Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/67

Léon Techener (volume 4.p. 154-158).

LXVII.



Les chevaliers bretons battirent le lendemain la grande forêt dans tous les sens, sans arriver au roi ; mais son cheval étendu mort et percé de coups de lance les avait confirmés dans la pensée que leur seigneur avait subi le même sort, ou pour le moins avait été emmené prisonnier. La ville fut consternée en apprenant le mauvais succès de leurs recherches ; mais qui pourrait exprimer la douleur de la reine, déjà dévorée d’inquiétude depuis la clameur de la demoiselle de Carmelide ? Galehaut essayait de la conforter : « Nous apprendrons bientôt, disait-il, par quelle aventure le roi est retenu : mais vous, dame, n’avez rien à redouter de la calomnie ! Malheur à l’indigne femme qui n’a pas craint de lever cette folle clameur ! — Je me soucie peu, Galehaut, de cette femme, répondait la reine mais je crains la méchanceté des hommes. Veuillez donc avertir votre ami d’éviter de me voir en particulier, tant que le roi sera loin d’ici. » Galehaut approuva la prudence et la sagesse de la reine. Le jour même, elle partit de Caradigan et revint à Carduel, sous la garde de mess. Gauvain, de mess. Yvain, de Keu le sénéchal et des autres chevaliers de son hôtel.

Pour la demoiselle de Carmelide, quand elle eut avis de la prise du roi, elle reparut en cour demandant aux barons de Logres qu’on la mît en présence d’Artus. « Demoiselle, répondit Baudemagus, le roi n’est pas ici : il s’est vu contraint de quitter Caradigan, et nous a remis le pouvoir de faire droit. — Cela ne peut être : de la bouche du roi doit sortir le jugement de ma cause. Je suis ajournée devant lui, c’est de lui que je me plains, c’est lui qui doit me rendre l’honneur qui m’appartient. — Dame, les chevaliers de la cour du roi répondent pour le roi ; ils ont plein droit de parler et de juger en son nom. Leurs honneurs et leurs personnes répondent de la droiture de leurs sentences. — Non, non ; le roi seul doit m’écouter et me rendre justice. Elle attendit pour sortir que l’heure des plaids fût écoulée, comme si elle eût conservé jusqu’à la fin l’espoir de voir arriver Artus. Puis, d’un air triste et courroucé, elle retourna en Carmelide où elle savait bien le trouver.

Elle se rendit, en arrivant, à la prison où il était retenu : « Roi Artus, lui dit-elle, grâce à mes fidèles chevaliers, vous êtes en mon pouvoir. Si vous refusez de me reconnaître pour votre femme épousée, au moins serez-vous forcé de me renvoyer les compagnons de la Table-Ronde que mon père m’avait accordés en dot. » Artus ne répondit rien ; il ne supposait pas encore que la demoiselle dont il était devenu le prisonnier eût pour elle le bon droit. Mais, chaque jour, la fausse Genièvre faisait glisser dans sa coupe un philtre amoureux ; chaque jour elle venait le voir, lui parlait d’une voix douce et caressante, le regardait d’un œil tendre et passionné ; si bien que, peu à peu, entraîné par la force du poison, le roi se trouva sans défense contre ses artifices. Que dirons-nous de plus ? Il en vint jusqu’à l’oubli des droits de la véritable reine, et ne passa plus guères de nuits sans reposer près de la fausse Genièvre.

Cependant, après les fêtes de Pâques et par l’effet d’un certain retour sur lui-même, il se plaignit d’être retenu loin de ses barons. « Ah Sire ! fit la demoiselle, ne pensez pas que je renonce à votre compagnie de mon plein gré : une fois rentré dans vos domaines, vous pourriez bien méconnaître votre loyale épouse. Si je vous ai conquis par une sorte de violence, c’est avec l’espoir de vous ramener aux devoirs que sainte Église a consacrés. Je n’ai pas regretté votre couronne ; je vous aimerais plus sans elle que le premier des princes couronnés. — Pour moi, reprit le roi Artus, je n’aime personne autant que vous, et, depuis que je suis ici, j’ai tout à fait mis en oubli celle qui avait occupé longtemps votre place. Je dois pourtant avouer que jamais dame ne montra plus de sens, ne fut de plus grande bonté et courtoisie que cette autre Genièvre, trop longtemps regardée comme ma véritable épouse. Elle a par sa largesse et sa débonnaireté gagné tous les cœurs, les riches comme les pauvres. C’est, disait chacun, l’émeraude de toutes les dames. — Ainsi font, dit la fausse Genièvre, toutes celles qui usent des mêmes artifices ; car elles ont le plus grand besoin d’en imposer. — Cela peut être : mais encore ne puis-je être assez émerveillé de toutes les bonnes qualités qu’elle semblait avoir et qui m’ont si longtemps retenu dans le péché. »

Ces entretiens donnaient de grandes inquiétudes à la fausse Genièvre : le roi avait beau témoigner de la plus aveugle passion, elle tremblait que le philtre dont elle usait ne perdît un jour de sa vertu. « Que voulez-vous plus de moi ? lui dit un jour Artus. — Je veux que vous me fassiez reconnaître par vos barons, comme fille du roi Léodagan et votre loyale épouse. — Je le veux bien ; et pour éviter le blâme des clercs et des laïcs, j’entends rassembler les hauts hommes de Carmelide et les amener à vous reconnaître de nouveau pour la droite héritière de Léodagan, pour celle que le roi de Logres a épousée devant sainte Église. Je demanderai ensuite aux barons de Bretagne de confirmer ce témoignage. »

Genièvre applaudit à cette résolution, et le roi indiqua la fête de l’Ascension pour l’Assemblée de Carmelide, en s’engageant à reconnaître devant les barons de la contrée la seconde Genièvre comme véritable reine de Logres. En même temps il envoya vers mess. Gauvain pour lui annoncer qu’il était en bon point d’esprit et de corps, et pour qu’il eût à semondre les barons de Logres de se trouver à ce jour de l’Ascension dans la ville de Carmelide.