait Marcelle, je le vois aujourd’hui ; au-dessus de notre bonheur personnel qui nous paraît immense et qui est petit, il y a des lois, il y a le bien et le mal. Oui, nous avons mal fait, Nicolas. Il fallait te laisser à Jeanne.

— Tu sais bien que nous ne pouvons pas nous arracher l’un à l’autre, pourtant !

— Non, nous ne le pouvons plus. Il est trop tard. Il ne fallait pas s’aimer, voilà. Une heure a sonné où je pouvais encore me détacher de toi, une heure où j’aurais pu ne pas me donner à toi, et je n’ai pas su, et nous avons péché, et j’ai brisé la vie de Jeanne, et j’ai brisé ta vie, et j’ai éteint la flamme de ton génie.

Nicolas l’étreignait plus fort.

— Aimons-nous, aimons-nous plus pour que notre amour submerge notre remords, murmurait-il. Moi je t’aime comme si tu devais m’être ôtée bientôt.

Quand Marcelle, ressaisie par le sens de la sollicitude féminine, fut allée ramasser la toile qui gisait là-bas, sur le plancher de l’atelier, elle ne vit qu’un amas de couleurs brouillées. Dans la chute, la peinture s’était étalée, les gris de l’une des robes avaient coulé sur un visage ; des taches restaient sur le parquet morceaux d’une joue, de la nappe, des chapeaux. Nicolas fut atterré. Tout d’abord Marcelle ne comprit pas que le ravage d’une œuvre si peu aimée pût causer à l’artiste une telle émotion. Il était blême, ses membres tremblaient.

— Ah ! pardonne-moi, dit-il, je suis faible maintenant devant les difficultés de la vie ; je vois qu’il me faut recommencer l’atroce effort.

Et ce qu’il ne disait pas, c’est que les difficultés d’argent se présentaient à lui comme insurmontables. Il en éprouvait l’impression d’un cauchemar. C’était sur cette toile qu’il comptait pour la prochaine échéance. L’idée que des billets, par une rouerie de son usurier, pourraient être envoyés ici, rue Visconti, tomber entre les mains de Jeanne, qui les solderait peut-être sans rien dire, l’affolait. Et combien de temps lui faudrait-il maintenant pour refaire ce tableau !

Marcelle finit par deviner ce désespoir. Elle lui dit :

— Veux-tu que j’essaye de te l’arranger, cette toile ?

Mais il se révolta :

— Toi ? je te permettrais une pareille besogne ! Oh ! ma chérie ! Mais je ne te veux faite que pour l’art véritable. Je veux que jamais, jamais tu n’entreprennes une chose indigne de ton âme. Promets-le moi.

Elle le promit avec la docilité que cette indomptable n’avait pas une fois cessé de montrer près de lui.

Ce fut le soir de ce jour que Nicolas fut pris de frissons et dut s’aliter. Il souffrait de la tête et sa température montait d’heure en heure ; mais, bien qu’il fût très accablé, le médecin ne put diagnostiquer rien d’autre que la grippe et ne s’inquiéta pas. Le malade, en cet état d’anéantissement, retombait tout entier sous la protection de l’épouse. Jeanne, en venant à son chevet, goûtait une sorte de revanche et de triomphe. Ici, personne ne le lui prendrait. Elle s’attardait à tenir sa main brûlante. C’était la première joie d’amour qui lui était accordée depuis des mois entiers. Nicolas, à peine conscient, s’abandonnait tout entier à cette amie familière, qui jamais ne l’avait blessé, ne fût-ce que d’un regard. Jeanne prolongea sa veillée jusqu’au delà de minuit ; puis, voyant son malade endormi, vint reposer dans sa chambre voisine. Alors commencèrent pour Nicolas les songes fantomatiques de la fièvre. Les souvenirs de son tableau détruit, des affronts de ses dettes se mêlaient à ceux de son œuvre manquée pour le harceler. Il se voyait recommencer sans trêve les deux figures de femmes à la table de thé, et la toile buvait la peinture qui disparaissait à mesure qu’il l’y posait. Son inquiétude était si puissante qu’elle persista au réveil. Et comme la température baissait, vers le matin, il eut l’idée fixe qu’on lui montât un petit lit dans l’atelier afin de pouvoir au besoin, dans les moments de répit que lui laisserait son mal, reprendre son travail et se délivrer de l’obsession. Jeanne n’eut même pas une objection devant le désir qu’il exprimait. Une heure plus tard il était satisfait. On avait dressé le lit au pied de la Multiplication des Pains. De là, ses yeux pouvaient aller du Sphinx gigantesque de ses vingt-cinq ans, au Christ mystérieux qu’il avait fait placer devant lui ; tandis que, un peu en arrière du chevet, posait sur le chevalet la toile à demi effacée des deux Parisiennes. Le jour cru du vitrage lui faisant mal, on baissa les toiles vertes qui permettaient de disposer à volonté de la lumière. Jamais l’atelier, si vaste et si nu, n’avait eu à ce point un aspect de sanctuaire. Jeanne était assise sur une chaise de paille et ne disait rien.

Mais de nouveaux tourments agitèrent Nicolas. L’heure vint où Marcelle devait aller l’attendre dans les chambres blanches. Qu’allait-elle penser et comment lui faire savoir qu’il était malade ? Et il la désirait là, il l’aurait voulue à la place de Jeanne. Jamais son amour, semblait-il, n’avait atteint cette intensité. Il appelait Marcelle avec des élans de son cœur qui l’épuisaient, qui le laissaient suffocant, inerte sur l’oreiller. Combien de temps cette maladie stupide allait-elle les tenir séparés l’un de l’autre ? Et il ne pouvait même pas lui écrire !…

Bientôt, il fit un effort surhumain pour peindre. On approcha le chevalet et il parvint à nettoyer les visages des deux Parisiennes, à les reconstituer. Jeanne, qui le voyait se fatiguer, le suppliait d’abandonner cette tâche.

— Mais pourquoi, pourquoi t’obstiner à de tels travaux ! répétait-elle. Quelle femme vois-tu donc en moi ? une étrangère, s’il ne nous est plus permis d’associer nos soucis ?

Il finit par s’emporter contre elle :

— Oh ! je t’en prie, ne te mêle pas aux affaires de ma conscience. Ne me diminue pas encore !

Il espérait pouvoir reprendre les étoffes, mais, vers le milieu de l’après-midi, la fièvre le saisit de nouveau, résultat de son imprudence : ses dents claquaient, la brosse tremblait entre ses doigts. Il lui fallut bien s’étendre, sa volonté vaincue.

Cependant Marcelle subissait exactement tous les tourments qu’il avait imaginés. Seule, dans les chambres blanches, là-bas, elle l’avait attendu plus d’une heure, et sans le moindre doute, elle avait conçu la vérité : Nicolas était malade.

Son extrême jeunesse, et le fait de n’avoir jamais vu la mort frapper tout près d’elle, peut-être aussi l’habitude de considérer son amant comme un être d’exception, plus fort que les forces mêmes de la nature, écartèrent de son esprit les précises inquiétudes, Mais elle subit, avec une violence que doublait la ferveur de son âme, ce châtiment affreux des amours coupables : l’impossibilité d’assister dans la maladie un être adoré. Penser que celui qui lui appartenait corps et âme cessait justement d’être à elle en des heures de souffrance, la déchirait. Elle eut des révoltes, les révoltes de son inconscience contre l’injustice qui la séparait de celui qu’elle aimait au moment même où il avait d’elle, de sa tendresse, de ses soins, le besoin le plus impérieux. Puis, peu à peu, les échos des remords de Nicolas se réveillèrent dans les profondeurs de son âme ; des voix s’élevèrent en elle qu’elle n’avait jamais entendues encore, que sur les lèvres de Nicolas. Ces voix implacables qu’elle détestait, qu’elle étouffait de son mieux, lui disaient au contraire qu’une justice exacte réglait à ce moment toutes les conditions de sa peine, et que c’était précisément une des formes douloureuses et fatales des unions illégitimes que d’être imparfaites, tourmentées, persécutées. Mais Marcelle voyait une seule chose : Nicolas souffrait et elle était loin de lui.

Au déjeuner chez les Fontœuvre, on la trouva plus silencieuse que jamais, avec des regards hautains qui semblaient défier le chagrin même auquel elle était en proie. Qu’ils étaient tristes, ces repas où François pouvait à peine prendre part ; où il s’exprimait par signes pour échapper à l’infirmité navrante de sa parole, où Marcelle venait s’asseoir comme une étrangère dont on savait que la vie était ailleurs, où Hélène voyait sans cesse flotter derrière sa sœur le fantôme du péché, où les parents contemplaient ces enfants en se demandant : « Quel bonheur leur avons-nous donné ? » La faute de Marcelle faisait leur supplice. Ils s’analysaient cependant, ils trouvaient leur fille libre d’aimer et ne comprenaient pas au nom de quels préceptes anciens et discutables ils condamnaient sa conduite.

Ce jour-là, Marcelle accompagna Hélène jusqu’à la pharmacie. Son cœur bouleversé avait besoin d’une confidente. Elle murmura :

— Tu sais, il est malade…

— Je t’ai défendu de me parler de lui, dit Hélène en frissonnant.

— C’est bon, admettons que je n’aie rien dit. Hélène crut que, par bouderie, Marcelle allait la quitter, mais celle-ci continua de la suivre. Au tournant de la rue, Marcelle saisit le bras de son aînée, et, en pâlissant :

— Dis, tu ne voudrais pas prier pour lui ? Il croit que la prière est une puissance. Moi, je ne le crois pas ; je ne crois à rien ; mais il souffre, et si je savais, je prierais moi-même.

— Je prierai pour lui, dit Hélène en soupirant.

Et elle sentit sur son bras la pression de la main de Marcelle. Hélène était émue et se défendait de le laisser paraître.

Quand elles se séparèrent, rien ne put retenir Marcelle de courir rue Visconti. Elle ne vit que les domestiques. Avec des airs consternés, ils lui apprirent les détails de la maladie de Nicolas ; mais il se refusèrent « à déranger madame qui ne quittait pas monsieur d’une minute ». Elle se serait mise à genoux devant eux pour les supplier de la laisser monter au chevet de son amant. Elle ne pouvait se décider à abandonner le perron où on la recevait. Elle pensait : « S’il savait que je suis là, à sa porte, à implorer qu’on me parle de lui ; s’il pouvait me voir presque repoussée par ses gens, s’il lisait le désir que j’ai de l’apercevoir seulement ! »

En rentrant, elle ne retenait même pas ses larmes dans la rue. Le soir, elle put parler ouvertement de la maladie de Nicolas, Pierre Fontœuvre déclara :

— Eh ! je remarquais bien depuis plusieurs semaines qu’il filait un mauvais coton.

Alors on disserta sur le mal inconnu qui semblait miner ce vigoureux garçon. Jenny Fontœuvre parlait de son amaigrissement, des stigmates douloureux qui s’étaient imprimés sur ce beau visage que la santé, la plénitude de la vie, et la finesse rendaient naguère admirable. Chacun avouait aujourd’hui les observations qu’il avait faites sans les exprimer. Brigitte même disait que monsieur Houchemagne avait vieilli de dix ans depuis six mois. Le malheureux François, sans desserrer les lèvres, dessinait sur ses joues, d’un geste bref et sec, le masque de rides, les ravages que lui aussi avait notés chez le peintre. Hélène troublée, et songeant au secret qu’elle savait, ne put s’empêcher de dire sans pitié pour Marcelle :

— Il ressemblait à un homme dévoré par des soucis terribles.

Pierre Fontœuvre répéta le mot d’Addeghem : « Une lassitude de son génie. »

— On a vu tant d’artistes, qu’on croyait tout-puissants, se survivre à eux-mêmes ! hasarda Jenny.

— Mais, il a trente-sept ans ! reprenait le mari.

Marcelle les écoutait de son air hautain et illisible. Chaque mot la blessait. Elle n’avait rien vu, elle. Sous ses yeux Nicolas souffrait et dépérissait ; le remords était une maladie atroce qui usait lentement la substance de ses nerfs. Elle ne s’en était pas aperçue. Ainsi, ce n’était pas seulement la gloire d’Houchemagne qu’elle avait ruinée, ce n’était pas seulement la noble conscience de l’homme et de l’artiste, c’était aussi la vie physique, la force de ce corps dont elle était si orgueilleuse.

Alors commencèrent pour elle les véritables inquiétudes. La peur de perdre celui qu’elle aimait se joignait en elle au regret de l’avoir conduit où il était ; mais la crainte surpassait encore le repentir. Seule dans sa chambre, l’esprit égaré, elle demeura une heure debout, immobile, cherchant à concevoir ce que pourrait être pour elle la mort de Nicolas. Et jusqu’à une heure avancée de la nuit, Hélène l’entendit pleurer comme naguère à petits sanglots étouffés…

Le lendemain matin, le médecin, effrayé des montées de température, manifesta moins d’optimisme. Il interrogea ingénument Jeanne pour savoir si le malade n’avait pas fourni un travail exceptionnel durant les derniers mois, s’il n’avait eu ni surmenage mental, ni profonds soucis moraux.

— Il n’a eu ni travail exceptionnel, ni surmenage mental, mais de profonds soucis moraux, déclara la pauvre femme acculée à l’absolue franchise.

Le médecin devina un secret et n’insista pas, mais il dit :

— C’est un homme épuisé.

Les diagnostics furent nombreux et hésitants. On parla de méningite, puis de grippe infectieuse. Nicolas souffrait et ne parlait plus, mais sa lucidité demeurait intacte. Trois ou quatre idées uniques, mais terribles, roulaient perpétuellement dans son cerveau : le souvenir du tableau promis, l’image de la désolation de Marcelle, la ruine de son œuvre, Jeanne. Jeanne avait repris possession de lui ; il sentait continuellement sur lui, autour de lui, la caresse enveloppante de ces mains qui glissaient sur son front, arrangeaient l’oreiller ou rafraîchissaient les siennes. Il y avait dans ces gestes silencieux et maternels une source de bien-être pour lui ; mais il se défendait d’y goûter en songeant que c’était à cause de Jeanne qu’il était privé de Marcelle. Loin de Marcelle, malgré les soins de Jeanne, malgré les médecins et les remèdes, malgré l’amoureuse inquiétude qu’il devinait autour de lui, il se sentait aussi abandonné qu’un pauvre sans famille qu’on envoie mourir seul dans un lit d’hôpital. Il eut l’impression de la solitude désolante, du comble de la misère. Et il lui semblait qu’un verre d’eau des mains de Marcelle, l’eût guéri. Jeanne, qui, les yeux fixés sur lui sans cesse, épiait un regard de douceur, mendiait un éclair de tendresse, n’obtenait rien, que la patience du malade à supporter ses recommandations. Pourtant, la troisième nuit, elle l’entendit murmurer :

— Viens, viens plus près de moi !

Elle se pencha. Il saisit sa main, la couvrit de tels baisers qu’elle défaillit presque :

— Oh ! ma chérie, ma chérie, disait-il, ne me quitte plus.

— Nicolas ! répétait-elle, anéantie par le bonheur, Nicolas !

Elle ne pouvait rien ajouter d’autre. Des larmes d’extase lui montaient aux paupières. Elle ne s’apercevait pas que le délire envahissait l’esprit de Nicolas et qu’il croyait parler à l’Autre. Comme il ne prononça pas le nom de Marcelle, la pauvre femme ne fut pas détrompée.

Pour la première fois, en se réveillant ce matin-là, Nicolas, délivré de la fièvre, sentit la mort à laquelle il n’avait pas encore pensé. Elle commençait de lui faire éprouver ses indices mystérieux qu’il n’est pas donné à l’homme de connaître avant qu’il ait atteint exactement ces limites de son pèlerinage. Et sans même qu’il eût réfléchi, dès que cette conviction lui fut venue : « Ma vie va se terminer », l’angoisse animale provoqua aussitôt par tout son corps la sueur glacée de l’épouvante. Mais sa force morale domina bientôt l’instinct, et il vit quelque chose d’admirable dans la Volonté cachée qui mettait des bornes à son existence au point précis où elle devenait impossible. La solution du sombre problème de sa conscience, cette solution que par faiblesse, par excès de sensibilité, il était impuissant à trouver, le Destin la lui fournissait et il l’acceptait avec joie. Voilà qu’enfin Marcelle lui était arrachée en même temps que la vie. C’était l’affranchissement du péché, et il consentait jusqu’à la souffrance de Marcelle, puisqu’On n’exigeait plus qu’il la lui imposât lui-même. On le dispensait de l’acte qui dépassait trop ses forces. On agissait pour lui. Il n’avait plus qu’à attendre le passage purificateur.

De ce moment, comme si la mort eût opéré en lui par phases successives, et que sa première œuvre eût été le formidable coup qui tranchait l’amour coupable, Nicolas fut délivré de Marcelle. Il cessa de la porter en lui, de l’appeler, de la désirer. Elle lui devint lointaine. Il se sentait pour elle une tendresse étrange. Elle lui paraissait son enfant.

Bientôt ses douleurs de tête devinrent intolérables ; ses membres se refroidirent et l’engourdissement monta le long de ses jambes. Il crut le moment venu. Une langueur très douce, mêlée d’oppression, le saisit ; tout se brouilla ; sa tête parut chavirer dans le vide, en arrière, et un divin regard, le regard de Jeanne, plongeait dans ses yeux béants…

Une sensation de piqûre à la jambe lui donna la notion de la vie. C’était la troisième injection de camphre que le médecin lui faisait et qui le sauvait de la syncope. Une sorte de griserie se répandait en lui. Il vit Jeanne lui sourire. Il croyait sortir d’un abîme et que tout recommençait pour lui. Mais les tristes vérités jaillirent bientôt du fond de son âme : sa conscience alourdie par la honte de l’adultère, Marcelle abandonnée pour toujours, l’œuvre manquée, le prochain anéantissement de son corps. Ses yeux, qui commençaient à voir, bougèrent faiblement. À sa gauche, la Multiplication des Pains, toute blanche avec ses traits noirs et la joue marbrée du petit enfant aux cinq pains d’orge, sortit de l’ombre ; puis ce fut au tour du Christ inachevé qui lui faisait vis-à-vis, là-bas. C’était comme s’il l’apercevait pour la première fois. Et son génie, qui s’était exprimé là comme nulle part ailleurs, et qu’il n’avait jamais reconnu, éclata soudain devant lui. La souveraine beauté de cette figure l’éblouit : ce fut comme une fulguration qui éclairait jusqu’à l’avenir et la série des toiles splendides qu’il aurait pu peindre encore. Alors, un regret déchirant le prit à l’idée de quitter la vie. Quoi ! disparaître, s’en aller en poussière, quand dans son cerveau des mondes vivaient encore !

Il était inerte au creux du matelas, la respiration rude, la prunelle vitreuse. Le médecin le découvrit pour ausculter le cœur ; son thorax apparut amaigri, creusé, haletant. Son aspect lamentable annonçait la fin imminente, mais sous ce front moite, les idées se heurtaient encore, fugitives, affolées, comme une bande de pigeons qui vont déserter leur abri. Si l’amant était mort le premier, l’artiste subsistait toujours en Nicolas, et il s’affirmait avec énergie, avec désespoir. Secrètement il suppliait qu’On lui laissât deux ans de vie, un an de vie, pour parachever son œuvre ! Ah ! que c’eût été bon de peindre encore ! Et les conceptions vagues qu’il avait capricieusement élaborées jusqu’ici, se précisaient. Il voyait un Saint Michel en linéaments de feu, si net, si terrible et si beau, que la tête du malade se soulevait d’enthousiasme sur l’oreiller. Et l’allégorie qu’il rêvait depuis dix ans La Femme et Dieu, sans avoir jamais pu lui attribuer de figures, se fixait enfin en une image parfaite. Dieu ne serait point le vieillard redoutable, symbolisant l’universelle paternité, mais un être aux traits d’homme, dans la plénitude de sa jeunesse, afin de représenter la vie, et qui parlerait à la Femme, sa meilleure auditrice. Ainsi, la préoccupation qui avait commandé ses premiers travaux, l’idée de figurer sous les traits de l’homme, des êtres d’une essence supérieure à l’humanité, le hantait encore aux derniers moments de sa carrière et, s’étant entièrement développée, le menait jusqu’à la tâche impossible. C’était le verbe puissant de sa vocation qui voulait se faire entendre à son âme jusqu’au bout, et qui, après avoir soutenu, échauffé, nourri l’homme pendant vingt ans, revenait encore presser le moribond. La douleur d’être interrompu dans sa course, et de faillir à cette voix divine, et de laisser dans le néant des œuvres qu’il lui appartenait d’en faire sortir, le convulsa un moment. Et il entendit Jeanne qui demandait au médecin, à voix basse :

— Croyez-vous qu’il ait encore sa connaissance ?

Sa connaissance ! Qu’elle devenait au contraire claire, limpide et certaine ; au lieu de diminuer ! Sa vie, son œuvre, sa faute s’illuminaient. Ah ! qu’On lui donnât seulement le temps d’achever son Christ, afin qu’en franchissant la suprême porte il eût la paix de l’homme qui a vraiment fini sa journée !

Cependant, cette surexcitation douloureuse qu’une piqûre d’éther avait favorisée, s’abattit à la longue. Les pensées de Nicolas devinrent plus courtes, avec des arrêts, des vides, et aussi de bizarres déviations dues à la fièvre qui remontait. Mais certaines avaient l’acuité d’un éclair de vérité. Ses yeux voilés n’entrevoyaient plus son Christ que dans un nuage où le visage semblait. s’animer ; et plus il allait, plus il séparait l’idée de l’œuvre, le Sauveur lui-même de son effort de peintre. C’était le second détachement qui s’opérait : il mourait à l’art après être mort à l’amour. Car, ce qui arrivait, il le trouvait maintenant souverainement équitable ; et, pensant à son péché, il s’étendait, résigné, sur la croix du châtiment. Mais l’artiste disparu, l’homme restait, douloureux, misérable, faible, implorant de l’aide. Le médecin partit. Jeanne demeurait seule près du lit. Nicolas ne cessait de sentir sur lui le regard angoissé, chargé de souffrance, de cette sainte compagne, et une chose fatale se produisit son anxiété le conduisit à elle. Soudain ses lèvres murmurèrent :

— Ma pauvre femme…

Elle tressaillit, le prit aux épaules, le contemplant avec une telle tendresse qu’il en fut comme ranimé. Avec effort il prononça :

— Pauvre femme meurtrie que je vais faire souffrir encore !

Alors un sanglot qu’elle ne put contenir lui sortit des entrailles. La douleur sans limites la submergea elle dit d’une voix étouffée :

— Nicolas, reste avec moi !

Jamais pareil cri d’amour n’avait passé, aux heures de plus grande passion, sur les lèvres de Marcelle. Nicolas le comprit. Très longuement il regarda Jeanne, et il se disait que cette parfaite beauté, ce dévouement qui l’environneraient jusqu’à la dernière seconde, c’était encore beaucoup pour un misérable. Il serra ses deux mains faiblement et balbutia :

— Je te demande pardon.

— Pardon ! ah ! ne prononce pas ce mot. Je ne veux savoir qu’une chose c’est que je t’aime !

— Il y a une chose ineffaçable, accentua-t-il péniblement d’une voix éteinte, c’est que je t’ai trahie, c’est que je t’ai martyrisée ; c’est pour cela qu’on m’ôte la vie. Tout ce qui arrive est bien fait. N’essaye pas de me retenir, il faut payer ses fautes…

Mais la douleur de Jeanne, dont il était témoin, lui arracha bientôt une nouvelle exclamation de pitié :

— Ma pauvre femme !…

Puis il étendit sur le drap ses longues mains. blêmes où la sueur perlait en gouttelettes.

— Je t’offre ce qui me reste mes dernières heures. Elles sont pour toi, Jeanne.

Ses lèvres bougèrent encore ; elle ne l’entendait. plus ; elle dut se pencher jusqu’à sa bouche. Il continuait à répéter :

— Je me repens… Je me repens…

C’était la survivance glorieuse de la conscience qui restait lumineuse, alors que, l’une après l’autre, toutes les flammes s’éteignaient. Il pesait les différents actes de sa vie ; il remontait à son enfance ; il revoyait la maison natale où sa formation s’était préparée, sinon accomplie ; il allait plus loin encore en arrière, jusqu’à son ascendance ; l’idée de son vieux père lui causa un attendrissement ; il désira le revoir.

— Jeanne, dit-il, envoie quelqu’un à Triel et qu’on me ramène mon père.

Dès ce moment, ses yeux ne quittèrent plus l’image inachevée de Jésus, cette figure à laquelle il avait donné l’expression de justicier, et dont les yeux terribles fouillaient son âme. Les paroles scandées du Credo lui revenaient, telles qu’on les chantait dans son église quand il était petit : Venturus est judicare vivos et mortuos. « Mais je me suis jugé moi-même, pensait-il, et ma réprobation c’est moi qui la prononce. »

Cependant l’idée d’une sanction extérieure à lui-même, d’une parole supérieure à celle de sa conscience, l’idée d’un maître, s’affirmait en lui. Sa conscience n’était que la servante. Jeanne vit encore ses lèvres s’agiter faiblement : elle se pencha et entendit :

— Il va venir ; il vient.

Elle crut qu’il s’agissait du père Houchemagne.

— Il ne peut être ici avant quatre heures, mon pauvre chéri.

Nicolas sourit. Celui qu’il attendait, c’était le Maître de la conscience humaine, l’Auteur de la loi, le Formateur de la morale sur laquelle vivent toujours les foules. Celui devant qui l’homme est responsable du moindre de ses actes.

L’après-midi, la température du malade monta tellement qu’il fallut le mettre dans un bain. Un infirmier vint aider Jeanne. Nicolas suppliait qu’on le laissât tranquille.

— Qu’on respecte au moins mon dernier bien, ma seule chose…

On ne le comprit pas. Il voulait parler du temps, du temps devenu si rare, comme sacré pour lui, du temps que l’hallucination lui montrait comme les derniers fragments d’un trésor épuisé, des particules sans prix qu’on lui volait. Sans le savoir, il exhalait une plainte constante.

Jeanne, les yeux secs, se tordait les mains en le regardant.

Pourtant, le bain lui donna un apaisement. Le bien-être suscita en lui le désir de vivre. Il entrevit des matinées de printemps, le bord d’une eau claire, les bras de Marcelle à son cou. Un espoir animal l’envahit. Mais, quand on le recoucha, le froid, l’engourdissement reprirent, la respiration devint difficile ; la vie se raréfiait, il crut la mort voisine. Ce fut le plus grand déchirement. Une seconde syncope lui ôta le sentiment pendant de longues minutes.

Cette fois encore des piqûres le ranimèrent. Une nouvelle onde de vie le parcourut. Jeanne luttait pied à pied et s’imaginait gagner du terrain. Il y avait quelque chose de farouche dans son désir de sauver Nicolas. L’espérance ne l’abandonnait pas complètement. La première impression du malade qui vit ses mains emprisonnées dans celles de Jeanne, fut qu’il tenait d’elle ces derniers instants qu’on lui permettait encore.

Alors une obsession nouvelle le hanta. La faute qui l’empoisonnait, elle prenait forme, elle l’alourdissait, l’étouffait ; c’était comme un corps étranger qu’il aurait voulu vomir. Le besoin de l’aveu qui l’avait souvent torturé, et qu’il ne pouvait satisfaire alors qu’il chérissait toujours jusqu’au goût de son péché, le travaillait de nouveau ; mais il s’analysait encore, ne sachant s’il avait une foi suffisante en la divinité du prêtre, et un détachement véritable de Marcelle. Qu’un miracle le mit debout soudain, est-ce qu’il ne courrait pas aux chambres blanches, là-bas, pour l’étreindre plus fort que jamais, et sa confession serait-elle autre chose que la confidence humaine d’un cœur qui se décharge ?

La température s’était une fois de plus abaissée ; il pensait doucement, intensivement, sereinement. Et la voix intérieure lui disait que sa fin ne serait vraiment digne et sa vie complète, qu’après cet acte nécessaire. Sa curiosité des choses mystiques et la dilection qu’il avait toujours eue pour le monde spirituel, avaient été comme les ailes qui le portaient irrésistiblement aujourd’hui à des certitudes religieuses, à la soumission aux pratiques séculaires des ancêtres. Vers la fin de l’après-midi, il demanda un prêtre. Ce fut un jeune vicaire de Saint-Germain-des-Prés qui reçut l’émouvante confession de sa vie et l’aveu de l’imperfection même de l’aveu. Car Nicolas savait que ce n’était pas de sa propre volonté qu’il quittait celle pour laquelle il avait failli au plus noble des mariages. La tendresse et la pitié pour Marcelle sortaient de son cœur en même temps que le récit de son adultère. Son trouble et son inquiétude étaient douloureux à voir.

— Comment pourriez-vous m’absoudre, demanda-t-il au prêtre, puisque si par hasard je venais à guérir, je ne pourrais jamais abandonner celle qui s’est donnée à moi dans sa faiblesse, dans sa jeunesse, dans le plus grand amour.

— Mon pauvre frère, demanda le prêtre inspiré, pensez-vous que vous puissiez guérir ?

Nicolas sourit faiblement, montra sa poitrine oppressée, son masque tiré, creusé, ses mains exsangues.

— Alors, continua le confesseur, serai-je plus sévère que celui qui détermine seul le Bien et le Mal, et qui, connaissant votre impuissance à rompre vos liens coupables, les tranche lui-même ? Et comment vous refuserait-il sa miséricorde quand je vous vois vous soumettre à l’affranchissement que vous promet la mort avec une force d’âme qui m’étonne.

Les yeux de Nicolas se fermèrent. La main du prêtre, sortant de la manche noire, se leva. Il commença :

Ego te absolvo a peccatis tuis

Le malade revoyait les chambres blanches, les tendres lèvres de Marcelle, l’enlacement de ses bras, puis les larmes de Jeanne, son amour vainqueur de la trahison, de l’abandon, du délaissement. Il revoyait ses propres tortures morales, son dégoût de soi, le mépris de sa conscience pour sa volonté, toute sa déchéance.

Une croix fut tracée en l’air. Les paroles du prêtre s’éteignirent dans le grand atelier silencieux ; et il sembla soudain à Nicolas que le ciel s’éclaircissait, qu’un soleil plein de douceur luisait sur son âme. Une impression de bonheur détendit ses traits. Il murmura :

— Ah ! quelle paix ! quelle paix !

Le prêtre sortit très pâle. Jeanne l’attendait au seuil de l’atelier. Elle lut son émotion, mais le fit reconduire par un domestique, parce qu’elle voyait là-bas, dans le lit, les bras de Nicolas, se tendre vers elle…

Il avait fait un effort, s’était redressé, souriait à sa femme. Quand elle fut tout contre sa poitrine il l’entoura de ses bras, la pressa de toutes ses dernières forces. Ils ne se disaient rien. Ils faisaient le vœu de mourir ainsi, ensemble…

La nuit, Nicolas s’endormit d’un sommeil presque calme. Le vieux père Houchemagne, qu’on n’avait pas encore laissé monter pour ménager la faiblesse du malade, fut admis à pénétrer dans l’atelier, à venir regarder son fils. Il resta plus d’une heure immobile devant le lit, à contempler le visage ravagé du grand artiste, son enfant. Il ne pleurait pas. Il ne pouvait comprendre que celui qu’il croyait si puissant et supérieur fût devenu là pareil à un pauvre homme, et l’étonnement surpassait en lui le chagrin. Mais la douleur de Jeanne lui donnait pourtant peu à peu la clef de son malheur, et c’est en la voyant souffrir qu’il finit par avoir le sens de la perte prochaine. Alors il murmura seulement, et par intervalles :

— Pauvre petit gàs !… pauvre petit gâs !…

Il le revoyait en habit de première communion, si joli, d’air si sage ; plus jeune encore, en galoches, en tablier noir, les yeux si grands, si pensifs déjà ; et plus petit encore, dans les bras de sa mère, un soir d’été qu’on se sentait heureux dans la vieille maison de Triel.

Et il mâchonnait ses joues rasées, anéanti, écrasé devant le mystère de la vie, de la fuite de tout…

Par moments, il se distrayait de sa peine en regardant les immenses toiles des murailles, l’œuvre formidable de son « petit ». Est-ce qu’un garçon pareil, fait pour dominer le monde, allait mourir à trente-sept ans, comme un maçon, comme un charretier ? Était ce juste ?

En dormant, Nicolas poussa une plainte. Ce fut pour Jeanne comme un coup dans une plaie vive. Elle se rapprocha du vieil Houchemagne.

— Ah ! père, murmura-t-elle en posant son beau front de patricienne sur l’épaule du paysan, je l’aimais tant !

Alors le vieux se mit à pleurer, et il entourait Jeanne de ses mains hésitantes et tremblantes, comme s’il avait enlacé un être sacré.

Ils le veillèrent tous deux ainsi jusqu’à l’aube ; et le sommeil de Nicolas ne fut pas même interrompu. L’espoir leur revenait. Et le réveil aussi fut excellent. Le malade prononça en voyant Jeanne :

— Ma chère femme !…

La présence de son père l’illumina. Il prit la main calleuse du vigneron et l’embrassa plusieurs fois. Le vieux disait :

— Allons, ça va mieux aller, hein ! faut se guérir, mon gâs !

Quand le père Houchemagne fut allé se reposer, Nicolas appela sa femme et lui montrant le Christ inachevé :

— Je désire que tu donnes cela à la pauvre petite Marcelle. Tu lui diras que j’ai voulu… lui laisser ce souvenir…

Jeanne le promit distraitement, s’effrayant à ce moment de l’expression étrange et nouvelle des yeux du malade. Au bout d’une minute, il articula encore ;

— Ne l’abandonne pas…

À neuf heures du matin, trois médecins arrivèrent pour une consultation et fatiguèrent beaucoup Nicolas. Ils s’obstinaient à cataloguer la maladie dont mourait le grand artiste, à faire rentrer son cas dans des cadres communs et, ne pouvant le sauver, voulaient au moins pouvoir nommer son mal. Mais tous trois différaient d’avis ; d’ailleurs, tous les indices les déroutaient. Enfin, on s’entendit sur la grippe infectieuse, et cet accord parut les satisfaire beaucoup.

Nicolas semblait sommeiller. Pourtant on l’entendit murmurer :

— L’Inconnu doit être si beau !…

Bientôt Jeanne reconnut à nouveau les indices d’une syncope : la lividité de la face, la révulsion des yeux, et cette chute de la tête en arrière qui est comme un glissement de l’être vers l’abîme ; elle recourut vite à l’éther : la syncope était douce, tranquille ; Jeanne fit deux piqûres, puis une troisième, et il lui sembla que le malade dormait. Ses mains se posèrent sur le cœur de son mari : il ne battait plus.

Pendant de longues minutes, le visage contre le visage du mort, elle prononça son nom : « Nicolas ! » tendrement, désespérément, comme lorsqu’on rappelle un être aimé qui veut vous fuir. Mais l’âme chérie ne revint pas…

Quand Marcelle, traversant le jardin, vint sonner, comme chaque matin et chaque soir, à la porte du pavillon pour avoir des nouvelles, le domestique lui dit :

— Monsieur est mort.

Elle se redressa ainsi que les êtres forts quand ils reçoivent le coup suprême. Elle regarda l’homme qui venait de la frapper et elle ne bougea pas. Sa mine altière, la flamme de ses yeux filtrant sous les cils blonds exigeaient seulement qu’on lui donnât des détails. Le domestique parla une minute ; Marcelle ne paraissait pas l’entendre. C’est que la mort pénétrait aussi en elle et désagrégeait, après l’amant, l’amante qui ne vivait que de lui. Puis soudain le sentiment de propriété que le seul nom de Nicolas éveillait en elle, l’entraîna. Que faisait-elle, hésitante, humiliée sur le seuil, comme une intruse, quand celui qui était tout à elle reposait là-haut ? Elle écarta le valet de chambre, et résolument s’avança vers l’escalier. Et elle disait tout en montant, comme une folle :

— Me voilà, je viens à toi, mon Nicolas ; si j’étais venue plus tôt, tu vivrais encore. Mais on m’aurait jetée dehors comme une misérable. Maintenant tes yeux ne me verront plus, je ne pourrai te sauver ; il est trop tard ; mais je viens et je les renverrai tous, car tu étais à moi, à moi seule !

Quand elle entra, toute frémissante, dans l’atelier où cousine Jeanne veillait seule près du petit lit, et qu’elle aperçut, dormant son dernier sommeil, celui dont la vie était comme la sienne propre, elle s’arrêta, les yeux secs, sentant s’éteindre en elle aussi l’existence. Comment, jamais plus un baiser de lui, jamais plus son sourire, jamais plus cette adoration qui faisait d’elle une femme divinisée, jamais plus les tendres propos qu’ils échangeaient, jamais plus l’extase continue qu’avait été leur amour pendant huit mois ? Voici qu’elle aussi devenait un cadavre, mais un cadavre encore vivant, forcé d’agir et de traîner encore une affreuse existence…

Cependant Jeanne, douce envers la douleur, et qui pleurait avec un calme cruel, au chevet du mort, s’était retournée ; elle vit Marcelle et dit avec une confiance qui ébranla celle-ci :

Approche-toi, ma pauvre petite, approche-toi.

Dans le jour intense qui entrait par le vitrage et envahissait l’atelier, la flamme des deux bougies qu’on avait allumées devant un crucifix, sur une petite table, contre le lit, voltigeait irréelle, diaphane. La beauté de Nicolas mort, baigné de cette lumière, était parfaite. Les longs cheveux rejetés sur une tempe dégageaient le front si noble ; le nez, à peine un peu serré, et qu’aucune ombre brutale n’altérait, rappelait toujours ce masque royal que les artistes avaient tant admiré chez le vivant. Mais le mystère de cette face à jamais silencieuse tenait tout dans un étrange, énigmatique et définitif sourire, qui résidait sur les lèvres, dans la barbe fine, aux plis des yeux clos.

Approche-toi, ma pauvre petite, approche-toi.

Et Marcelle qui était entrée ici farouche, méchante, haineuse, prête à clamer ses droits sur ce cadavre bien-aimé, prête à chasser Jeanne, à la frapper en plein cœur, s’arrêtait maintenant interdite, toute son audace perdue ; elle n’osait pas regarder Jeanne, elle n’osait même pas venir à Nicolas. Sa conscience s’éveillait. Pour la première fois, devant ce ménage funèbre que, bien avant la mort et plus que la mort, elle avait désuni, elle voyait son péché. Le mot qu’Hélène avait prononcé lui revenait en mémoire : « Il ressemblait à un homme dévoré par des soucis terribles. »

Qui l’avait amené-là ? Qui l’avait tué ? Et le sentiment de sa faute se mêlait au déchirement de son cœur. Un tremblement la secouait.

— Il t’aimait bien, ma pauvre Marcelle, reprit la voix de Jeanne ; ses derniers mots ont été pour toi… pour te donner cette toile, cette figure de Jésus, son chef-d’œuvre… Elle sera à toi. Il l’a voulu…

Les lèvres de Marcelle frémirent. Elle murmura :

— Nicolas !

Puis elle fit quelques pas ; mais n’osant pas venir auprès de Jeanne, elle contourna le lit et resta aux pieds du mort, de l’autre côté. Et là, le besoin d’expliquer son chagrin à cousine Jeanne, ou le besoin d’exhaler en un mot le sentiment qui faisait éclater sa poitrine, lui arracha ce cri :

— Nicolas était mon maître !

Et aussitôt, sa douleur se déchaînant, elle tomba à genoux sans penser davantage à cacher pour Jeanne ses larmes et ses sanglots. Et son regard, tout son désir se concentraient sur les mains de l’artiste qu’on avait jointes, ces mains d’ivoire si aimées, et qui ne la caresseraient plus. Oh ! les baiser une dernière fois ! dire que cela même ne lui était pas permis ! Le respect de Jeanne était plus fort en elle que sa sauvage souffrance. Elle n’avait le droit que de pleurer en silence, en se faisant humble et petite, en se dissimulant.

Cependant Jeanne, les yeux clos, priait sans regarder le cadavre. Son âme croyante poursuivait dans l’infini l’âme disparue et semblait l’y retrouver encore. Ce fut seulement au bout de deux longues heures que, ramenée aux contingences, elle vit Marcelle, toujours effondrée, sans mouvement, de l’autre côté du lit. Et l’étonnement de sentir là une autre douleur dépassant la sienne, lui fit appeler :

— Marcelle !

Le visage de Marcelle se releva et apparut à Jeanne si ravagé que, s’oubliant maternellement pour la jeune fille, elle murmura avec pitié :

— Tu as trop d’émotions ici, ma pauvre petite, il faut partir.

— Partir ! répéta Marcelle.

Et ce mot, elle le dit avec un tel accent de révolte, en enveloppant la dépouille de Nicolas d’un tel regard, elle fut tellement, à cette minute, la femme à qui l’on veut arracher son amant, qu’un premier éclair de vérité frappa Jeanne.

— Laisse-moi rester, cousine Jeanne ! supplia Marcelle.

Alors, l’inquiétude, la plus terrible curiosité troublèrent Jeanne. Elle scruta Marcelle, la dévisagea, violant le secret de sa douleur. Et la torture de l’amante était si intense, si farouche, si évidente, que le soupçon grandissait chez la femme trahie. Était-ce possible, pourtant ? Quoi ! cette enfant, à peine adolescente, aurait été la créature qui, dans les ténèbres, possédait Nicolas ! Tout le drame honteux qui avait abattu l’Idole se serait passé entre cette inconnaissable Marcelle et lui ? Et la vision des mois derniers se déroulait devant Jeanne, lui montrant les luttes, les tourments, la défaite de Nicolas, son abandon à elle, et la bête féminine triomphante en cette sauvage enfant. Et l’orage le plus formidable qui dut jamais ébranler son être moral, elle le subit là, entre le cadavre de son mari et cette adolescente redoutable qui avait été le poison de son bonheur. Mais la sainte veuve que la douleur venait d’emporter hors de la vie, et qui ne pouvait plus désormais que se prêter à l’existence, ne devait plus connaître la haine avilissante. D’ailleurs, Marcelle était moins aujourd’hui la maîtresse coupable de Nicolas qu’un pauvre être martyrisé et ennobli. Mais surtout, ce qui l’innocentait aux yeux de Jeanne, c’était cet amour jaillissant toujours si visiblement de son cœur pour le mort. Jeanne se rappela les dernières paroles de Nicolas : « Ne l’abandonne pas. »

Et, sans dire un mot, elle quitta l’atelier mortuaire pour laisser à ceux qui s’étaient aimés un suprême tête-à-tête.

Alors, tout doucement, Marcelle se rapprocha du chevet, les yeux fixés sur les mains d’ivoire, sur la bouche au sourire mystérieux…