Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/68

Léon Techener (volume 4.p. 159-162).

LXVIII.



Le royaume de Logres avait eu bien à souffrir de l’absence du roi Artus. Les barons, n’ayant plus rien à craindre du suzerain, entretenaient au grand détriment du peuple des guerres privées. Ceux qui jusqu’alors avaient été les plus faciles à maintenir dans la droite voie devenaient les plus cruels ennemis de la paix ; briseurs de chemins, ravisseurs du bien des veuves et de l’honneur des filles, fléaux des orphelins et des églises. Il fallait porter remède à de si grands maux. De toutes les parties du royaume les plaintes arrivaient à la reine, et ceux même qui avaient le plus abusé de la force reconnaissaient la nécessité de rétablir l’autorité suprême. Les plus hauts tenanciers caressaient d’ailleurs l’espoir de voir tomber sur eux le choix du plus grand nombre. Le roi Aguisel d’Écosse, cousin d’Artus, se flattait surtout de recueillir la succession du roi. Il est vrai que mess. Gauvain était parent, plus proche encore, mais sa grande loyauté donnait à penser qu’il refuserait d’occuper la place de son oncle.

L’Assemblée générale des barons fut donc convoquée. Aguisel parla le premier de la nécessité de remplacer le roi Artus, qui, tout portait à le croire, avait cessé de vivre. Suivant lui, c’était au parent le plus proche du roi regretté qu’il convenait d’offrir la couronne.

Or, Galehaut savait que mess. Gauvain aurait refusé de la prendre, tant que la nouvelle de la mort de son oncle ne serait pas arrivée. En lui faisant reconnaître les vues ambitieuses d’Aguisel, il sut le décider à revenir sur cette résolution ; et quand le roi d’Écosse vint, au nom des hauts barons, lui demander s’il consentait à devenir roi, il répondit qu’il ne refuserait pas si tel était le vœu général, « tout en espérant, ajouta-t-il, que le roi Artus, mon oncle, n’est pas mort, et qu’il reviendra bientôt. Alors seront déliés de leur serment de fidélité les barons qui m’auront choisi, et le roi ne pourra me savoir mauvais gré d’avoir gouverné en son absence. »

Il est aisé de deviner le dépit et la surprise du roi Aguisel, quand il vit mess. Gauvain ne consentir à être élu que pour mieux conserver le trône au roi Artus, si jamais il reparaissait. Il lui fallut se soumettre et, comme les autres, reconnaître mess. Gauvain pour le droit héritier de la couronne en vacance. À peine élu, les troubles, les désordres cessèrent. Mess. Gauvain eut le nom de roi ; la reine en eut l’autorité.

Un jour arrivèrent de Carmelide des messagers qui demandèrent à parler à mess. Gauvain : « Monseigneur, dirent-ils, le roi Artus vous salue comme son homme, son neveu et son ami. Il est en bon point, il jouit de toute sa liberté dans le royaume de Carmelide, et il vous semond de venir le joindre, avec tous les barons du royaume de Logres, pour le jour de la prochaine Ascension. »

Messire Gauvain, avant de faire réponse aux messagers, alla trouver la reine. « Voici, lui dit-il, de bonnes nouvelles du roi. Il est en Carmelide où il nous ordonne de nous rendre pour tenir conseil avec lui. » La reine était trop sage pour ne pas deviner ce que mess. Gauvain ne lui disait pas. Le roi Artus était en Carmelide, il était donc le prisonnier ou le protecteur de celle qui avait levé l’odieuse clameur. Le silence gardé par mess. Gauvain sur ce que le roi Artus avait pu dire de plus ne lui permettait aucun doute. Elle fit pourtant meilleure chère que les jours précédents, et laissa seulement percer la joie que lui causait la nouvelle de la conservation des jours et de la bonne santé du roi.

De son côté, mess. Gauvain répondit aux messagers qu’il serait fait ainsi que son oncle désirait, et il manda aussitôt aux barons de Logres que le roi, libre et bien portant, les invitait à se trouver le jour de l’Ascension dans la ville de Carmelide.

Mais la sage reine prit Galehaut à conseil : « J’ai, lui dit-elle, plus que jamais besoin de vos avis. La demoiselle de Carmelide me paraît avoir surpris la confiance de monseigneur le roi : c’est la juste punition du péché qui m’a fait manquer à la foi que je devais à mon époux. Ah Galehaut ! vous savez si Lancelot méritait d’être aimé des plus sages et des plus belles du monde. Toutefois, je ne me plaindrais pas d’être châtiée pour un autre crime imaginaire. Que je finisse mes jours dans une noire prison, je l’aurai mérité. Mais je crains de mourir avant d’avoir la ferme volonté de me repentir ; et je serais alors en danger de perdre l’âme en même temps que le corps. — Dame, répond Galehaut, ne redoutez pas le jugement de la cour. Mille chevaliers, le roi Artus lui-même, perdront la vie avant qu’on vienne à menacer la vôtre. Je vais en Carmelide, j’y serai bien accompagné d’hommes armés, et s’il arrivait qu’on osât vous condamner, nous saurions bien, Lancelot et moi, rendre vaines toutes les sentences. »