Calmann-Lévy éditeurs (p. 49-71).

II

Quand Jenny Fontœuvre sauta du lit ce jour-là, le baryton puissant de son mari vibrait déjà dans le cabinet de toilette, accompagné du ruissellement de l’eau froide dans le tub. La jeune femme ayant enfilé un peignoir court, se mit à trottiner pieds nus dans la tiédeur de la chambre à coucher, préparant le linge de Marcelle qui dormait encore, celui de Pierre, les manchettes, le faux-col. Bientôt, elle s’écria en s’asseyant enfin :

— Tu vas réveiller Jeanne, prends garde !

Jeanne de Cléden, était à Paris depuis une semaine. On l’avait installée dans l’atelier où elle couchait sur un canapé-lit, entre trois paravents qui lui délimitaient une petite chambre. Elle trouvait cela très bohème, très amusant. C’était d’ailleurs la meilleure enfant du monde, avec qui ses cousins ne se gênaient guère. À l’appel de sa femme, Pierre allongea la tête dans la chambre, sans interrompre une tirade passionnée de Samson à Dalila ; il aperçut Jenny assise à sa table-bureau, un carnet à la main, menue et grasse dans son peignoir ouvert qui laissait voir sa poitrine ronde et son pied nu battant l’air. Elle était fraîche, presque enfantine. La nuit n’avait point défait ses cheveux. Dans la peau dorée de son visage, les yeux en amande avaient un glacé, un étincellement qui coupa court à la roulade de son mari.

— Comme tu es jolie, s’écria-t-il, comme tu es jolie !

Et jetant les serviettes, il vint à elle, humide encore et fleurant la lavande, et la fit rire à force de l’embrasser.

— Quand Jeanne est là, peux-tu dire que je suis jolie ! objecta-t-elle, un peu coquette.

— Ah ! s’écria-t-il en haussant les épaules, les autres femmes, je m’en fiche !

Un miaulement terrible, un cri de bête qu’on tue les fit se retourner vers le petit lit de Marcelle, où chaque matin le chat se pelotonnait, d’ordinaire. La petite fille, éveillée, était assise le dos à l’oreiller, et Minette, affolée, bondissait à terre, entraînant après elle une robe de poupée dans laquelle son corps souple était à demi entravé. L’une des manches était passée à la patte gauche : l’autre patte libre, elle la tenait en l’air, douloureusement, tout en boitillant sur le tapis. Les parents s’approchèrent ; l’enfant était toute blanche ; elle levait les yeux hardiment sur sa mère en racontant :

— Je voulais l’habiller, elle se débattait la première manche, ça a bien été ; mais la seconde, pas moyen ; j’ai un peu forcé, je crois que je lui ai fait mal.

Pierre Fontœuvre avait pris la chatte, l’examinait. Il finit par dire :

— Hé ! ma petite, tu lui as bel et bien cassé la patte à ta Minette.

L’enfant était sans une larme. Elle regardait son père et sa mère, orgueilleusement.

— Pourquoi as-tu fait cela ? demanda Jenny Fontœuvre, s’efforçant à la sévérité.

— Parce que je voulais l’habiller, je voulais !

On appela Brigitte, qui savait des recettes pour les animaux. Justement elle revenait de conduire au cours le petit François. On lui expliqua l’accident. Elle emmena Minette à la cuisine pour la panser. Madame Fontœuvre s’installa près du lit de sa fille et s’avisa de lui faire un sermon. Elle l’appelait « Mademoiselle », lui disait « vous », et lui décrivait les souffrances de la pauvre bête estropiée qu’on serait peut-être obligé d’abattre. Mais, quoi qu’elle fit, Marcelle restait de glace. Elle ne pleurait ni ne s’excusait, mais répétait son unique raison :

— Quand je veux, il faut que Minette cède. Dans le cabinet de toilette, Jenny confia tout bas à son mari :

— Cette enfant m’inquiète. Je doute qu’elle ait du cœur. As-tu vu comme elle est restée insensible tout à l’heure ?

— Allons donc ! fit le père, elle était blême. C’est par fierté qu’elle a retenu ses larmes, mais elle était prête à défaillir.

— Et quelle violence, continua la jeune femme, quelle passion dans ses désirs, quelle ardeur pour les réaliser ! Tu l’as entendue prononcer : Je voulais. Ah ! je crains de ne pas savoir l’élever. Maman, voilà une femme qui sait s’y prendre. Elle a fait d’Hélène un petit ange. Mais Marcelle !…

— Je te dis que Marcelle a une nature superbe, riche, vibrante, pleine de ressources. Ce sera quelqu’un, cette enfant-là ! Laisse venir les années ; quand la raison aura discipliné toutes ces forces vitales qui sont en elle, tu verras la femme qu’elle fera !

— Ah ! rien ne la disciplinera. Maman, elle, l’aurait élevée dans la religion. On prépare Hélène à sa première communion. Cela donne des scrupules aux enfants, les habitue à écouter sans cesse leur conscience, les oblige à se dompter. Mais moi, dans toutes ces histoires, je ne vois que de jolies légendes ; j’adore ces mystères ; mais de quel droit enseigner à ses enfants, comme vérité irréfutable, ce que l’on considère soi-même comme une mythologie charmante, tout simplement ?

— Évidemment, je pense comme toi, répondit. Fontœuvre. L’enfant est trop respectable pour qu’on lui mente si froidement. Et puis, je t’assure que cet enseignement-là n’est pas indispensable. Je me charge, moi, le jour venu, de raisonner avec Marcelle, qui sera superbement intelligente à quinze ans.

Ils prenaient le chocolat dans la salle à manger, tous deux prêts pour le travail, quand Jeanne de Cléden ouvrit la porte. C’était la grâce même qui entrait. Avec une légère préciosité, une nonchalance un peu voulue, elle marchait sans bruit ; la mousse blonde de ses cheveux en bandeaux arrondissait divinement son mince visage. Elle avait de grands yeux bruns, pleins de langueur. Elle donnait l’impression d’une femme si douce, si pure, si limpide, qu’au premier abord tout le monde l’aimait.

— Venez, belle déesse, lumière du matin, fille du printemps, s’écria Fontœuvre avec une pointe d’accent méridional qu’il laissait paraître à dessein, venez vous asseoir à la table de deux pauvres mortels.

— Veux-tu des rôties ou de la brioche ? demandait Jenny en l’embrassant.

— Tu sais bien que je ne mange pas le matin, dit la jeune fille ; je prendrai seulement quelques cuillerées de chocolat.

Puis, à peine assise :

— C’est aujourd’hui que nous allons voir les tableaux d’Houchemagne ?

— C’est aujourd’hui, répondit madame Fontœuvre.

Les deux jeunes femmes se sourirent à la dérobée. Fontœuvre déclarait que c’était pour Addeghem s’il allait à cette exposition, qui, malgré la singularité des sujets exhibés, devait être atrocement banale. On lui avait conté qu’Houchemagne n’avait aucun caractère, pas de procédé, pas de nerf dans l’exécution :

— Un gentil garçon, d’ailleurs, ajouta-t-il, mais un peu nul.

— C’est-à-dire que son art l’obsède constamment, repartit Jenny.

Jeanne de Cléden savait qu’il avait remarqué sa photographie. Elle était très occupée de lui. C’est pourquoi elle changea la conversation. Elle se mit à parler de l’existence qu’elle s’était faite dans sa solitude bretonne. Le château de Cléden était bâti sur la grande plaine de Sibiril, au fond du Finistère. C’était une petite place forte qui avait subi des assauts pendant les guerres de Bretagne. Il y avait un donjon, deux tourelles à créneaux, des meurtrières en ogives et des fossés pleins de gazon. Alentour, la campagne était plate, désolée, sans un arbre, hérissée d’ajoncs d’or. Au loin, on apercevait la mer et le clocher à jour de Saint-Pol-de-Léon. M. de Cléden laissait sa fille vivre à sa guise. Elle s’était composé une admirable bibliothèque, elle lisait les plus beaux livres, elle jouait la plus belle musique. Tout ce dont elle jouissait était choisi, raffiné, exquis, jusqu’à ses robes, ses chapeaux, qu’elle dessinait et confectionnait elle-même, le plus souvent, pour qu’ils fussent vraiment artistiques.

Depuis un instant déjà, Jenny Fontœuvre écoutait à peine. Une idée trop puissante possédait son esprit de peintre. Le sujet de tableau qu’elle cherchait désespérément venait de surgir à son imagination sur une simple phrase de sa cousine. Oui, elle ferait une jeune fille au piano, avec un éclairage brutal qu’elle voyait très bien : le profil, dans l’ombre, donnerait des méplats d’une douceur délicieuse, et les cheveux seraient pareils à un nimbe de lumière. Naturellement, Jeanne lui poserait cela. Et le projet fut bientôt si impérieux, si véhément, que rien ne put la retenir de le confier sur-le-champ à sa cousine. Celle-ci fut enchantée. Alors, il fallut commencer immédiatement. Elles passèrent à l’atelier. Jenny courait, chantait, riait. C’était la folie joyeuse de la conception. Elle allait faire une œuvre charmante. Ce serait inspiré, poétique, rêveur. La bonne madame Dodelaud placerait cela négligemment sur un de ses gros meubles, au magasin, parmi les tabernacles dédorés, les soies éteintes, les saxes amoureux. Ce petit tableau se vendrait comme du pain. Elle se disait ces choses en enfilant sa blouse suspendue au chevalet. Justement, Jeanne de Cléden trouva d’elle-même la pose, et le piano était si bien placé par rapport à la lumière, que la conception fut réalisée du coup. Alors Jenny Fontœuvre prit ses fusains, commença l’esquisse sur un petit panneau, et l’enchantement redoubla. Elle travaillait, les lèvres serrées, toute fiévreuse ; par moment elle lançait une roulade.

Il lui fallut se mettre à peindre dès ce matin. Et ce furent, en rapides coups de brosse, les indications ternes, décousues, des esquisses. Du rose représentait la lumière dans la tunique vert bronze. Elle disait qu’elle aurait voulu de l’or pour peindre les cheveux. De temps en temps, le modèle, fatigué, dessinait sur le clavier une phrase musicale, ou bien chantait un bout de romance d’un soprano léger, ténu, comme lointain…

— Ah ! ma chérie ! s’écriait l’artiste, que Nicolas Houchemagne va te trouver belle !

— Comme j’aimerais le connaître ! soupira la jeune fille.

Jenny s’acharna pour finir l’esquisse avant le retour de Pierre, qui était à ses pensionnats de Neuilly. Elle n’ouvrit plus la bouche. Quand son mari vit le panneau, il s’écria.

— Tiens ! ça rappelle comme sujet le Renoir du Luxembourg.

— Tu trouves ? fit-elle d’une voix altérée.

— Oh ! ce n’est pas un plagiat, une simple réminiscence.

Et il lui fit recommencer le dessin du cou qui n’était pas dans le mouvement.

Au déjeuner, l’excitation de la petite Fontœuvre était tombée ; elle ne parlait plus, elle paraissait soucieuse. Les enfants se disputaient. François taquinait sa sœur et ne cessait de répéter :

— Elle a cassé la patte de Minette ; elle a cassé la patte de Minette ; elle a cas…

— Veux-tu te taire, François, criait le père impatienté.

Et il causait d’art avec Jeanne de Cléden.

Jenny les quitta au dessert, retourna à l’atelier, fit une moue boudeuse en revoyant sa toile, qui lui parut banale, dénuée d’intérêt. Comment s’être sottement emballée sur une idée aussi commune !

Et elle restait là, prostrée, devant ce panneau qu’elle avait envie de faire flamber.

À deux heures, les deux jeunes femmes s’habillèrent pour aller rue Laffitte. La petite Fontœuvre mit son tailleur noir, acheté en confection ; Jeanne de Cléden avait une longue pelisse de fourrure décolletée, et une toque étroite qui ne voilait rien de son pur visage. Cette fourrure luisante, sur ses cheveux dorés, donnait même un effet de splendeur.

— Si ce vieux paillard d’Addeghem est là, dit Fontœuvre à sa femme, ta cousine va lui faire perdre la tête.

Mais il y eut une scène épouvantable de Marcelle qui n’entendait pas rester seule avec Brigitte. Il fallait qu’on l’emmenât. Elle voulait aller voir les tableaux, elle aussi. Et c’étaient des trépignements, des pleurs, des cris furieux. La délicate figure d’enfant, si potelée, si fragile, aux rondeurs si tendres, était décomposée, et derrière les larmes apparaissait le masque d’une femme méchante. La mère fut bouleversée à ce spectacle. Elle finit par dire :

— Va demander à Brigitte de te mettre tes bottines fourrées et ton manteau de peluche.

— Comme tu la gâtes ! observa Jeanne.

Ils arrivèrent les premiers chez Vaugon-Denis. Ni leurs amis, ni personne n’étaient encore là. Enfilant un couloir, ils gagnèrent la salle d’exposition dans laquelle, de loin, on apercevait de la lumière. Ils entrèrent en silence.

C’était un vaste salon carré, tendu de rouge sombre. À droite et à gauche, les grands cadres d’or étincelaient sur la muraille ; mais, ce qui remplissait l’œil dès l’abord, c’était, en face de la porte, l’énorme forme blanche du Séraphin. Ce bel androgyne dépassait de beaucoup la taille humaine. On le voyait en marche, posant le pied en avant d’un mouvement fier. Une tunique dorienne l’habillait, serrée sous l’aisselle d’une cordelière et retombant en bouffants jusqu’à la taille ; rien n’était donc changé au céleste costume des légendes. Mais toute la magie de cet être surnaturel était dans le visage, un visage fort, un visage sans sexe, qui souriait. Ce devait être l’Ange de l’allégresse. On se sentait soulevé, tiré jusqu’à lui ; son contentement serein vous gagnait ; on l’aurait idolâtré. Son mystère était infini, et le peintre n’avait pas obtenu cet effet en esquivant les formes ; il ne les avait pas enveloppées d’une vapeur, il n’avait pas fait un désincarné. Ce pur esprit avait embrassé véritablement, amoureusement la forme humaine dans toute sa beauté, dans sa vérité, dans sa vigueur. La couleur était grasse et copieuse ; la pâte substantielle comme de la chair vivante. Houchemagne avait atteint dans la facture la perfection du métier. Le fond se composait d’un paysage de l’Île-de-France, sobrement traité, ou l’on reconnaissait, à leur douceur de lignes, les méandres de la Seine.

— Ah ! l’animal ! prononça simplement Pierre Fontœuvre, après qu’ils furent tous demeurés béants une longue minute devant le tableau. Ah ! l’animal !

La petite Fontœuvre était haletante d’enthousiasme ; elle signalait l’un après l’autre tous les morceaux, depuis la main qui tenait une rose jusqu’aux ailes à demi ouvertes, d’une blancheur si caressante, si moelleuse !

— Ce sont ces fameuses ailes dont Addeghem m’a conté l’histoire, dit son mari. Houchemagne a fait poser en même temps une femme et un cygne que deux hommes tenaient et qui s’ébattait, — il fallait cela pour les rapports des plumes. et de l’épaule.

Et ils s’éternisaient devant la toile, sans jalousie, sans amertume, empoignés par un émoi supérieur, quand leurs yeux cherchèrent Jeanne de Cléden. Elle était à une petite distance, derrière eux ; son charmant visage levé vers l’Ange ruisselait de larmes, et elle ne disait qu’un mot :

— Oh ! est-il possible ! est-il possible !

Il fallut pour l’arracher à son extase, les cris que poussait Fontœuvre devant le Centaure. La fantaisie d’Houchemagne avait fait ici un petit tableau. La toile n’avait pas un mètre de haut. L’être fabuleux posait de trois quarts, sur un rempart au pied duquel se devinait une ville avec ses portiques, ses temples et ses terrasses. La croupe du cheval s’arrondissait puissante, massive, sous une robe d’un gris pommelé ; et elle était plutôt d’un robuste percheron que d’un Pégase. Mais la noblesse humaine tout entière résidait dans la tête du demi-dieu pensif érigé sur cette base brutale ; ses mains écartaient les rameaux d’un buisson de lauriers et il se penchait pour contempler à ses pieds la cité endormie. Il en était le génie protecteur, il en lisait secrètement tous les mystères. Les Fontœuvre, cloués sur place, ne disaient plus un mot.

Et ce furent ensuite le Taureau ailé, puis le Sphinx ; encore deux toiles immenses qui tenaient tout un côté de la salle. Le Sphinx surtout était formidable. Houchemagne n’avait pas copié la représentation antique, la bête surhumaine du Louvre ; il était allé directement à la conception. égyptienne pour la réaliser personnellement. Et il avait peint gigantesque, plein d’une douceur céleste et d’une force redoutable, le fauve aux yeux de femme qui crispait sur un gazon vert ses pattes rousses aux ongles de nacre. Véritablement, de toute son exposition, c’était la création la plus singulière, la plus fantastique : l’un des premiers mythes du monde transposé par un cerveau moderne ; la mystique du Nil interprétée par un des petits-fils des sculpteurs de gargouilles. C’était une gageure, un tour de force, la virtuosité d’un maître dont l’inspiration défie la folie.

Une quinzaine de petites études : nus, paysages, esquisses, remplissaient les vides, attestaient là sûreté professionnelle du jeune peintre inconnu. Jeanne de Cléden, dans une exaltation muette, allait du Centaure à l’Ange. Les Fontœuvre s’absorbaient dans l’examen des nus, surpris de cette manière si particulière qu’ils y trouvaient : la peinture épaisse, aux empâtements invisibles, qui donnait aux chairs, corrigée par une délicatesse très française, la volupté des Rubens. Marcelle curieuse, effrayée, s’était plantée devant le Sphinx, quand un bruit de voix qui s’approchaient retentit dans le couloir. En un clin d’œil, la salle fut envahie d’un flot de peintres. Addeghem, en pérorant, menait la bande. Il y avait des membres de l’Institut, des chefs d’atelier aux Beaux-Arts : Brabançon, Seldermeyer ; des figures correctes à chapeau haut de forme, des têtes hirsutes coiffées de feutre mou ; Vaupalier, chétif et mal portant, escorté de sa jeune femme ; Juliette Angeloup, énorme dans son pardessus d’astrakan, puis Nelly Darche, Nugues, et enfin deux personnes pauvrement vêtues auxquelles la petite Fontœuvre vint serrer la main et qui étaient Blanche Arnaud, dite Synovie, accompagnée de miss Spring. Le murmure bruyant qui s’était engouffré dans la galerie, s’arrêta net. Tout le monde recevait, à l’aspect de ces toiles, le choc de l’inattendu, Beaucoup étaient trop déroutés pour comprendre. Addeghem lui-même se taisait devant l’Ange. La grande Darche ajustait son lorgnon avec une moue en se penchant sur les nus de la cimaise. Seldermeyer, avec sa barbiche blanche, campé au pied du Sphinx, ressemblait à un ancien officier de cavalerie. Puis, peu à peu des discussions s’élevèrent parmi les peintres. La plupart ne savaient quelle opinion se faire. Si Houchemagne était un novateur, pourquoi peignait-il comme les classiques ? Et si c’était un classique, pourquoi ses toiles vous suffoquaient-elles quand on n’était pas averti ? Bientôt, il y eut un tapage assourdissant. Et ce fut à ce moment qu’un vieux monsieur, nu-tête et en pantoufles, vint dire quelques mots tout bas à l’oreille d’Addeghem. C’était Vaugon-Denis, le marchand de tableaux, et voici ce qu’il confiait au critique ce pauvre M. Houchemagne était depuis une heure dans le bureau, bien déprimé, bien abattu ne s’imaginait-il pas son exposition ratée, ses tableaux dépourvus d’intérêt, exagérés en leur simplicité voulue ? Le Sphinx ! Comment avait-il osé l’accrocher là ? Et le Taureau aile, quelle musculature mièvre pour le puissant être surhumain ! Rien ne pouvait le consoler. Il doutait de son talent, de son idée, de son œuvre, du public, de tout. Il gémissait sur les trois années de travail inutile que représentait cet ensemble. Il disait qu’il eût mieux valu peindre honnêtement des enseignes, et c’était pitié de le voir ajoutait le vieillard ému.

Cependant Jeanne de Cléden s’était assise à l’écart pour lire à son aise la petite brochure qu’Addeghem avait écrite sur le peintre. D’abord. Houchemagne, Nicolas Houchemagne, quel beau vieux nom de l’Île-de-France qui sentait son xiiie siècle, naïf, mystique et inspiré ! Et en effet, c’était au plein de cette poétique et charmante Seine-et-Oise, si avisée, si sereine, si spirituelle et si pratique, sur les bords du plus français des fleuves, qu’était né le jeune peintre. Il était tout bonnement le fils d’un vigneron de Triel, le fils d’une de ces anciennes familles paysannes qui tirent leur petit pécule de ce raisin triellois, aigrelet, piquant et savoureux comme l’esprit même du terroir. Il avait grandi à l’ombre d’une église gothique, devant les lignes souples et douces que les collines dessinent à l’horizon en ce pays, que les vapeurs de la Seine voilent sans cesse d’une atmosphère bleue, subtile et tendre. Dans cette province, quelle pure race française ! s’écriait Addeghem. Les Provençaux et les Flamands, les Bretons et les Lorrains, les Gascons et les Normands sont tous plus ou moins, des adoptifs ; ils composent bien, à force de bonne volonté, un tout national, harmonieux, homogène ; mais ceux de l’Île-de-France, qui sont demeurés à la maison de famille depuis quinze siècles, ils sont l’essence. même du pays, il lui donnent son sang, son esprit, le rythme de sa vie. Ils sont les maîtres et les gardiens de son génie, et c’était d’eux que devait sortir le régénérateur de la conception artistique.

Et Addeghem, vraiment exalté et soutenu par son sujet, contait l’enfance de Nicolas, ses rêveries devant les vitraux peints de sa vieille église, sa venue à Paris chez un ornemaniste, l’éducation qu’il s’était donnée, son étude des légendes chrétiennes, ses premières toiles essayées sous la direction d’un patron qui n’était qu’un artisan ; ses théories sur l’hiératisme de l’Art et la nécessité de la noblesse dans l’inspiration.

Jeanne, la main tremblante, fiévreuse et nerveuse, tournait une page quand sa cousine s’approcha, lui disant :

Viens-tu ? Addeghem nous entraîne au cabinet de Vaugon-Denis où, paraît-il, ce pauvre Houchemagne est plongé dans un morne désespoir. Il s’agit de lui faire une ovation pour le remettre en selle. Tout le monde y va. Accompagne-nous, ce sera très amusant.

La jeune fille se leva, haletante de ce qu’elle venait de lire. Jenny Fontœuvre prit Marcelle par la main, Elles pénétrèrent en même temps qu’Addeghem dans la petite pièce où Nicolas Houchemagne, les deux coudes sur le bureau et la tête entre ses mains, roulait ses pensées amères. Il sursauta au bruit de cette invasion, car tout le monde entrait en bavardant, et déjà le critique commençait à discourir et la première vision. qu’eut Nicolas fut le délicieux visage de Jeanne, avec l’or de ses bandeaux à la Vierge sous l’étroite toque noire, et sa somptueuse fourrure de jeune fille riche. Il crut l’avoir déjà rencontrée et la regarda une seconde. Aussitôt le cabinet fut plein ; et l’on criait, on gesticulait, on se bousculait, on manœuvrait pour se rapprocher du peintre ; c’était curiosité, sympathie, enthousiasme : sentiments divers et bien compréhensibles d’un public d’élite, où chacun croyait pour son compte qu’il venait d’inventer un génie. C’était à qui serrerait la main d’Houchemagne. Et lui, qui passait, sans transition, du découragement le plus douloureux à l’apothéose la plus fervente, s’était levé tout pâle, ne savait que répondre, se laissait faire en souriant. Addeghem l’embrassa ; Seldermeyer lui déclara d’une voix chevrotante qu’il avait un tempérament magnifique, Juliette Angeloup disait :

— Je ne comprends pas tout, non, je ne comprends pas tout ; mais c’est diablement peint, monsieur !

Le petit Vaupalier, frêle comme un saxe, avouait qu’il était transporté et qu’il donnerait toutes ses toiles pour avoir fait le Centaure. Quelques-uns se défendaient contre l’admiration. Nelly Darche, par exemple, qui demeurait silencieuse.

— Ah ! si vous aviez peint de la vie, avec cette habileté-là ! déclara-t-elle enfin.

Blanche Arnaud et miss Spring, timides dans leurs costumes démodés, terriblement vieilles filles avec leurs gestes étriqués et leurs gants de coton noir, s’avancèrent à leur tour. Miss Spring, qui n’avait jamais su parler français, commença dans un charabia prolixe des félicitations entremêlées de révérences, et qui pouvaient se traduire ainsi :

— Cher monsieur Houchemagne, je suis bien aise d’avoir vu vos tableaux ; vous êtes le plus grand peintre de la France, de l’Angleterre, de toute l’Europe. Vous semblez saisir le principe même de la vie. Vous rendez ce qui est immatériel ; vous ne vous contentez pas de charmer les yeux, vous satisfaites les âmes. Vous êtes le plus grand peintre intellectuel depuis Vinci.

Elle avait, dans sa laideur britannique, des yeux de myosotis doux et charmeurs. Blanche Arnaud était, elle, une forte personne aux beaux bras qu’un collet de velours, datant de dix ans, dissimulait. Elle avait des larmes aux paupières.

— Ah ! monsieur, dit-elle, comme vous m’avez émue !

Jenny Fontœuvre glissa au peintre :

— C’est Blanche Arnaud et miss Spring.

Alors, il parut ravi. Comment ! c’étaient ces deux créatures fagotées dont les œuvres avaient tant de grâce ! Et il les retint ; il dit à l’une combien il aimait ses portraits, à l’autre, le recueillement de ses petits tableaux d’intérieur. Et pendant qu’il comblait de politesses ces deux vaincues de la lutte pour l’art, il se sentait observé par l’élégante jeune fille qui, seule, ne lui avait encore rien dit…

— Vous ne savez pas, vint conter l’expansive Blanche Arnaud à Jenny Fontœuvre, monsieur Houchemagne demande à venir chez nous ; il voudrait voir notre atelier. Croyez-vous, hein ! croyez-vous ! C’est la rançon de toute la vieille déveine !

La vérité, c’est qu’Houchemagne cherchait à fuir la manifestation qui l’avait plus surpris que grisé, et que ce biais lui avait paru expéditif : partir traîtreusement avec « l’entente cordiale », comme on appelait l’association de l’Anglaise et de la Française ; au besoin, emmener les Fontœuvre, et laisser la foule retourner béate à la galerie. Jenny Fontœuvre trouva la combinaison charmante. Ce fut dans le couloir qu’ils faussèrent compagnie à la bande d’Addeghem. Ils étaient sur le trottoir de la rue Laffitte, qu’ils entendaient encore résonner, là-bas, l’organe impérieux du critique expliquant le Centaure.

Les Fontœuvre, Jeanne de Cléden, miss Spring, Blanche Arnaud et Houchemagne, grimpèrent à Montmartre dans l’autobus. On ne pouvait causer dans le fracas de la voiture ; mais cette exquise camaraderie si légère, si facile, qui naît d’elle-même entre les artistes parisiens, liait déjà subtilement ces six personnes étrangères, et l’on éprouvait le bien-être d’une intimité. C’était maintenant qu’enfin Houchemagne goûtait son triomphe. Il l’avait compris dans le discours baroque de miss Spring, dans les yeux mouillés de Blanche Arnaud, dans les prunelles rieuses de la petite Fontœuvre, et surtout dans le visage angélique de la jeune fille silencieuse. Elle l’admirait, il ne pouvait le méconnaître. Et soudain, il se rappela la petite photographie en grisaille, posée sur le guéridon des Fontœuvre…

Les deux amies habitaient, rue d’Anvers, au pied du Sacré-Cœur, dans la plus commune des maisons pauvres. L’atelier était au quatrième, au fond de la cour. On y arriva en procession. C’était une sorte de grenier vitré, sans meubles, sans tapis, sans tentures. Les lits des deux artistes étaient dissimulés ainsi que tout leur petit ménage. Elles s’empressèrent, allumèrent les lampes, firent du thé. On voyait, contre la muraille, les portraits de femmes de mademoiselle Arnaud, si expressifs, si mélancoliques et si vrais, qu’on y lisait comme en un livre toute la détresse cachée d’un cœur féminin. C’était de la souffrance fixée, disait Jenny Fontœuvre.

Mais Jeanne de Cléden avait rejoint Houchemagne, au fond de l’atelier, près des petites toiles de l’Anglaise. Ils contemplaient ensemble une étude de chambre. Qu’elle était paisible et douce, cette petite chambre minutieusement dessinée, avec son lit un peu défait, les chaises en un léger désordre, la mousseline des rideaux relevée, et la glace mirant cette intimité, comme dans les vers de Rodenbach ! Aucune figure n’y apparaissait, et cependant, c’était plein de vie humaine. Les deux jeunes gens échangèrent un coup d’œil en pensant : « Comme c’est exquis ! »

Alors, miss Spring les voyant ensemble et se méprenant, baragouina d’un air sentimental, avec le sourire de ses dents proéminentes et de ses yeux de myosotis :

— Chère madame Houchemagne, vous trouvez peut-être qu’il manque là un très amoureux ménage comme le vôtre ; mais en vérité, ce couple n’est pas loin ; pendant que je peignais, je le savais dans la pièce voisine ; il venait de sortir et je jure cela qu’il vous ressemblait à tous les deux. Oui, oui, tout à fait aimable, tout à fait suave comme vous.

— Spring ! Spring ! misérable gaffeuse ! murmura Blanche Arnaud en la tirant par sa robe, que dites-vous là ? Ces jeunes gens se voient pour la première fois aujourd’hui. Mademoiselle est la cousine des Fontœuvre.

Jeanne et Nicolas étaient devenus pourpres. Ils s’absorbaient dans l’examen du tableau ; mais cette chambre, qui était véritablement tiède d’amour, sans qu’on put expliquer pourquoi, les troublait encore davantage. Alors ils s’entreregardèrent et rirent ensemble, juvénilement.

Désormais, les deux malheureuses artistes, dévêtues de leurs oripeaux, n’était plus ridicules, ni démodées. Dans leur simple robe noire elles se dressaient devant leur œuvre, buvant les louanges d’Houchemagne, l’admiration des Fontœuvre, l’émotion de cette charmante muse qu’était Jeanne. Leur puissance méconnue éclatait si fortement, que l’insuccès de leur vie comptait à peine. Elles connaissaient une heure de gloire.

On servit le thé dans des tasses dépareillées, on croqua de petits biscuits que miss Spring passait dans leur boîte de fer-blanc. Mademoiselle Arnaud avait entraîné Jenny dans un coin, près du rideau qui, glissant sur une tringle, voilait le fourneau et les ustensiles de toilette. Elle lui confiait :

— Je l’ai revu hier en omnibus. Il m’a reconnue ; il a pâli ; il a soupiré comme un homme qui souffre, mais il ne m’a pas adressé la parole. Il a salué simplement en descendant. Ah ! ce coup de chapeau, mon amie, ce coup de chapeau venant de lui

Houchemagne et Jeanne de Cléden étaient. demeurés en tête à tête près de la lampe. Maintenant le peintre contemplait la jeune fille avec la hardiesse d’un portraitiste devant son modèle. On aurait dit que les propos inconsidérés de miss Spring, les nommant mari et femme, l’eussent enorgueilli, lui eussent concédé un droit sur cette inconnue ! Mais la vérité c’était surtout que cette extrême beauté l’enivrait et qu’il en prenait déjà possession, la traitait en maître, car il avait cette inconscience de l’artiste qui s’approprie sereinement tout ce qui peut servir à son œuvre. Jeanne sentait, sur chacun de ses traits, la caresse de ce regard. Elle dit timidement :

— Moi qui vis dans un désert, toute l’année, j’emporterai là-bas le souvenir de ce que j’ai vu aujourd’hui. Aujourd’hui, j’ai compris ce qu’était l’Art.

Il la remercia d’une phrase banale, et il contemplait, au fond de ses yeux de vierge, une âme tremblante et charmante, si pure qu’elle se laissait voir nue ; âme d’une jeune sainte de la Légende dorée, et qui correspondait en lui à un rêve secret…