Les Populations rurales de la France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 65 (p. 797-832).
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LES
POPULATIONS RURALES
DE LA FRANCE

I.
LES POPULATIONS RURALES DE LA BRETAGNE. ~ CHANGEMENS OPÉRÉS DANS LES IDÉES. LES MŒURS ET LES COUTUMES.

Nous voudrions essayer de faire pour la Bretagne rurale ce que nous avons déjà fait ici même pour la Picardie et la Flandre[1], c’est-à-dire mettre en lumière les principaux résultats d’une enquête entreprise au nom et sous les auspices de l’Académie des sciences morales et politiques. Dégagées des développemens et des nombreux détails statistiques qui risqueraient de paraître surabondans et excessifs dans ce nouveau cadre, nos observations porteront tour à tour sur les transformations morales et sur les changemens économiques que la Bretagne a subis, depuis une cinquantaine d’années, et qu’elle est en train de subir encore. Ce n’est pas que tout ce qui caractérisait l’ancienne Bretagne et la marquait d’un signe original parmi toutes nos autres provinces ait disparu sous le commun niveau qui tend à effacer les différences locales : il en reste plus qu’on ne paraît aujourd’hui disposé à le croire, et ce qui en demeure doit se retrouver plus particulièrement dans les campagnes, toujours plus lentes que les villes à se détacher du passé. L’observation, à mesure qu’elle s’y renferme, s’aperçoit que la civilisation moderne, en se greffant sur le vieil arbre armoricain, n’a pas supprimé l’antique sève ; la race et la tradition sont loin d’avoir perdu tous leurs droits. Discerner dans l’état moral et économique des campagnes bretonnes ce qui subsiste et ce qui a changé est sans doute le meilleur moyen de se faire une idée exacte de la Bretagne actuelle en regard de l’image qu’en ont tracée des plumes habiles, qui ne se sont pas toujours refusées à parer la réalité des couleurs de l’imagination.

Sans essayer de refaire ici l’histoire du passé des classes agricoles de la Bretagne[2], sans entrer à fond dans des questions d’origine fort embrouillées et sur lesquelles l’érudition a singulièrement varié dans ce demi-siècle même, il n’est pas inutile d’y toucher en passant. La science actuelle, autant qu’il nous est permis d’en juger, nous paraît avoir fait justice de plus d’une erreur, et définitivement établi quelques points. Elle se montre affirmative sur le fonds celtique de la population et sur l’importance des émigrations insulaires du Ve au VIIe siècle. En vain ont-elles été contestées. Les argumens inspirés par la partialité d’un faux patriotisme local ne peuvent se tenir debout, on l’avait déjà fait voir, et la démonstration a été complétée récemment par M. Loth dans une thèse savante sur l’émigration bretonne. Mais si l’on rencontre, dans l’Armorique et dans la Grande-Bretagne, ce très ancien fonds gaulois, qu’on retrouve aussi bien dans les contrées les plus distantes les unes des autres et profondément diverses, la question aujourd’hui controversée est de savoir ce qu’on doit penser de la division en Celtes indigènes et en Kymris apportés par l’immigration. Les Kymris, selon la version adoptée par beaucoup d’historiens et par des anthropologistes comme le docteur Broca, les Kymris apportés par l’émigration bretonne insulaire ne composeraient qu’une minorité. Elle n’aurait guère dépassé le littoral, et là même elle resterait encore en nombre inférieur. Si l’on prend pour signes distinctifs des deux races la couleur des cheveux, bruns chez les Celtes, blonds chez les Kymris, et la différence de la taille, sensiblement plus élevée chez les Kymris, on trouve seulement sur les côtes dix-sept cantons kymriques sur quarante ; vingt-trois restent purement celtiques. Mais voici que M. Loth conteste ces diversités et allègue des autorités en faveur de la couleur brune des Gallois. Il croit aussi, contrairement à l’opinion la plus répandue, à une véritable conquête des émigrans et non à une simple infiltration ou superposition sans violence. Ces Bretons insulaires, qui se plaignaient avec une indignation et une amertume dont les témoignages subsistent, d’avoir été trahis par les Saxons, qu’ils avaient accueillis comme des hôtes, Auraient donc tenu la même conduite à l’égard des Armoricains, qui les avaient reçus comme des frères malheureux. Seulement rien ici n’atteste une longue durée de la lutte, et l’apaisement, en tout cas, fut prompt à se faire. Ce fut dès lors un même peuple uni par le christianisme comme par l’amour et pour la défense d’une même Armorique. Les nouveau-venus lui donnaient leur nom, en même temps que la Grande-Bretagne perdait le sien pour emprunter à celui d’une simple peuplade le nom bientôt illustre d’Angleterre. La langue aussi, cette langue qui tiendra tant de place dans l’explication des destinées de ces campagnes, devenait commune. Nous touchons encore ici à une question difficile et controversée, mais qui, au point de vue de nos études spéciales, a moins d’importance. On se demande si le breton ne se confondait pas presque avec le gaulois parlé par la population celtique antérieurement établie. Cette opinion a pu s’autoriser des paroles de Tacite, qui dit, dans la Vie d’Agricola, que « le langage des Bretons n’est pas très différent de celui des Gaulois, » La question a été agitée dans les ouvrages de M. Aurélien de Courson sur les Origines et Institutions de la Bretagne et sur l’Histoire de la langue et les institutions de la Bretagne armoricaine ; elle reçoit une solution négative de la thèse de M. Loth. Quoi qu’il en soit, ce qui semble ressortir de ces discussions, c’est que des rapports, sinon aussi complets que le croyait Tacite, du moins très réels, existaient entre le breton et le gaulois parlé en Armorique, rapports suffisans pour que le breton, tel que nous le connaissons, pût résister à l’invasion du latin, qui ne s’opéra que dans certaines régions. Ainsi, deux variétés de races en un peuple, deux idiomes en une langue, voilà le fonds désormais un et résistant ; il nous fera comprendre ce paysan breton, dont la ténacité est un des étonnemens de l’histoire. A ces raisons de persistance du type moral nous en verrons se joindre d’autres. Non plus que les Romains, les Francs, ni les autres barbares ne purent asservir l’âme de ce peuple, ni le garder matériellement, en réalité, ces populations bretonnes n’ont eu que deux maîtres, le druidisme et le christianisme. La croyance, sous ces deux formes, s’est emparée d’elles ; la force ne les a jamais domptées et elles ne se sont pas plus laissé séduire que vaincre.

M. Loth, dans son livre sur l’Emigration bretonne en Armorique du Ve au VIIe siècle,.a rappelé le caractère du Breton, ce caractère qui allait devenir, s’il ne l’était déjà, celui de la population armoricaine à laquelle il s’imposait. Ces Gallois, ces Kymris, — sur ce point du moins les historiens paraissent assez d’accord, — avaient quelque chose de particulier et qui se retrouve par la suite, une audace guerrière et une obstination dans la résistance véritablement extraordinaire, une extrême sensibilité et mobilité, et une extrême énergie. Les Gallois étaient soutenus par deux sentimens qui respirent dans leurs lois et ressortent de toute leur histoire : l’amour de la patrie et l’amour de l’indépendance surexcités par l’idée qu’ils se faisaient d’eux-mêmes. Le Kymri croyait appartenir à une race supérieure, noble, pure, sans mélange. Il ne doutait pas qu’il ne redevînt un jour maître de l’île entière. Cette croyance se personnifiait dans le héros Arthur. Arthur n’était pas mort, il allait reparaître, et, à la tête des Bretons, exterminer les Saxons.

L’isolement né des circonstances géographiques et de la langue explique cette persistance proverbiale peut-être autant que la race. En effet, on sait combien la race celtique, placée dans d’autres milieux, s’est montrée souple et susceptible de prendre diverses formes. D’ailleurs, ce qui détermine la destinée des peuples, n’est-ce pas surtout la géographie ? L’herbe fait les peuples pasteurs et crée le patriarcat ; la forêt, quelle que soit la race, fait les chasseurs et les sauvages ; les bords de la mer, en produisant les pêcheurs et les navigateurs, impriment à la famille, à la propriété, aux mœurs, aux idées, des formes non moins particulières. Ce qu’on a appelé l’obstination de la « race bretonne » n’est peut-être qu’un mot général qui sert à exprimer toute cette combinaison d’influences où la race, en réalité, ne figure que pour une part difficile à discerner. Coupée par de petites montagnes, les monts Arès ou Arées, et les montagnes Noires, qu’en leur langage énergique ils appelaient le dos de la Bretagne, Kein Brès, sans routes intérieures, avec peu de grandes voies navigables, la presqu’île armoricaine aura son développement à part. Cela sera vrai surtout de la Basse-Bretagne, placée hors du contact étranger, excepté par ses côtes, où s’arrêtent ses relations avec le dehors. Bien presque ne changera essentiellement. Les costumes resteront à travers les âges tels que les a décrits César. — Toto divisos orbe,.. ce mot, par lequel le poète romain qualifie la Grande-Bretagne, dans un sens tout physique, nous avons été souvent tenté de l’appliquer moralement à cette petite Bretagne armoricaine. Ce qu’il y a de résistant aux influences étrangères nous est apparu, aujourd’hui même encore, sous plus d’un symbole. Tantôt nous y songions à la vue de ces chênes courts et trapus, plantés en abondance dans la plaine bretonne, que le vent ne fait pas plus plier qu’il ne les rompt ; tantôt nous en faisions un rapprochement involontaire avec ces rochers granitiques de ses côtes, que le flot bat depuis des siècles sans les entamer. Mais les comparaisons qu’on peut faire entre le monde physique et le monde moral ne sont jamais complètement exactes. Dans ce dernier ordre, le temps finit toujours par avoir raison des résistances. Tout cède aux inévitables influences qu’il amène et qui pénètrent d’une manière insensible. Il y a d’ailleurs des époques où il agit révolutionnairement. On en est frappé aujourd’hui à la vue d’une province dont les campagnes répugnaient à la lecture et à l’écriture et qui commence à être envahie par les journaux, d’une province où la routine traita plus d’une fois les chemins vicinaux comme des innovations téméraires, et où tout à coup le paysan, éveillé de sa léthargie, a vu passer à travers ses campagnes solitaires la locomotive filant à toute vapeur, — seul genre de merveilleux qui pût l’étonner, et dont rien, dans ses conceptions les plus fantastiques, ne lui avait encore donné l’idée ! On peut dire que tout a marché aussi plus vite depuis lors. Non pas que les changemens moraux et matériels règlent jamais leur rapidité sur la vapeur, mais l’état a cessé d’être stationnaire ; l’ère de transition, déjà commencée, s’est accusée de plus en plus. C’est là même, nous devons le dire, ce qui fait l’intérêt et parfois la difficulté d’une telle étude. Tantôt elle oppose le passé et le présent, tantôt elle les rapproche. Lorsqu’il s’agit des faits économiques qui affectent la condition agricole, ils se prêtent à l’observation avec des signes extérieurs qui s’imposent ; s’il s’agit des faits de l’ordre intellectuel et moral, la tâche est moins aisée, l’observateur est tenu de voir avec ses yeux, d’apprécier avec son jugement ; il doit s’appliquer à discerner des nuances par elles-mêmes plus délicates ; ajoutez que le modèle qu’il s’efforce d’étudier pour le reproduire se modifie plus d’une fois pendant que le regard s’y attache.

Voyons d’abord comment ces populations, si longtemps confinées dans l’isolement intellectuel, sont en train de se transformer à ce point de vue, en quoi elles tiennent encore au passé et en quoi elles s’en séparent.


I. — CARACTÈRES INTELLECTUELS ; CE QUI RESTE DE LA POESIE ET DES LÉGENDES ANCIENNES DANS LES CAMPAGNES.

Intellectuellement le paysan breton le moins cultivé apparaît sous la forme d’un certain type qu’il reproduit plus ou moins, tant il est connu et classique pour ainsi dire. On est frappé par ses côtés religieux, superstitieux, idéalistes, par son attachement tenace à ses idées. Il porte en lui un monde de souvenirs, de rêves, de légendes dont on ne le sépare pas, et on a raison de ne pas l’en séparer, même aujourd’hui, malgré l’effacement ou le mélange qui a pu se faire et qui se fait tous les jours ; Maintenant encore, ce rude paysan illettré, vous ne le comprendrez pas si vous ne vous imprégnez vous-même à un certain degré de sa poésie native, de ses vieux chants, de ses vieux contes, de tout ce que M. de La Villemarqué a recueilli avec un soin aussi pieux que savant, avec une intelligence sympathique et pénétrante[3]. Assurément de telles images poétiques ne peuvent équivaloir à la réalité ; elles rejettent nécessairement les élémens trop vulgaires qui ont une part si considérable dans la vie de paysans, si souvent grossiers, le fussent-ils moins par certains côtés qu’on n’est tenté de le croire. Toutefois, dans ces monumens plus ou moins poétiques, comme dans d’autres figurés par la pierre et jusque sur les vitraux des églises, les idées et les sentimens des populations rustiques ne se peignent pas moins et se retrouvent encore. Il y a donc à tenir un compte sérieux, sans les prendre toujours trop à la lettre, de ces documens, qui gardent leurs traits distincts, et ne se confondent pas avec ceux des littératures primitives du Nord et des autres civilisations. Le caractère idéaliste et rêveur, les sentimens issus de la vie de famille ou de clan, y sont empreints d’une manière particulière. Des scènes pleines de douceur, des chansons amoureuses, des chants guerriers qui respirent une intrépidité farouche, des récits dont plusieurs rappellent les héros et le merveilleux de la Table Ronde s’y succèdent et y alternent, et nous font parcourir une route qui n’est ni sans charme ni même sans une certaine variété, malgré la simplicité du fond et de la forme. Ces Chants populaires se poursuivent pendant la révolution et au-delà. On ne peut douter que l’âme de ces campagnes ne s’y manifeste sous ses aspects les plus divers. Le factice ne commence à se montrer que dans des pièces d’une date récente. Sans doute, la poésie a pu être cultivée d’une manière plus régulière dans les villes qui, en petit nombre et d’une importance médiocre dans la Basse-Bretagne, formaient en quelque sorte des centres ; mais on n’y pensait, on n’y sentait pas autrement que dans les campagnes ; nombre de ces chants sont nés, dans ces campagnes mêmes, de l’imagination villageoise ; tous ont été adoptés par elle et répétés de berceau en berceau d’une génération à une autre. Les Bretons armoricains avaient, nous dit-on, au VIe siècle, une littérature contenant trois genres très distincts de poésie populaire : à savoir, des chants mythologiques, héroïques et historiques ; des chants de fête et d’amour ; des chants religieux et des vies de saints rimées. C’est sur ce fonds incessamment développé que vivent pour ainsi dire les campagnes bretonnes pendant toute une série de siècles. Outre que tout n’a pas péri dans cette influence, et que nombre de ces chants et de ces récits se répètent encore, on peut se demander si cette poésie campagnarde est entièrement tarie dans ses sources. Il n’en est rien ; si réduites qu’en soient désormais les inspirations. Sans compter ceux qui, dans toutes les classes, trouvent en eux à quelque degré cette faculté ou ce goût poétique, on le rencontre spécialement dans certaines professions rustiques ou villageoises. C’est dans la classe des meuniers qu’on trouve les principaux représentans de cette veine non tout à fait épuisée. Ceux qui sont doués de cette inspiration, de ce talent particulier, réunis sur quelque tertre, se cotisent pour ainsi dire en vue d’une chanson, d’un conte rimé, qu’il s’agit d’improviser en commun, et chacun, reprenant les derniers mots de celui qui le précède, les répète et y ajoute jusqu’à ce que l’œuvre soit achevée. On s’attend bien que des compositions ainsi ébauchées par des hommes qui s’en font une sorte de jeu ne se recommandent plus guère, comme celles qui naquirent dans un milieu plus poétique, par la grandeur et l’originalité. Il en est toutefois qui ne manquent ni de légèreté ni de grâce imprévue, selon que le vent qui fait aller le moulin souille à l’oreille de son maître des idées plus ou moins ingénieuses, des expressions plus ou moins heureuses. Il existe aussi dans cette Bretagne rurale d’aujourd’hui toute une catégorie de chanteurs et de faiseurs de récits d’un genre plus galant ou plus satirique. Ce sont les tailleurs de villages, gens plus recherchés qu’estimés, entremetteurs d’amour fort utiles et regardés surtout comme des personnages amusans. Si sombre que nous apparaisse l’imagination bretonne à certains égards, on ne rit pas moins d’un bon conte dans ces campagnes qu’ailleurs. L’esprit gaulois s’est fait sa large part et la garde. On trouve chez ces paysans un esprit d’observation facilement sarcastique. Le clergé, quoique respecté, n’échappe pas toujours à ses traits. Le caractère sacré du prêtre n’empêche pas qu’on y aperçoive fort bien les défauts de l’homme et qu’on s’en gausse sans aucun scrupule. Enfin on nous signale l’existence de l’ancienne classe de poètes plus relevée et plus cultivée, les kloer' (au singulier, kloarec), ou clercs. Ils compteraient des survivans parmi les jeunes étudians. On les voyait naguère, deux à deux ou trois à trois, aller, l’été, de manoir en manoir, chantant et faisant l’amour. Ces demi-bohèmes ne faisaient que traverser cette existence, moitié d’études, moitié d’aventures, avant de se fixer dans une carrière. Quelques-uns embrassaient la prêtrise et ne manquaient guère, dit-on, à l’heure des pieux repentirs, de tonner contre les péchés de jeunesse de cette classe libertine. Nous avons en vain cherché les débris subsistans de cette classe de bardes bretons un peu dégénérés. On peut regretter qu’il ne se soit pas rencontré de kloer en état de faire pour la langue bretonne ce que les félibres font pour la langue provençale, des poètes assez populaires pour grouper autour d’eux les populations rurales, comme l’a vu le gracieux midi d’Agen dans ses fêtes rustiques. Au fond, le seul vrai kloarec distingué que la Bretagne actuelle ait vu naître et qui en exprime la littérature rurale, a écrit en français, c’est Brizeux ; elle n’a pas produit un Mistral[4].

Le caractère superstitieux du paysan breton se ressent encore profondément du passé. L’étranger n’en voit guère que certaines manifestations extérieures, comme les pèlerinages. Ces coutumes tiennent de trop près à l’essence même de la religion catholique pour qu’elle permette de n’y voir que de simples actes superstitieux. Il en est d’autres dont elle se montrerait moins disposée sans doute à revendiquer l’entière solidarité, et il existe enfin de ces superstitions dont elle-même a longtemps poursuivi l’extinction. Ce sont celles d’abord qui tiennent à la magie. Il y a encore des individus, hommes ou femmes, qui se livrent à ces pratiques. Plus d’une fois, on nous a montré quelque vieille travaillant aux champs. « Voilà la sorcière, » nous disait-on. Appelée à l’exercice de ses fonctions, elle changeait, dit-on, de visage, traçait des cercles, invoquait les vents et les flots, le ciel et la terre. Ceux qui se connaissent à ces genres de rites affirment qu’ils ont quelque chose de particulier et viennent de l’Orient. On ne peut séparer la superstition bretonne des souvenirs du druidisme et de ce naturalisme, qui ne se rattache pas toujours positivement à un culte officiel. M. Renan, dans son Essai sur la poésie des races celtiques, a fortement insisté sur le caractère naturaliste de cette mythologie populaire à l’état de croyances dans les campagnes qui en ont retenu des traces nombreuses et reconnaissantes, tantôt à l’état primitif pour ainsi dire, tantôt étrangement mêlées au christianisme. Ce n’est pas en vain que l’imagination campagnarde a été hantée par ces korigan et ces koridwen, ces fées bonnes ou méchantes qui dansent avec des fleurs dans les cheveux et des robes blanches à la clarté de la lune, par ces affreux nains velus, à griffes de chat, qui vivent la nuit sous les dolmens, exécutant des danses étranges et jouant mille tours aux pauvres gens. Toute croyance aux farfadets et aux génies de l’air n’a pas disparu. Les dolmens sont encore l’objet de ces préoccupations surnaturelles de la part d’un certain nombre de paysans, plus attardés aux superstitions anciennes. Les pierres druidiques gardent à leurs yeux la vertu de guérir certaines maladies ou de rendre certains oracles. Les jeunes filles en quête de mari les consultent, et on raconte qu’on voit encore, aux heures nocturnes, certains époux inquiets demander aux pierres branlantes des révélations sur leur sort. Le culte des fontaines survit christianisé. Le gui sacré s’appelle « herbe de la croix, » et guérit de la fièvre. L’idée druidique de la transmigration des âmes se montre encore parfois dans la répugnance à manger la chair de certains animaux sauvages. « Je suis né trois fois, disait, il y a quinze siècles, le poète cambrien Taliésin, — plus ou moins commenté après par d’autres bardes bretons, qui croient aussi aux trois cercles de l’existence et au dogme de la métempsychose. — J’ai été mort, j’ai été vivant, je suis tel que j’étais… J’ai été biche sur la montagne,.. j’ai été coq tacheté de couleur jaune… Maintenant je suis Taliésin. » Ainsi se cache derrière une superstition vulgaire le souvenir inconscient de tout un passé religieux et poétique. Ce qu’il y a de plus saillant dans ce qui survit des anciennes superstitions bretonnes, — en mettant à part les plus connues qui se rattachent au christianisme, — c’est cet amalgame étrange de pratiques chrétiennes et païennes, comme on les nomme improprement. Il se retrouve notamment dans certaines fêtes et cérémonies, où des danses délirantes et des scènes singulières rappellent évidemment des inspirations antérieures fort étrangères au catholicisme. Le druidisme, religion forte à coup sûr, par ses dogmes élevés et terrifians, s’était emparé avec une puissance inouïe des imaginations et des âmes, qu’il disputa avec une grande énergie au christianisme et qu’il ne lâcha jamais entièrement. Il se fit dans les campagnes de bizarres compromis contre lesquels des conciles, notamment celui de Nantes, vers 658, furent appelés à se prononcer. En vain frappa-t-il d’un anathème particulier le culte des pierres et des fontaines : Veneratores lapidum,.. excolentes sacra fontium admonemus ; le paysan breton fit le contraire des païens convertis devenus iconoclastes : il planta sur les menhirs restés debout la croix triomphante. Il ne s’est pas toujours depuis lors montré si conciliant.

C’est à un fonds historique plus solide ou moins mêlé d’ombres qu’il faut s’adresser pour se rendre compte du caractère religieux et tout pénétré de légendes surnaturelles de ces populations. Il faut se reporter au berceau de leur agriculture même. Ce sont des saints qui lui ont servi de pionniers. Ces personnages très réels, dont la vraie physionomie comme le vrai rôle ressortent à travers tous les voiles légendaires, n’ont pas moins fait pour défricher le sol que pour convertir les habitans. Ce caractère éclate dans toutes les pages de la vie des saints bretons écrite par les bénédictins, et dans les chroniques d’Albert le Grand. Ces saints, objet d’une vénération qui dure toujours, saint Pol de Léon, saint Corentin, saint Cado, saint Tenock, et tant d’autres, sont toujours en lutte avec les marécages, avec des monstres fantastiques, ils nous représentent les Hercules et les Thésées de l’ère chrétienne. Mais un pouvoir surnaturel leur vient en aide, un simple exorcisme leur tient lieu de hache et de massue, et suffit pour que la bête écumante coure se précipiter d’elle-même au sein des flots. Ils ont affaire aussi, ces moines colonisateurs, ces pieux et hardis évêques, aux monstres humains, au mauvais vouloir des petits rois du pays ou de ses habitans révoltés. Vous pouvez lire toute la légende agricole de saint Anvel, inscrite en vives images sur les vitraux de l’église de Locquenvel, dans l’évêché de Saint-Brieuc. Voyez-vous ce bandit qui vole le cheval du saint ? C’est l’image du brigandage de l’époque. Le saint conduit une charrue attelée d’un cerf et d’une biche. C’est le passage de la vie du chasseur à celle de l’agriculteur. Une autre représentation montre le saint empêchant un loup de dévorer un troupeau. Mais voici un autre loup, je veux dire un méchant seigneur, qui, lui, paraît bien dompté. Aux genoux de saint Anvel, il lai demande pardon de s’être opposé à ses premiers établissemens agricoles. Voilà dans quelle atmosphère ont vécu ces populations rurales. De tels souvenirs ne s’effacent pas. Plus d’un paysan dans le Léonais parle de saint Pol comme s’il avait vécu au dernier siècle. Il était bon, hospitalier, point fier, etc. Le clocher de Saint-Pol, qui se découvre pendant des lieues entières, étend au loin sa protection toujours efficace sur les champs de ce fertile pays de Léon.

Quant à ces autres superstitions légendaires plus grossières que vit naître le moyen âge, elles achèvent de perdre leur empire. On ne croit plus si aisément que les rochers qui hérissent telle de ces côtes ont été transportés là par la vengeance d’un saint ermite qui, mal reçu dans ces contrées, en débarrassa d’autres pays plus hospitaliers. Nous pouvons évoquer un souvenir personnel. Il n’y a guère plus de vingt ans, un guide nous montrait les monumens mégalithiques du champ de Carnac et nous racontait avec sérieux la légende de saint Cornély, qui avait métamorphosé en pierres les envahisseurs. Les pierres gigantesques, c’étaient les généraux ; puis venaient, selon l’ordre de taille, les grades inférieurs. Naguère la même légende nous était répétée sur les mêmes lieux par un jeune garçon. Il la racontait en riant et il s’étonnait qu’il y eût eu des gens assez simples, — il se servait même d’un autre mot, — pour croire à de pareils contes. Le doute était entré depuis vingt ans dans la place avec l’ironie. Lui fera-t-on sa part ? La question ne manque pas de gravité.

En tout cas, la religion conserve presque toute sa force dans les campagnes bretonnes. Les églises sont remplies d’hommes comme de femmes les dimanches et fêtes. Le sentiment religieux qui s’y alimente est sérieux et profond, et les pratiques fidèlement suivies contribuent sans relâche à l’entretenir. On ne saurait sans injustice nier l’influence qu’il exerce sur la direction des pensées et sur toute la conduite de la vie. La légèreté facilement sceptique de certaines races n’a rien à voir ici, non plus que ces accommodemens entre une morale relâchée et des pratiques religieuses superficielles. Le Breton a gardé le sens intègre du christianisme, le véritable esprit de l’évangile. Il ne se trompe pas sur le mal, même s’il y tombe. Il n’a pas de sophismes à son usage pour ruser sur la notion du devoir ; sa règle morale, nette et précise, n’hésite guère. Il l’applique également, soit qu’il juge les autres, soit qu’il se juge lui-même. Elle est contenue tout entière dans les « commandemens de Dieu. » Dans une fête consacrée à l’enfance, qui se célèbre en Basse-Bretagne, particulièrement dans les montagnes, et qu’on nomme la Fête des petits pâtres, il y a un chant grave conservé par l’usage. Un vieillard se charge de le chanter ; il s’y rencontre ce verset : « Enfant, dites le matin : « Mon Dieu, je vous donne mon corps, mon cœur et mon âme ; faites que je sois un honnête homme, mon Dieu, ou que je meure avant l’âge. » Ce chant de jeune Spartiate chrétien donne l’idée de ce mâle enseignement religieux. Malgré quelques symptômes, ça et là, de relâchement, de tiédeur et même de doute, cette foi conserve encore, dans la très grande majorité, une puissance avec laquelle il ne serait pas prudent d’entrer en lutte. Il y a là trop de racines qui tiennent au cœur, un culte trop vivant de famille, pour que le souffle sceptique de notre temps vienne à bout facilement de cette religion intérieure et de ces habitudes qui font partie de l’existence même. Longtemps encore, on peut le prédire, le Breton suivra le sentier qui conduit de sa rustique demeure à l’église, centre commun, presque unique, de ces populations éparses. Longtemps encore il aimera à entendre, au moins une fois la semaine, une parole qui tombe de plus haut que celle qu’il entend tous les jours. Outre le besoin d’un idéal élevé au-dessus des vulgaires réalités, auquel la parole divine satisfait, il va à l’église comme à une fête. C’en est une pour Lui que ce rustique autel paré de quelques ornemens, que ces chants sacrés, que ces cérémonies qui parlent aux yeux aussi bien qu’à l’âme. Il y aurait une sorte de cruauté à lui ôter ces biens, qu’il apprécie tant, comme à lui enlever ces espérances d’au-delà, qui le consolent et le fortifient ; quant à l’avantage social qui en résulterait, il n’est pas facile de l’apercevoir.


II. — L’INSTRUCTION DANS LES CAMPAGNES BRETONNES.

L’ignorance de ces campagnes, en tout ce qui touche les élémens de l’instruction primaire, a été poussée longtemps au point de se faire remarquer, même au milieu de l’ignorance assez générale des autres provinces. Ce n’est pas qu’on ne prouve aussi que la Bretagne a eu dans l’ancien régime plus de petites écoles qu’on ne se le figure ordinairement ; mais la vraie question est de savoir si ces petites écoles ont porté beaucoup de fruit, et c’est presque toujours là que la démonstration échoue. Affirmer qu’elles furent sans utilité pour une minorité serait une grossière erreur. Croire que la grande majorité ne resta pas en dehors de leur enseignement n’en serait pas moins une complète illusion. Hier encore, et parfois aujourd’hui même, la difficulté des communications s’est opposée à la fréquentation des écoles existantes. On peut par là se faire une idée de ce qu’il en fut au moyen âge et jusqu’à la création des chemins vicinaux. Nous tenons un juste compte des savantes recherches faites de différens côtés, de celles que publiait récemment M. l’abbé Allain dans son livre sur l’Instruction primaire avant la révolution, et de celles qu’on trouve consignées dans la Revue de Bretagne et de Vendée, de 1874 à 1878, mais nous ne pouvons y voir la preuve d’efforts un peu efficaces pour répandre l’instruction dans la grande masse rurale avant l’ère nouvelle. Tout au plus ferons-nous dater ce mouvement de la fin du XVIIIe siècle. C’est alors que les frères de la doctrine chrétienne firent en Bretagne pour le peuple (encore n’était-ce guère que dans les villes) ce que les jésuites faisaient pour l’enseignement secondaire à l’usage des classes supérieures. Il est curieux, surtout dans les circonstances actuelles, peu favorables à l’enseignement congréganiste, de voir La Chalotais, ce héros de l’indépendance parlementaire, si mal disposé pour l’instruction du peuple, traiter les jésuites et les frères comme d’affreux révolutionnaires. On ne saurait mieux mesurer le changement des temps qu’en lisant ces lignes du fougueux opposant du parlement de Rennes : « Les frères de la doctrine chrétienne, qu’on appelle ignorantins, sont survenus pour achever de tout perdre. Ils apprennent à lire et à écrire à des gens qui n’eussent dû apprendre qu’à dessiner et à manier le rabot et la lime, mais qui ne le veulent plus faire. Ce sont les rivaux et les successeurs des jésuites. Le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne s’étendent pas plus loin que ses occupations. » C’est en réponse à l’hommage du livre où ces lignes se trouvent que Voltaire répondait avec une parfaite conformité d’idées : « Je ne puis trop vous remercier de me donner un avant-goût de ce que vous destinez à la France. Je trouve toutes vos vues utiles. Je vous remercie de proscrire l’étude chez les laboureurs. Moi, qui cultive la terre, je vous présente requête pour avoir des manœuvres et non des clercs tonsurés. Envoyez-moi surtout des frères ignorantins pour conduire mes chevaux et pour les atteler. »

Rien d’efficace, encore une fois, n’a été fait pour l’instruction des campagnes bretonnes, jusqu’à la loi célèbre de 1833, vraie loi de civilisation, due à l’initiative de ces hommes d’état qu’on a représentés comme voués aux intérêts égoïstes d’une bourgeoisie exclusive. Encore cette loi bienfaisante fut-elle longtemps, en raison des circonstances spéciales que présentait la Bretagne, sans avoir de grands effets. Un des principaux obstacles fut la langue bretonne, presque seule parlée et comprise par la masse rurale, et qui reste encore en plus d’un cas la grande difficulté. L’enfant est tenu de savoir deux langues. Il apprend sans effort la langue maternelle, il n’en est pas de même du français, auquel il est initié par l’école. On parle, il est vrai, français de plus en plus autour de lui. Mais, surtout en Basse-Bretagne, le breton seul est parlé par les paysans. Les propriétaires lettrés et riches s’expriment eux-mêmes avec leurs fermiers dans cet idiome. Idiome régulier, vraie langue, et que l’ignorance seule du conventionnel auteur des Lettres à l’abbé Grégoire, pouvait traiter de patois. Ces lettres à Grégoire ne sont pas d’ailleurs dépourvues de renseignemens sur l’instruction des campagnes. On voit combien elle était faible, sans être nulle. Depuis la révolution, la langue bretonne est restée placée sous la triple protection de l’usage populaire, du patriotisme des lettrés bretons, qui en ont gardé le dépôt, et du clergé. Beaucoup de recteurs (curés) ne prêchent qu’en breton, seul moyen d’être compris par tous. On doit le reconnaître d’ailleurs : le breton a l’inappréciable mérite aux yeux du clergé d’être la langue immaculée qui n’a jamais dit de mal de Dieu ni de ses saints. Tous les péchés que le français a commis en ce genre ne sauraient le mettre en odeur de sainteté. Les communications devenues fréquentes et l’action de l’enseignement primaire ont ôté beaucoup de force à cet obstacle. Il en subsistait d’autres. Aussi les écoles présentaient encore dans les années qui ont suivi 1833, un état fort arriéré. La Bretagne était teintée de la couleur la plus sombre dans ces fameuses cartes du baron Charles Dupin, où l’instruction, disons mieux, l’ignorance française, était nuancée selon ses degrés. M. Guerry, le savant statisticien, comptait vers 1840 un seul écolier sur quatre-vingt seize habitans dans l’académie de Rennes, tandis que la proportion était de un sur onze dans les académies d’Amiens, de Besançon et de Nancy. Même vers 1860, on pouvait dire que la Bretagne demeurait une des provinces les plus mal partagées, lorsqu’on parcourt le tableau des maisons d’école tracé par M. Charles Robert. Les écoles étaient insuffisantes comme nombre et local, ou même malsaines et presque toujours mal appropriées à leur destination et mal outillées, la fréquentation était très imparfaite. Dans un département comme l’Ille-et-Vilaine, on trouvait encore en 1872, sur 589,532 habitans, ce chiffre énorme, pour ainsi dire incroyable, de 355,400 illettrés (236,699 ne sachant ni lire ni écrire, 118,801 sachant lire seulement). Il faut ajouter que, sur les 234,132 individus restans, la plupart n’avaient reçu qu’une très faible instruction. Qu’on examine ces chiffres, qu’on en mesure la portée, il faudra bien convenir qu’une telle situation appelait des remèdes. Une population dont les deux tiers peut-être se composent d’individus étrangers aux premiers élémens est une anomalie évidente dans un état civilisé. On peut attendre avec confiance les résultats de la multiplication nouvelle des écoles. La gratuité facultative recevait déjà dans ces derniers temps une application fort étendue. Quant à l’obligation, elle augmentera assurément dans une certaine mesure le nombre des élèves ; mais on aurait tort de croire que, dans les dispositions actuelles des paysans bretons, l’obstacle soit dans le mauvais vouloir des parens. Ils sont en général convaincus des bienfaits de l’instruction élémentaire pour leurs enfans. L’obstacle, c’est la distance à parcourir. Elle est fort longue surtout dans certains départemens bretons. C’est à cette difficulté qu’a voulu parer la création des écoles de hameaux. On ne saurait ici surtout en contester l’opportunité. Dans le Finistère, des communes présentent une contenance de 2,327 hectares ; on y rencontre des hameaux aussi peuplés que le bourg où se trouve l’école, dont ils sont éloignés de 5 ou 6 kilomètres et parfois davantage. Lors de notre passage récent en Bretagne, antérieur à l’effet des lois récentes d’obligation et de laïcisation qui commencent seulement à se faire sentir, nous trouvions 776 écoles dans l’Ille-et-Vilaine, 625 dans le Finistère, 554 dans le Morbihan. C’était un énorme progrès. La population scolaire augmentait en proportion. En 1881 et 1882, on trouvait plus de 82,000 élèves pour l’Ille-et-Vilaine, environ 72,000 pour les Côtes-du-Nord ; un tel concours allait jusqu’à l’encombrement ; pour le premier de ces départemens c’étaient en moyenne 105 élèves par école ! Le progrès se faisait sentir un peu moins dans le Morbihan, où 60 individus sur 100 ne savaient pas lire. Sans discuter la question des voies et des moyens, et le reproche qui s’adresse aux dépenses excessives de certaines constructions nouvelles d’écoles, on peut affirmer que la réforme des logemens scolaires s’imposait particulièrement en Bretagne. Nous voyons, p : <r exemple, que, dans ce même département de l’Ille-et-Vilaine, aux années qui viennent d’être citées, on trouvait à peine 171 écoles en bon état sur 776. Les lois de laïcisation ne pouvaient être généralement bien accueillies dans un pays si catholique. Ce n’est pas que l’élément laïque n’y fût fortement représenté. Nous trouvions dans l’Ille-et-Vilaine, en présence de 469 écoles congréganistes, 307 écoles laïques dont le nombre ne pouvait qu’aller croissant. Cet enseignement congréganiste n’est pas d’ailleurs aussi étranger qu’on le croit aux besoins même d’ordre matériel des populations rurales. Une part y est faite aux métiers, à l’agriculture. L’école des Lickès, à Quimper, comptait naguère encore 900 élèves et elle en compte aujourd’hui un chiffre approchant, et le département lui alloue une subvention. Elle se recrute en grande partie parmi les gens de la campagne, et l’agriculture y est enseignée de manière, dit-on, à amener de bons résultats. Elle l’est aussi dans l’école dirigée par les frères à Quimperlé.

Cet enseignement de l’agriculture fait partie intégrante, notamment dans un tel pays, de ces études pratiques qui doivent initier la classe rurale à l’intelligence et à l’exercice éclairé de son métier. C’est d’ailleurs une excellente école d’observation et de réflexion. Il repose sur un point d’appui solide, expérimental et ne permet pas dès lors à la pensée de s’égarer. Lire, écrire, compter, posséder des notions géographiques et historiques, c’est fort bien, mais les arts pratiques sont aussi, nous y insistons, comme une gymnastique du jugement. Ils lui apprennent à user de procédés sûrs et le mettent en défiance contre les chimères. Outre ses fruits spéciaux, un tel enseignement est par là salutaire et fécond. Il a encore bien des acquisitions à faire en Bretagne, mais déjà il y tient une place qui n’est pas sans quelque importance. Nous voulons parler des chaires de création nouvelle, des conférences assez fréquentes, et des établissemens spéciaux, comme la ferme-école des Trois-Croix. Elle fut fondée près de Rennes par un homme de bien qui a été aussi un des premiers grands constructeurs de machines agricoles pour toute la province, M. Bodin, et s’est transmise de père en fils. Nous avons pu visiter de même avec intérêt l’école officielle d’irrigation et de drainage de Lezardeau, près Quimperlé, pour borner là nos indications. Citons surtout la grande école de Grand-Jouan, fondée et dirigée depuis plus de cinquante ans par M. Jules Rieffel. Cette école a aujourd’hui un caractère national comme celles de Grignon et de Montpellier. Les élémens de l’agriculture figurent aussi dans l’école primaire avec une efficacité fort inégale selon les cas. On ne peut omettre enfin les nombreuses sociétés d’agriculture qui ont commencé à se développer au dernier siècle, et qui entretiennent dans tout le pays un remarquable mouvement agricole, et dès lors aussi, à certains, égards, intellectuel.

Nul doute que de l’ensemble de ces remarques il ne ressorte la preuve d’un état nouveau en voie de formation qui, sans abolir le passé, comme le voudraient les politiques radicaux, tend à faire pénétrer des changemens aussi profonds qu’étendus. Les esprits légers ont bien vite fait de prononcer les mots de progrès et de décadence appliqués à des choses qui comportent malheureusement plus de difficultés qu’ils ne semblent le supposer. Ni les lamentations sur le passé qui s’en va, ni l’optimisme de ceux qui rêvent à courte échéance un avenir pur de nuages ne sauraient s’appliquer ici. Dans des populations attachées comme celles-ci au passé par des racines profondes et délicates qui sont comme autant de fibres sensibles, les transitions risquent toujours de ne pas s’opérer sans quelque trouble et quelque souffrance. Les anciennes crédulités grossières ont perdu déjà et perdront plus vite encore à l’avenir une grande part du terrain qu’elles occupaient il y a à peine une quarantaine d’années. Il n’y a pas lieu de se plaindre de voir disparaître ces vestiges des âges d’ignorance, ces rêves d’une enfance prolongée. Mais ce serait une singulière illusion de ne pas comprendre que l’instruction ne résout pas tous les problèmes et qu’elle en pose de redoutables. On ne peut espérer qu’un état qui met en présence le doute et la foi engendre la paix morale ; les divisions qui, dès à présent se manifestent à un certain degré, ne sauraient passer pour en être des symptômes pour l’avenir. Il est assez difficile dans un pays comme celui-là de séparer entièrement des questions religieuses les questions morales. Comment ne pas sentir ici surtout qu’il y a une part d’inconnu dans l’expérience qui substitue un enseignement moral tout humain à celui qui avait exclusivement pour base la révélation ? Peut-être y a-t-il des races à qui les principes un peu abstraits d’une morale philosophique suffisent encore moins qu’à d’autres, et il est à croire que les populations rurales bretonnes sont éminemment de celles-là. De tels problèmes ne se tranchent pas à l’étourdie. Ils ont ici un caractère général et local qui nous permet de les poser sans excéder les bornes de notre sujet. Sous ces réserves, nous n’admettons l’état stationnaire ni comme possible, ni comme désirable. Nous accueillons comme un progrès réel la disparition de cette ignorance qui a pu paraître à quelques-uns une des curiosités les plus pittoresques de la Bretagne. Ils doivent se hâter de venir en contempler les restes encore subsistans, à moins qu’ils ne jugent qu’il vaut mieux chercher dans d’autres marques l’originalité de l’ancienne province.

III. — CHANGEMENS DANS L’ÉTAT MORAL.

On a des longtemps signalé comme traits moraux distinctifs du paysan breton sa résignation, son culte pour les morts, son attachement pour le pays natal, sa probité, son esprit de secours, qui, malgré les côtés violens et farouches de sa nature et le vice d’intempérance, constituait un type digne intérêt. Ces qualités, les a-t-il gardées ? Les conserve-t-il sous les mêmes formes ? C’est à l’observation du présent mise en regard d’un passé encore assez récent qu’il appartient de répondre, et c’est à cette tâche délicate que nous avons essayé de satisfaire, par des remarques personnelles et par de nombreuses informations prises près des personnes compétentes du pays.

Nous ferons remarquer d’abord que la résignation du Breton n’a jamais exclu l’esprit d’indépendance et la fierté de race. On connaît ces révoltes contre l’oppression dont son histoire est remplie. On le voit soulevé contre l’étranger, soulevé contre les nobles dans de terribles insurrections locales qui se prolongent depuis le moyen âge jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Ainsi la soumission aux volontés dominatrices qui s’imposent avec violence est loin d’être un trait de sa nature, mais il n’en est pas de même de sa résignation à l’égard des conditions de l’existence qui exigent l’esprit d’initiative. Ici il ne fait plus que courber la tête. Il paraît livré dans le passé à une sorte de fatalisme providentiel, à un abandon imprévoyant de soi-même qui le relègue dans sa misère. Emile Souvestre, qui connaissait bien ses compatriotes, a pu écrire : « Le Breton ne court après la fortune ni ne l’attend. C’est la seule superstition populaire à laquelle, il soit demeuré étranger. Le pain noir de chaque jour, l’ivresse du dimanche et un lit de paille pour mourir vers soixante ans, voilà son existence, son avenir, et il l’accepte comme définitif. Il traite sa misère ainsi qu’une maladie héréditaire et incurable. » Certes, un tel abandon de soi-même ne saurait passer pour un idéal si l’on considère un certain degré de force morale, de courage actif, de faculté d’initiative et de développement, comme une des conditions essentielles de la valeur de l’humanité. Il n’est pas nécessaire de courir après la fortune, mais il est mieux de secouer l’incurie qui entretient la misère. On ne doit pas d’ailleurs prendre toujours à la lettre ce portrait du Breton rustique malgré sa part de vérité. Même dans le passé, les Bretons n’ont pas été si étrangers à l’économie et au souci de l’argent. Mais ils acceptaient le mal sous bien des formes sans lutter, sans prévoir, par exemple les maladies, les épidémies les plus meurtrières. Ils y voyaient un décret de la volonté divine. Peu s’en fallait que l’hygiène ne leur parût une précaution impie, la médecine, une rébellion contre la Providence. Nulle preuve ne peut en donner une idée plus saisissante que l’état des campagnes bretonnes lors de l’invasion du choléra en 1834. Bien de plus commun alors que l’abandon de soi-même et des autres. On refusait de prendre aucune mesure. Dans beaucoup de villages, on ne voulait pas écouter les ordonnances qui prescrivaient l’ensevelissement des morts à une certaine distance et à une certaine profondeur ; on allait jusqu’à méconnaître l’autorité des recteurs, qui s’étaient mis du côté du bon sens et de la loi. Voilà ce qui n’est plus, Dieu merci ! et on le verra bien, si par malheur le fléau sévit encore dans la province. On prévoit, on conjure le mal avec beaucoup moins d’incurie. Les communes font une part notablement plus grande aux travaux d’assainissement et d’utilité publique. L’homme s’aide lui-même sans cesser pourtant de compter sur l’assistance divine. On peut penser que le véritable esprit de religion n’y perd pas, et il est certain que, la science et le progrès cessant d’être mis en interdit, la Bretagne est entrée par là dans les conditions de la vie et de la civilisation modernes.

Je ferai une remarque analogue pour le culte de la mort, naguère trop matériel. Il allait à faire des cimetières de véritables charniers, des églises des lieux d’exposition de hideux ossemens. Nous avons pu juger par nous-même que, depuis quelques années, ces spectacles sont beaucoup plus rares. Comparez, par exemple, à ce point de vue, ce qu’était Saint-Pol-de-Léon il y a vingt ans et ce qu’il est aujourd’hui. Les tombes aimées n’en sont pas l’objet de pèlerinages moins fréquens et moins touchans. Faudra-t-il aussi voir un signe d’affaiblissement religieux dans ce soin de cacher aux yeux ces restes périssables et répugnans qui produisent beaucoup plus, à notre sens, l’impression du néant, qu’ils n’inspirent l’idée d’une existence future ? Les Bretons de nos jours ne perdront rien, croyons-nous, à se souvenir qu’une religion moins sombre aimait, au moyen âge, à placer dans les cercueils des fleurs et de verts feuillages, à sculpter sur les tombeaux, avec les emblèmes de la foi et de l’espérance, les simulacres qui rappelaient la vie des trépassés. Ces gracieuses images qui peuvent accompagner la solennité de la mort se retrouvent dans plus d’une légende bretonne. Il en est une où, la jeune épousée venant d’être déposée dans la même tombe que son mari, la nuit suivante deux chênes s’élèvent de leur tombe nouvelle, et, sur leurs branches, deux colombes blanches viennent se poser : « Elles chantèrent là au lever de l’aurore et prirent leur volée vers les cieux ! »

Le jeune paysan breton était autrefois sujet, d’une manière à peine croyable, à une nostalgie qui le minait et dont on cite de tragiques exemples, comme celui du pauvre jeune montagnard d’Arez, qu’il fallût débarquer et qui, mourant à l’Hôpital, a fait lui-même sa chanson funèbre[5]. Je rappellerai aussi l’ingénieux expédient de la Compagnie des Indes, qui, voyant ses matelots bretons dépérir de nostalgie à bord de ses vaisseaux, embarquait des joueurs de biniou pour calmer leur mal aux doux sons des airs du pays. Ici encore le sentiment primitif s’est modifié sans disparaître. Ils guérissent aujourd’hui sans le secours du biniou. Ils se sont plus mêlés aux hommes des autres races. Au-dessus du clocher s’est levée pour eux, à l’ombre du commun drapeau, l’image vivante aussi de la grande patrie. Elle les a vues, en 1870, on sait avec quel généreux élan, faire de leurs poitrines contre l’ennemi un rempart héroïque.

Serait-il donc vrai qu’elle eût subi quelque atteinte, l’antique et proverbiale probité ? Le passé qu’on rappelle ne fut pas impeccable. On y trouve quantité de petits délits, des vols de bétail, plus considérables que ceux qu’on n’oserait faire aujourd’hui, sans parler du Breton pillard des bandes armées du moyen âge. Peut-être le nombre des petits délits a-t-il augmenté, mais c’est encore la Bretagne qui donne à nos villes les domestiques, les servantes les plus honnêtes. Il y a surtout un trait caractéristique qui n’a pas changé dans les campagnes, et nous n’hésitons pas à dire qu’il est admirable : on n’écrit presque jamais rien dans les transactions ; la parole donnée suffit dans les contrats entre propriétaires et fermiers ; en Normandie on écrit tout, et on plaide encore après sur le sens du contrat.

Enfin la chasteté, toujours relative dans les populations humaines, se maintient là plus qu’ailleurs. Cette vertu résulte de trois conditions : le frein religieux, le tempérament plus calme, la sévérité de l’opinion. En fait, si l’on excepte deux ou trois autres départemens français, on ne trouve nulle part ailleurs qu’en Bretagne une moyenne aussi faible de naissances illégitimes, et ce résultat ressortirait encore plus complet à l’honneur des campagnes si on défalquait des villes comme Brest et Lorient. On ne trouve dans l’Ille-et-Vilaine que 3.10 naissances illégitimes pour 100, les villes comprises, ce qui réduit à très peu la proportion des campagnes, où existent tant de facilités de chutes qu’offrent les distances parcourues, l’isolement des fermes, et de périlleuses cohabitations.

Ce qui est en réel progrès, c’est la sociabilité. Louons ce qui dans les âges antérieurs mérite d’être loué, mais reconnaissons que cet homme, habituellement bon, généreux à ses heures, contenait en lui une bête féroce, — Chateaubriand l’a dit et on l’a vu de reste. Ses instincts farouches n’ont pas même eu toujours besoin d’être stimulés par quelque genre de fanatisme. Ils se donnaient carrière, il y a un demi-siècle à peine, dans des rixes sanglantes d’homme à homme, de village à village, et dans ce barbare jeu de la soule, qui mettait des populations aux prises, et se termina parfois par des massacres, comme à Pont-l’Abbé, il y a justement une cinquantaine d’années. Ce jeu consistait dans la poursuite acharnée d’un ballon rempli d’air, image, dit-on, du soleil, sol, d’où le mot soule, reste superstitieux du vieux culte où le dieu soleil jouait un grand rôle. Quoi qu’il en soit de cette savante explication, ce jeu n’existe plus, si ce n’est peut-être dans quelques localités comme une distraction inoffensive.

Qui ne connaît l’atroce coutume de certaines populations des côtes d’attirer les navires par de faux signaux pour causer leur naufrage et se partager leurs dépouilles ? On alla plus d’une fois jusqu’à empêcher d’approcher du rivage les malheureux qui luttaient avec désespoir contre les flots. Ces habitudes de pillage, accompagnées encore parfois d’actes odieux, survécurent longtemps sur quelques points de la côte. Cet usage barbare a disparu par le progrès des mœurs, aidé, on doit l’avouer, par l’intervention de la gendarmerie. Les vieillards se souviennent encore d’un des survivans de ces grands pillages, le « Sauvage » d’Audierne. Il y vécut jusque dans un âge avancé. Quand la tempête avait fait son œuvre, il quittait sa hutte et courait au rivage pour épier l’épave.

Consultez l’histoire des guerres civiles, vous y trouverez des choses atroces. Cette paysantaille, comme l’appelle le chanoine Moreau, de Quimper, le vieil historien breton, nous la montre lorsqu’elle s’empare de cette ville pour tirer vengeance des nobles qui introduisaient les coutumes de la féodalité française, « cruelle et inexorable. » Dans un de ces vieux poèmes (Jeanne la Flamme), le paysan breton, voyant les ennemis et leurs tentes consumées par l’incendie qu’il a allumé, s’écrie : « Nous aurons une belle récolte… Rien n’est tel que des os d’ennemis broyés pour faire pousser le blé. » Dans un autre de ces poèmes imprégnés de la férocité native, il dira que a la vue du sang et des têtes broyées le fait rire à grince-cœur. » Ce n’est plus un homme, c’est un loup à face humaine.

On trouve dans cette Bretagne christianisée un écho des horribles imprécations des vieux druides que fait entendre Gwenc’hland dans sa prophétie terminée par le cri de l’aigle à ses aiglons : « Ce n’est pas de la chair pourrie de chiens ou de brebis, c’est de la chair chrétienne qu’il nous faut. » Je ne rappellerai pas ce qu’a de féroce, et aussi de sublime, le chant superbe intitulé la Marche d’Arthur, si les chouans ne l’avaient rendu leur en le chantant et sans doute en le modifiant un peu à leur usage. Quel hymne guerrier égala jamais ces accens farouches, répétés d’écho en écho du VIe siècle au XVIIIe : « Cœur pour œil ! Tête pour bras et mort pour blessure dans la vallée comme sur la montagne ! Et père pour mère, et mère pour fille ! Étalon pour cavale, et mule pour âne ! Chef de guerre pour soldats et homme pour enfant ! Sang pour larmes, et flammes pour sueur ! » Nous ne savons si le fanatisme réveillé trouverait encore en lui la force affreuse de répéter ces paroles. Mais plus d’un certes redirait ces mots sublimes : « Si nous tombons percés dans le combat, nous nous baptiserons avec notre sang, et nous mourrons le cœur joyeux. Si nous mourons comme doivent mourir des chrétiens, des Bretons, nous ne mourrons jamais assez tôt[6]. »

On peut regarder comme apaisées, excepté dans quelques familles où ces souvenirs se transmettent comme un héritage, les haines vindicatives des « blancs » et des « bleus » qui laissèrent des traces si vivantes pendant un demi-siècle. Il s’y mêla longtemps une hostilité sourde ou patente du paysan contre les propriétaires bourgeois, nouveaux possesseurs du sol, et qu’il regardait comme des intrus. Le paysan breton regrettait le noble, plus hospitalier et plus généreux. Le riche bourgeois, qui le tenait à distance et qui ne le connaissait guère, lui était à tous égards antipathique comme un étranger avec qui il ne se sentait rien de commun dans les sentimens et dans les idées. Dans ses rapports il le trouvait sec, hautain, il maudissait (dans des chansons satiriques) jusqu’au chien qui, lorsqu’il franchissait le seuil du domaine, l’accueillait par ses aboiemens et semblait lui en défendre la porte. Et pourtant ce paysan n’avait pas aimé les grands nobles, il n’avait frayé qu’avec les petits gentilshommes qui vivaient de sa vie, avec ces gentilshommes appauvris qu’on vit si souvent, depuis le XVIIe siècle, aller vendre leur blé au marché l’épée au côté. — Le paysan breton allie à un rare degré deux choses qu’on ne voit guère réunies, le respect des supériorités sociales et le sentiment de l’égalité humaine. Ceux qui le voient plein de déférence pour celui qu’il appelle quelquefois son « maître » se trompent facilement à ces dehors qui recouvrent moins de servilité que d’indépendance. Il n’accueillit pas mal la révolution au début, car il détestait les droits féodaux. La cause des nobles, sans distinction de grands et de petits nobles, ne devint la sienne que quand la révolution se fut faite antireligieuse. A partir de ce moment seulement, prêtres, nobles, paysans ne firent plus qu’un. Aujourd’hui il accepte le bourgeois pour ce qu’il est individuellement, sans envie habituelle pour les supériorités de fortune et de rang, et on peut dire qu’en général il est sans fanatisme politique d’aucun genre.

Le même progrès de sociabilité se montre dans l’atténuation des antipathies qu’il nourrissait contre certaines classes. Je dis atténuation, car il en reste quelques vestiges. Aujourd’hui encore, la race différente ou mêlée, désignée sous le nom de gallo, est toujours un peu méprisée par le Breton pur. Le campagnard conserve aussi un certain dédain pour les professions sédentaires, pour les cordiers, par exemple, qu’il désigne sous le nom de cacoux, et pour ces pauvres tailleurs, réputés gens efféminés par les mœurs guerrières d’autrefois. On fera difficilement revenir ces rudes travailleurs du vieux dicton populaire qu’il faut « neuf tailleurs pour faire un homme. » Mais de ces quolibets aux mauvais traitemens il y a loin désormais.

L’esprit de secours mutuel a toujours régné dans ces campagnes. Le mieux qu’on en puisse dire, c’est qu’il n’a pas dégénéré. La charité reste admirable dans les campagnes bretonnes. Elle va du riche au pauvre, et des pauvres des uns aux autres. Nulle part un orphelin n’est plus sûr d’être recueilli par une famille d’adoption ; les maîtres devenus infirmes et ruinés trouvent des serviteurs et des servantes d’un dévoûment que rien ne rebute ; les domestiques malades ne rencontrent nulle part des maîtres plus portés à leur continuer l’hospitalité et à leur donner des soins personnels. Cet esprit de charité n’est pas habituel chez les paysans en général, ils font d’autant plus d’honneur à la Bretagne.


IV. — L’INTEMPERANCE.

Il faut arriver enfin à parler de ce vice breton, l’intempérance, et, pour le nommer de son nom, l’ivrognerie. On ne peut le faire sans que le cœur se serre, car ce genre de dégradation a ici pour effet de faire perdre à ces populations une partie du bénéfice de leurs meilleures qualités. Il corrompt la vie, il atteint la santé, il jette le trouble dans les ménages. Il a ceci de particulier que, sans lui, il ne se commettrait presque pas de crimes en Bretagne ; ceux que la jalousie, la vengeance, la cupidité font commettre comme partout ailleurs, forment la faible minorité ; la plupart des assassinats et des attentats à la pudeur dans la campagne viennent de l’ivrognerie. Que ce vice disparaisse, il ne restera plus qu’une des meilleures populations de la France. Avant d’en mesurer la terrible intensité, on doit pourtant reconnaître, là aussi, la portée des changemens opérés. Tout le monde autrefois s’enivrait en Bretagne, sans exception de classes, et c’est bien ainsi que l’entendait Mme de Sévigné lorsqu’elle disait qu’après-midi on n’y trouvait plus personne à qui parler. Les gentilshommes et les gros fermiers s’enivraient à qui mieux mieux. C’était devenu tellement proverbial que Nicole, écrivant à une dame, Mme de Fontpertuis, au sujet de la prévention, que chacun avait la sienne et qu’il s’agissait seulement de la connaître, ajoutait : « C’est ainsi que la fiancée d’un jeune Breton ne s’informe même pas s’il est ivrogne, tant la chose est sûre, mais veut le voir ivre, afin de s’assurer s’il a le vin gai ou triste, bon ou méchant. » La classe élevée s’est corrigée, et beaucoup moins de propriétaires et de fermiers d’une certaine importance se livrent aux excès habituels qui produisent l’ivresse. Mais le mal a empiré dans la partie inférieure de la classe rurale, qui, malheureusement, est la plus nombreuse, comme dans la population maritime. Le mal consiste principalement dans la substitution de l’alcool au vin et au cidre qui étaient autrefois les seules liqueurs enivrantes. Ce vice nouveau de l’alcoolisme, avec son cortège de maladies qui affectent l’organisme et l’intelligence de tant de façons, a trop souvent gagné jusqu’aux femmes. De même qu’il explique la plupart des crimes, il cause aussi la plupart des suicides, suite d’une désespérance que les sentimens et les principes religieux des Bretons tendaient autrement à rendre fort rare, et qui est, au contraire, devenue assez commune. Je ferai quelques observations à propos de cet abus des liqueurs alcooliques dans les campagnes, abus qui est de toutes les fêtes et même de tous les pèlerinages, accompagnement obligé de tous ces pardons auxquels manque une édification suprême, la sobriété. C’est par suite de la vente de l’eau-de-vie dans tous les débits et de son bon marché que s’est introduit l’alcoolisme. Le mal est né à l’époque de la restauration, et on peut suivre de 1830 à 1840 la progression de ses ravages, qui ne s’est pas arrêtée. On en était déjà, par exemple, en 1840, dans le Finistère, au chiffre de deux aliénés par ivrognerie sur cinq. Il faut faire figurer cette cause dans l’augmentation énorme des réformes pour infirmités ou faiblesse de constitution portées de 82 à 153 du commencement à la fin de la restauration même et qui ont continué à se manifester fréquemment, ce qui n’empêche pas que la majorité de Bretons forme des soldats robustes et bien portans. Le Finistère n’en était, en 1825, qu’à une consommation de 13,032 hectolitres d’eau-de-vie ; elle montait, en 1858, à 44,673. Le mal pourrait être considéré comme amoindri, depuis lors, dans une certaine mesure, puisque le chiffre en 1879 n’était plus que de 34,980 ; mais une augmentation énorme de la consommation du vin empêche d’en tirer des conclusions aussi favorables. Cette consommation du vin avait beaucoup baissé, elle remontait naguère à 123,227 hectolitres. On serait tenté aussi de se réjouir de la part plus grande occupée par l’usage du vin, qui peut être hygiénique, et qui agit dans plusieurs provinces, même dans quelques régions de la Loire-Inférieure, comme un préservatif des excès alcooliques ; mais il ne faudrait pas que les deux sortes d’excès coïncidassent, en y joignant celui du cidre, qui produit aussi beaucoup de ravages. Ces excès, réservés ordinairement aux jours fériés, aux foires et aux marchés, agissent d’une manière d’autant plus désastreuse que le corps est trop souvent mal soutenu par une nourriture insuffisante. Nous nous sommes demandé si l’ivrognerie était en Bretagne un mal fatal et qui ne devait pas s’atténuer un jour dans de très fortes proportions. Nous avons commencé par en douter en songeant à ce long passé qui constitue une tradition, une hérédité. Nous nous sommes rappelé les barbares aïeux des Bretons d’aujourd’hui pillant les vignobles en chantant ce refrain bien approprié : « Mieux vaut vin de vigne que vin de mûre. » Nous avons revu en esprit le vieux drame breton ou le paysan Lavigne fait mille folies sur la scène, menace son curé de « se faire hérétique, » s’il veut l’empêcher de se livrer à la boisson, et se fait donner par sa femme, l’hypocrite ! une petite somme afin de pouvoir, dit-il, « jeter son obole dans le chapeau de quelque pauvre. » Le peu de succès des prédications des recteurs contribuait enfin à nous décourager, mais des considérations d’un autre ordre ne nous laissent pas sans espoir. Pourquoi le progrès qui s’est fait dans la catégorie supérieure des habitans de la campagne bretonne ne s’opérerait-il pas dans les classes inférieures devenues plus instruites et plus cultivées, et appelées dans une mesure croissante à la propriété qui contribue à l’empire sur soi-même et aux habitudes de dignité personnelle ? Il y a pour réaliser un tel changement un autre perfectionnement tout matériel sur lequel nous comptons à l’avenir, c’est encore une fois celui d’une nourriture plus substantielle, dont le manque pousse à l’abus des excitans et les rend plus dangereux.

A côté des grands excès de l’intempérance, un autre mal s’est manifesté depuis quelques années dans un certain nombre de régions, c’est celui du jeu et des festins. Ces habitudes ne se remarquent pas seulement les jours de fête, mais dans les marchés, et surtout à l’occasion des ventes de terre ou de bétail de quelque importance. Ce mal affecte plus particulièrement les moyens propriétaires et fermiers. Les ventes et les achats sont aujourd’hui-le prétexte de ces repas copieux à l’auberge, arrosés de surabondantes libations, et auxquels assistent les femmes, ce qui ne se voyait pas dans l’ancienne Bretagne. Ce sont surtout les régions prospères des côtes qui ont vu se développer ces fâcheuses habitudes malheureusement en progrès constant. C’est aussi le plus souvent dans ces contrées que le cultivateur moyen joint à ces consommations superflues le goût d’un certain luxe et d’aises assez coûteuses, la possession d’un cheval et d’une voiture pour l’usage personnel, une table plus dispendieuse. Il s’agit là d’une minorité, mais elle est assez nombreuse pour que ce mal mérite d’être signalé, il doit l’être d’autant plus qu’il est loin d’être partout étranger à la gêne de la culture dans la situation critique qu’elle traverse péniblement depuis les dernières années.

Tel est le tableau des qualités et des défauts qui caractérisent les populations bretonnes, si on rapproche le présent d’un passé qu’il ne faut pas faire remonter très haut. Il serait incomplet pourtant, si on n’y ajoutait quelques observations sur la famille.


V. — LA FAMILLE, LA POPULATION.

On peut dire qu’elle s’offre aujourd’hui sous des traits en général assez analogues à ce qu’elle était il y a quarante ou cinquante ans, et même à une date antérieure, malgré quelques modifications dont il y a lieu de tenir compte. L’état en est presque toujours satisfaisant. Ici encore ôtez le terrible vice d’intempérance, qui produit les mauvais ménages, les brutalités maritales, les abandons de l’enfance, la ruine qui atteint les ressources et jusqu’aux forces mêmes qui les créent, et presque tout ira bien. La femme, dans ces campagnes, est simple, courageuse, pieuse et fidèle à tous ses devoirs. Elle reste tenue dans un état de subordination quelque peu excessif qui rappelle un état social primitif. Non pas que les exceptions ne soient nombreuses ; elles le deviennent chaque jour davantage dans les exploitations de quelque étendue, où la femme d’un niveau plus élevé entre en participation de la gestion des biens et est consultée dans tous les achats. Nous aurons aussi à signaler une situation où le rôle de la femme prend une importance exceptionnelle, c’est-à-dire dans les îles et sur certaines parties des côtes où le mari est entièrement retenu par des occupations maritimes. Les remarques présentes s’appliquent à la grande majorité des moyennes et des petites fermes ou closeries. Là nous trouvons la femme humble et soumise, façonnée au joug de l’homme. Pour ne pas montrer les choses sous un trop beau jour, nous dirons qu’en certains cas elle paraît un peu trop semblable à une domestique sans gages. Elle fait le ménage, ce qui est dans ses fonctions naturelles, elle sert les hommes à table, ce qui est encore inévitable, mais elle paraît un peu trop exclusivement reléguée dans ces offices de domesticité et réduite à manger les restes. Ne vous y fiez pas trop pourtant ; l’influence s’exerce presque toujours quand elle est méritée. Cette femme-servante se relève par la maternité et souvent par son ascendant naturel. Cet ascendant est rarement avoué par le maître, qui aime habituellement à prendre le ton d’autorité. Un ridicule très marqué s’attache en Bretagne aux maris débonnaires, et il court contre eux dans les campagnes plus d’une chanson moqueuse. Au total, si on excepte ces régions où les habitudes pour le moins autant commerciales qu’agricoles amènent à propos des transactions ces repas où les femmes sont admises, la paysanne bretonne reste dans la ferme ce qu’elle était autrefois. La vie, pour elle, c’est le sérieux du travail, le sérieux du devoir, le sérieux toujours. Ce qu’il y a là d’austérité et de contrainte, de monotonie et aussi de désenchantement chez la jeune fille qui se donne à un maître pour toute la vie a son expression mélancolique dans les paroles et dans l’air de la chanson de la mariée, cet adieu à la jeunesse insouciante. On sent que le lendemain va commencer la série des devoirs sans charme et des perpétuelles responsabilités. À cette existence toujours la même s’attache du moins le plus précieux des biens, la paix intérieure. Les passions avec leur cortège de troubles et de désordres ne pénètrent pas dans ces âmes placides, et, sauf pour cause de brutalité exceptionnelle du mari, les mauvais ménages sont rares. Les devoirs des parens envers les enfans sont presque toujours bien remplis. Ce n’est guère aussi que dans le voisinage des villes qu’on observe parfois chez ceux-ci l’affaiblissement du respect. Malheureusement, en Bretagne, comme ailleurs, l’habitude de certains parens de se dépouiller de leur vivant en faveur de leurs enfans n’a pour conséquence que de faire trop souvent des ingrats. Les exemples n’en manquent pas, on assure qu’ils sont fréquens dans les arrondissemens de Brest et de Morlaix, où cette habitude est assez répandue. Il n’en est pas de même dans les arrondissemens de Châteaulin, de Quimper et de Quimperlé, où subsistent certains restes de l’antique usage de l’aînesse conciliable avec une liberté d’arrange-mens réglés d’ailleurs par la coutume et profitables à la famille. C’est habituellement l’aîné, quelquefois la fille aînée, qui prend la ferme en indemnisant les frères et sœurs, lesquels restent au logis jusqu’à leur mariage. Les vieux parens se fixent le plus souvent à proximité, à portée de rendre et de recevoir les services nécessaires, les arrangemens, exempts de toute contrainte, sont favorables aux mœurs et à l’esprit de famille, et nul ne songe à les modifier.

Le mariage continue à présenter dans les populations bretonnes une particularité qui, nous l’avouerons, nous a étonné au premier abord. Il semble que les habitudes de moralité dans la jeunesse devraient rendre le célibat rare et les mariages précoces. Cette double supposition est démentie par les faits. Le nombre des célibataires est très considérable en Bretagne. Un habile statisticien, M. Loua, a établi qu’il l’est beaucoup plus qu’en Normandie, où l’on pourrait supposer avec vraisemblance que la crainte d’avoir charge d’enfans le rend plus fréquent. En réalité, on compte en Normandie 198 mariés contre 100 célibataires, tandis qu’en Bretagne on ne compte que 132 mariés pour le même nombre de célibataires. Le mariage moins fréquent est aussi plus tardif. Il l’est à un degré exceptionnel dans presque toute la Bretagne. Après les départemens méridionaux des Hautes et Basses-Pyrénées, le département où les hommes se marient le plus tard est celui d’Ille-et-Vilaine ; ils ne contractent mariage en moyenne qu’à l’âge de trente-quatre ans. Pour les femmes, les deux départemens où elles se marient le plus tardivement sont, avec les Basses-Pyrénées, l’Ille-et-Vilaine et les Côtes-du-Nord, où elles ne contractent mariage qu’à vingt-neuf ans en moyenne. Il résulte aussi que le mariage, plus tardif, dure en conséquence moins en Bretagne qu’en Normandie, où il est, en durée moyenne, de vingt-sept ans et demi, tandis qu’il n’est que de vingt et un en Bretagne. Disons-le en passant : on oppose la prévoyance normande à l’imprévoyance bretonne ; cela n’est pas tout à fait exact. La famille rurale, en Normandie, abuse de la prévoyance après le mariage ; la famille rurale en Bretagne prend soin d’en user avant par la constitution d’une économie, l’achat ou la location d’une petite terre.

La fécondité de ces ménages tardifs est frappante et augmente la population par des naissances qui ne laissent, comme je l’ai remarqué, aux enfans nés hors de la famille qu’une très petite place. Il nous suffira de dire que, d’après les chiffres publiés par M. Loua, la période 1874-1878 présente en Bretagne 88,165 enfans légitimes et 2,903 naturels. Encore une fois, les villes maritimes sont comprises dans ce chiffre. Dans les mariages, la fécondité de la femme bretonne de quinze à quarante-cinq ans est par rapport à celle de la femme normande presque comme 100 est à 60. Aussi, l’accroissement de population des quatre départemens bretons (celui des Côtes-du-Nord fait seul exception depuis quelques années par des causes spéciales) est-il constant. Dans un intervalle de cinq années (1876-1881) il est de 57,972. Or la Bretagne, de 1856 à 1876, avait déjà gagné 180,369 habitans ; ce qui en portait le chiffre total à 3,020,000 individus, près d’un demi-million de plus que la Normandie, constituée en perte de 133,142 habitans, pour la plus grande partie par l’excédent des naissances sur les décès.

VI. — LES COUTUMES LOCALES.

Je n’ai pas l’intention de rivaliser pour l’abondance et la précision pittoresque des détails avec les écrivains qui ont acquis une notoriété comme peintres des usages et des coutumes de la vieille Bretagne. Tenu de me renfermer dans un cadre plus restreint, je me bornerai à indiquer ce qui subsiste de ces usages que beaucoup de personnes croient abolis ou peu s’en faut, parce qu’ils frappent en effet moins les yeux et qu’ils ont subi bien des atténuations au contact des étrangers. Ces usages échappent le plus souvent aux voyageurs qui séjournent momentanément en Bretagne sans se mêler aux populations rurales. Il leur arrive à peine de s’informer avec quelque soin des circonstances de leur vie intérieure auprès de ceux qui en sont les témoins quotidiens. Aussi se hâte-t-on de déclarer que les anciens usages ont cédé au nivellement qu’amène la civilisation. Il suffit pour cela qu’on voie moins dans les campagnes de ces bonnets et de ces vêtemens faits d’une certaine façon qui étaient comme le signe extérieur des anciennes coutumes. Nous dirons quelques mots de ce qui en reste relativement aux fiançailles, aux noces, aux honneurs funèbres.

Les fiançailles durent fort longtemps, ce qui s’explique par le tempérament assez calme des campagnards bretons et par des raisons de prévoyance. Le jeune paysan qui a commencé à « parler » à une jeune fille attend d’abord la fin du service militaire, et, de retour dans ses foyers, il prend encore le temps nécessaire pour réaliser quelques épargnes. Aussi, le prudent fiancé ménage-t-il les rencontres de manière à ne pas trop hâter le dénoûment. Les causeries à la sortie de l’église, les danses aux assemblées, des visites de temps à autre permettent d’entretenir l’amitié, tout en imposant un frein salutaire aux impatiences de l’amour. On gagne ainsi parfois quatre ou cinq ans. Enfin, le jour du mariage est fixé, et les futurs époux se mettent en campagne pour faire ensemble les invitations. Ceux qui sont « priés » de la sorte n’ont nulle discrétion à y mettre et sont à l’abri de la crainte d’ébrécher le petit budget. La vieille coutume est, en effet, que les invités paient leur écot. Plus il y en a, meilleure est l’affaire pour le jeune ménage, puisque ce qui n’a pas été dépensé reste à son profit. D’ailleurs, quel Breton se refuserait jamais le plaisir d’une noce ? Aussi celles de fermiers, de condition même assez modeste, comptent-elles les assistans par centaines. Il y a des jours plus spécialement affectés aux mariages dans le courant de l’année. Dans l’arrondissement de Pontivy, par exemple, on nous assure que les deux tiers des noces continuent à avoir lieu le mardi qui précède le mardi gras. Les réjouissances se prolongent au moins pendant trois jours. Tant qu’elles durent, les nouveaux mariés se retirent chacun chez eux. On voit encore, quoique moins qu’il y a une quarantaine d’années, de ces jeux, de ces feintes, de ces cachettes sans fin, de ces gaîtés intarissables, à propos des incidens les plus prévus qui faisaient partie nécessaire du programme de ces fêtes, où il était d’usage presque général que, avant l’entrée et à la sortie de l’église, la mariée disparût de manière à se faire chercher partout à travers mille peines et au milieu des rires. Ces coutumes sont moins répandues, soit qu’elles aient des inconvéniens, soit que le sérieux moderne ne permette plus aux Bretons d’afficher ces usages naïfs et de s’amuser à si peu de frais. En revanche, elle subsiste encore, la vieille coutume du festin de l’armoire. On peut la trouver puérile par ses accessoires ; elle est sérieuse par la pensée qui s’y attache. L’armoire neuve aux ferrures brillantes, c’est le meuble à la fois de l’économie et du luxe du nouveau ménage. Tout ce qu’il peut posséder, tout ce qu’il peut à l’occasion montrer de plus précieux se cache dans ce meuble consacré aux souvenirs et aux reliques des jours heureux ou malheureux. Il est surtout le témoin indestructible de ce jour des noces qui ne s’oublie pas. L’installation de l’armoire au domicile conjugal reste comme au temps passé une cérémonie originale qu’on célèbre à peu près de la même façon en Tréguier, en Cornouaille, dans le Léonais, et dans la plupart des autres régions de la Basse-Bretagne, bien que ce soit surtout le Finistère qui ait rendu cet usage célèbre. L’armoire est traînée par des chevaux dont la crinière est tressée et ornée de rubans. Ce bel attelage, qui appartient aux parens de la jeune fille, est suivi par les génisses, les moutons et tout le cortège des animaux de la ferme. Arrivée à la limite de la maison de la mariée, l’armoire fait son apparition au son du biniou, mais son installation ne va pas sans toutes sortes de façons qui forment l’accompagnement, traditionnel de cette cérémonie. Un combat simulé s’engage entre les jeunes gens du côté de la mariée, qui font semblant de trouver la maison peu digne de la recevoir, et les amis du marié, qui feignent d’employer la force pour y faire entrer l’armoire. Des pourparlers s’engagent entre les camps rivaux. « Enfin on fait la paix ; la maîtresse de logis couvre l’armoire d’une nappe blanche, y pose deux piles de crêpes, un broc de vin et un hanap d’argent. Le plus vénérable des parens du mari remplit la coupe, la présente au plus âgé des parens de l’épousée, puis l’invite à manger ; l’autre trempe ses lèvres dans la coupe, et la lui repasse en lui offrant pareillement des crêpes. Chacun des parens des deux côtés fait entrer les invités, et l’armoire est placée au milieu des bravos dans le lieu le plus apparent de la demeure[7]. »

Les usages relatifs aux morts et aux funérailles paraissent avoir peu changé. Mais ces scènes qui se passent dans les fermes en présence de la famille et des amis ont moins de témoins que les réjouissances des noces. Nul funèbre détail n’est omis, et tout ce qui peut rendre la mort solennelle semble combiné avec un sentiment naïf et profond des effets qui produit une forte impression. Le trépassé, tiré du lit clos, est enveloppé d’un linceul, allongé sur un escabeau, le visage découvert, les mains croisées sur la poitrine et tenant un chapelet. Des cierges sont allumés. Les murs sont couverts de tentures blanches. Le bénitier et la grande croix sont apportés de la paroisse. Une table placée en face du mort est chargée de pain, de viande, de crêpes, de cidre. Les parens et les amis convoqués mangent et boivent à tour de rôle en gardant un silence qu’interrompent seulement des prières pour la béatitude éternelle du défunt, ou le chant des psaumes et des cantiques. Ces chants et ces psalmodies durent jour et nuit jusqu’au moment où le corps est mis dans sa châsse et conduit au cimetière de préférence par un attelage de bœufs, s’il s’en trouve dans le voisinage[8]. La pensée des pauvres et les dons de la charité n’ont pas cessé d’accompagner les obsèques. Les pauvres, pendant la nuit qui précède l’enterrement, viennent prier auprès du mort ; on les nourrit à la maison mortuaire, et après la cérémonie, à laquelle ils assistent, on leur distribue du pain. Les parens et une partie des assistans dînent ensemble à l’auberge. Huit jours après a lieu un service solennel, suivi d’une autre distribution de pain et d’un autre repas en commun.

C’est une remarque générale que la disparition du costume breton dans les circonstances ordinaires de la vie. L’éclatant et riche habillement de la mariée, dont les accessoires varient selon les pays, les vestes brodées et à paillettes des hommes, qui relèvent singulièrement la dignité de leur prestance et qui parfois donnent une idée imposante de l’aisance et de la situation des fermiers, ne s’étalent plus guère qu’aux cérémonies publiques et aux jours de gala. J’en ai pu contempler de fort beaux aux jours de marché ou de fête locale à Quimper, à Pont-l’Abbé, à Quimperlé ; le Pardon de Blenellec en voyait au même moment se déployer de splendides. Dans les noces, les riches fermières portent des robes évaluées à plus de 1,500 francs. Le costume ordinaire reflète le caractère propre aux diversités locales des mœurs. Il est plus gai dans la Cornouaille, dont les danses ont aussi un caractère plus vif, plus grave dans le pays de Léon, où les danses sont plus lentes, les airs plus monotones. ; les couleurs y sont aussi moins voyantes. Dans le Léonais, le costume est large, flottant, et de couleur noire ; une ceinture rouge ou bleue en égaie seule la tristesse. Les bords d’un large chapeau retombent sur les traits basanés ; les cheveux flottent sur les épaules. Le costume des femmes est composé de blanc et de noir, et son ampleur, sa forme, rappellent un peu l’habillement des religieuses de nos hôpitaux. Les vêtemens du veuvage, moins sombres, sont bleus. Nous avons vu à Pont-l’Abbé et dans d’autres localités les femmes porter le deuil en jaune. On rencontre dans les autres parties du Finistère et du Morbihan des vêtemens de formes très différentes. La Cornouaille offre, dans ses costumes d’apparat, des couleurs vives avec des bordures éclatantes. Les costumes quotidiens changent suivant les régions ; le paysan de la montagne porte des culottes serrées et courtes ; celui des environs de Quimper conserve ses larges braies tombantes, mais commodes pour la liberté des mouvemens, et qui reproduisent presque la mode du temps des Romains. Les paysannes s’habillent aussi aux jours de gala de robes aux couleurs voyantes, mais leur vêtement est très diversement découpé. Celui des femmes dans la Cornouaille rappelle assez par son éclat et son aspect général les jolis et brillans costumes des femmes de Berne.

Ce n’est pas sans regret qu’on les voit en quitter l’élégante richesse et l’originalité si distinguée pour nos modes, qu’elles portent mal. Ces modes, au lieu de dissimuler ce que la paysanne bretonne a souvent de vulgaire, ne servent qu’à le mettre en relief. Les paludéens ont gardé en partie leur costume caractéristique. Au bourg de Batz et dans les pays environnans, les hommes, vêtus d’une grossière étoffe de bure brune, portent encore les braies antiques et les longues guêtres montant jusqu’au genou et le chapeau à petits bords orné de chenilles de laine aux couleurs vives ; on y voit reparaître dans les grandes fêtes un certain nombre des beaux costumes d’autrefois. Les hommes jettent sur leurs épaules un petit manteau à l’espagnole. Ils portent les gilets étages, de diverses couleurs, le chapeau à trois pics, les culottes courtes bouffantes, bas blancs et souliers de cuir jaune. Les veufs présentent différentes particularités de costume ; il en est une fort bizarre : les veufs qui ne veulent pas se remarier placent leur chapeau d’une certaine façon, ceux qui désirent se remarier le placent d’une autre manière. Le costume des femmes du bourg de Batz, de Saille et des autres villages des marais salans, portent d’habitude des coiffes dont elles relèvent tour à tour les longues barbes sur le sommet de leurs têtes, ou qu’elles laissent pendre sur leurs épaules, simple et gracieux encadrement qui donne à leur visage une apparence uniforme de sérénité et de douceur extrêmement frappantes. Nous n’avons pas à décrire en détail le costume de la mariée du bourg de Batz. Il est plus fameux peut-être encore que ceux du même genre dont s’enorgueillit le reste de la Bretagne, avec son poitrail exécuté en rubans bordés d’or et ses baleines qui en font une sorte de cuirasse. Au moment où je visitais cette partie de la Loire-Inférieure, l’industrie saline, depuis de longues années en décadence, avait introduit un usage non pas absolument nouveau, mais beaucoup plus répandu qu’autrefois au sujet de ce splendide costume. Les familles qui mariaient une fille n’étant plus toujours en état de faire les frais d’achat de ce riche costume, on le louait pour la circonstance ; la pauvre fille gardait au moins cette joie au cœur de l’avoir porté une fois dans sa vie.

Je ne m’étendrai pas davantage sur ces coutumes et je ne parlerai pas de ces fêtes, devenues aujourd’hui un peu banales, de la Saint-Jean. La fête de juin, qui avait un caractère si pittoresque il y a encore quarante ou cinquante ans, ne se célèbre même plus guère. On a perdu la plupart des accessoires qui la rendaient intéressante. Le Breton pourtant aime toujours les fêtes avec passion en raison de la monotonie habituelle de sa vie, de son tempérament, qui veut être remué pour sortir d’une sorte d’apathie, et de son ciel gris, qui ne le distrait guère. Il se rejette aussi sur les foires, et la population en demande tant que les conseils généraux sont obligés de les lui refuser. Mais, si j’en ai fini avec ces coutumes générales, il y a encore des particularités à relever, au point de vue des mœurs, dans les îles peuplées par des populations maritimes. C’est un reste de l’ancienne Bretagne qui offre encore certains traits généralement peu connus.


VII. — MOEURS ET COUTUMES DES INSULAIRES.

Voyons, par exemple, à l’extrémité du Finistère, ce qui se passe dans la petite île de Batz, pour arriver ensuite à d’autres îles, plus curieuses encore, situées dans le Morbihan. La petite île de Batz nous permettra de juger spécialement de la condition de la-femme dans certaines populations maritimes, dont il faut se hâter de fixer le portrait tant qu’il continue encore à poser devant nous. Dans l’île de Batz, comme dans d’autres qui se répartissent entre les différent départemens, les hommes, en majorité matelots, ne passent que peu de temps au domicile conjugal. Il en résulte pour eux, dans la famille même, une position subordonnée. La gestion des biens, l’éducation des enfans, le travail des champs, sont également à la charge de la femme, qui semble devenir un homme de plus d’une façon par l’usurpation obligée des occupations et des habitudes viriles. C’est ainsi que les choses se passent à Ouessant et dans d’autres îles qu’on a peut-être présentées dans les Guides de voyageurs sous des couleurs un peu flattées. Je n’ai pas à juger des habitudes qui sont là conséquence d’une situation donnée, mais je suis peu disposé, je l’avoue, à en faire l’apologie. Cambry, qui était chargé par le gouvernement, vers 1794, de faire une enquête sur le Finistère, a décrit l’île de Batz au moment de la révolution. La description n’est pas aussi tentante qu’elle est curieuse. Cette femme, qui possède la terre et qui la cultive au soleil et par tous les temps, avait assez l’air, à l’en croire, d’une virago. Aussi les mariages avaient-ils, là plus qu’ailleurs, un caractère tout positif : rien que le calcul ; pas même ces célébrations, à certains égards si touchantes, qu’on voyait dans toute la Bretagne. Quoique je n’aie pas visité l’île de Batz depuis 1864, j’ai pu constater que ces femmes ont l’air aujourd’hui beaucoup moins rébarbatif et que la manière de vivre est devenue, là aussi, beaucoup plus civilisée. Ce qui n’a pas changé, ce sont les habitudes laborieuses. Cette femme a une énergie qui dépasse souvent celle des hommes. Elle n’en a pas fini avec le travail quand le soleil se couche. Pendant les nuits d’hiver, au milieu des tempêtes, dans une obscurité profonde, sur un rocher glissant, tantôt dans l’eau jusqu’à la moitié du corps, tantôt suspendue sur l’abîme, elle saisit avec un râteau le goémon que la mer apporte, véritable richesse de la famille et du pays.

À côté de Belle-Ile-en-Mer se trouvent les petites îles de Hoëdick et de Houat. Les populations y présentent des traits d’une originalité exceptionnelle[9] tellement en dehors de nos habitudes, qu’ils semblent nous transporter loin de la France moderne. Tout ce qui touche aux mœurs et à la condition fait de ces îles comme les épaves morales d’un autre âge. Leur gouvernement, qui nous fait reculer de plusieurs siècles, est purement théocratique. Le curé régit le temporel comme le spirituel. Ce pouvoir absolu du « recteur » est établi de temps immémorial. Il faut se reporter aux réductions du Paraguay pour trouver un fait analogue. Le dernier règlement, qui consigne, en les consacrant, la plupart de ces coutumes, est d’une date toute récente, sauf quelques modifications secondaires. Autrefois, le recteur portait officiellement les titres de « tuteur de l’île, curé de la paroisse, syndic des gens de mer, agent des douanes et de l’octroi, directeur de la poste aux lettres et capitaine du port. » Officieusement, il remplissait en outre les charges de tabellion, de juge de paix, écrivain public, médecin et pharmacien, receveur des contributions, de l’enregistrement et des domaines, et son autorité, même dans l’exercice de ces dernières fonctions, était telle que, par exemple, il lui suffisait d’écrire et de signer sur une feuille de papier commun les arrangemens survenus dans les familles, à l’occasion d’une mort ou d’un mariage, pour que cet écrit devînt un titre authentique de propriété auquel il n’était jamais contredit. Un conseil de douze vieillards lui était adjoint pour veiller, d’après la charte locale, à ce que le règlement fût exécuté, pour décider toutes les questions d’utilité publique et rechercher les moyens de remédier aux abus, conjointement avec le recteur. Dans certaines occasions solennelles, qui intéressaient la communauté tout entière, tous les habitans étaient appelés à voter. La « masse commune » était formée par divers impôts et rentes. Le revenu du recteur était constitué par d’assez nombreuses redevances en nature. C’était la dîme portée à sa plus haute puissance. Tout le fonds du régime économique reposait sur l’association. On la trouvait dans la manière d’exploiter l’industrie de la pêche et d’en répartir les bénéfices, comme dans les établissemens connus sous le nom de cantines, où on venait prendre ses repas. Ces dernières institutions, association pour la pêche et cantine, existent toujours. On a pu dire qu’elles présentent les caractères essentiels des sociétés coopératives et des sociétés de consommation, comme du crédit en vue du travail, qui est ici celui de la pêche. Quant à l’agriculture, très réduite et assez misérable, elle peut être livrée aux femmes sans trop de préjudice, tandis que les hommes naviguent. En effet, dans ces îles, le dénombrement du bétail se réduit à presque rien. La culture, qui se fait sur l’espace restreint où la nature du sol ne la rend pas impossible, est presque exclusivement en blé et en pommes de terre. Vous apercevez ces femmes cultivatrices tantôt dans la plaine, tantôt dans les routes, ou encore sur le devant de leurs portes, vêtues de noir, la tête couverte de blanches coiffes de toile aux pans flottans.

Le régime de la propriété étant lié ici très étroitement aux mœurs spéciales de ces populations bretonnes, je dois l’indiquer aussi en quelques mots, au risque de paraître anticiper sur la partie économique de ces études. Les propriétés cultivables sont évaluées en unités dites sillons, qui comprennent deux pieds de large de la terre sur une quarantaine de mètres de longueur et d’une valeur approximative de 10 francs. Le morcellement est tel que les 70 hectares en culture n’étaient pas subdivisés en moins de 3,765 parcelles d’après le cadastre de 1842. D’un « débornement » d’une partie des terres d’Hoëdick, fait en 1807 par René Le Berre de Saint-Gildas, il résulte que les deux plus grandes pièces se composaient alors de 13 sillons. Après celles-ci, viennent quelques parcelles de 12, 11, 9, 4, 3, 2 sillons. En s’accroissant, la population a multiplié les parcelles au point qu’il en est aujourd’hui de taillées en un demi-sillon ; bien plus, un de ces demi-sillons est travaillé et récolté alternativement par trois familles, auxquelles il appartient indivis. C’est ce morcellement trop excessif qui a provoqué le remède qu’on a cherché dans une sorte de communauté. Ces propriétaires minuscules labourent ensemble plusieurs parcelles et font en commun la moisson et d’autres opérations agricoles. Ils partagent ensuite les profits proportionnellement ; arrangemens facilités par le lien de parenté dans une localité où les alliances ont lieu exclusivement entre les familles établies. On ne compte guère, dans ces îles, qu’une dizaine de noms de famille.

C’est aussi par des efforts collectifs que sont accomplis tous les travaux publics, si nécessaires à ces insulaires pour se défendre contre les élémens ou pour divers besoins communs. Ils ont été exécutés et le sont encore sous la direction du curé, qui en conçoit presque toujours l’idée. Le manque d’initiative, est-il besoin de le remarquer ? est le défaut fondamental de pareilles institutions et coutumes. On doit, d’ailleurs, louer les sentimens de fraternité habituels aux indigènes chez lesquels le christianisme a développé la charité et le dévoûment à un haut degré et maintenu les bonnes mœurs.

On comprend qu’avec un tel régime, qui emporte chez l’individu la négation des énergies intellectuelles et morales soumises à une sorte de minorité indéfinie, les curés succombent sous la quantité des tâches qui leur sont dévolues. Ils adressaient naguère au ministre des cultes une pétition pour qu’on leur maintint une somme de 200 francs, alléguant les peines qu’ils étaient obligés de prendre en dehors de leur ministère spirituel, faute de personnes capables de remplir les emplois civils. Cela suffit pour attester le peu d’avancement de ces Bretons insulaires, bien que, dès longtemps, l’instruction primaire soit répandue chez eux. L’intempérance est réprimée et même prévenue, ce qui est fort bien encore, mais c’est à l’aide de règlemens obligatoires remis à la garde du recteur. Il permet ou défend à son gré de faire venir du vin dans l’île, il réglemente le régime des cantines, nomme et révoque les cantiniers et les cantinières, fixe les heures de fermeture des cabarets ; il établit enfin, dirions-nous, si ce n’était un trop grand mot pour un si petit théâtre, de véritables lois somptuaires. Ces mesures sont acceptées, on ne crie pas à la tyrannie, le bon accord règne entre les autorités et les subordonnés. En rendant justice à ces résultats, nous avons dû ajouter que ce type de société ne mérite pas les éloges qu’un goût trop vif pour les anciens usages pourrait inspirer en se joignant à une sorte d’engouement pour ce qui est extraordinaire. Si l’on comprend, après de tels détails, que certaines personnes en Bretagne parlent des îles sur un ton presque mystérieux comme s’il s’agissait de terres lointaines, ou de quelque île de Crète gouvernée par quelque Minos, on ne peut attacher à ces faits plus d’importance qu’ils n’en comportent. Houat et Hoëdick, que nous nous sommes plu, à cause de leurs singularités, à détacher pour ainsi dire en relief sur le fond des mœurs de la Bretagne, sont, ne l’oublions pas, des points sur la carte de la France, non pas même des communes, mais de simples annexes de la commune de Palais. Houat n’a guère plus de 4 kilomètres de long et de 1 kilomètre de large. Hoëdick est de un tiers moins étendue. La superficie totale de l’île est de 217 hectares à peu près, selon le cadastre, et sur ce nombre, 70 seulement sont cultivés. Ils forment quatre grands champs morcelés, et entourés de murs qui les séparent des landes, des falaises et des petites communes. Enfin le nombre des habitans, bien qu’il se soit accru, n’est que de 361. D’autres îles du Morbihan ont une importance notablement plus grande comme étendue et population. L’Ile aux Moines, la plus belle de la baie, a 1,629 habitans ; l’île d’Arz en a 1,229. Nous n’y relèverons pourtant rien de particulier, si ce n’est parfois cette interversion du rôle des deux sexes qui a ses inconvéniens, et qui paraît toucher à sa fin par une cause dont il n’y a pas lieu de se féliciter : la décadence de la grande pêche et le moindre développement de la marine marchande.

Nous avons reproduit fidèlement, quoique incomplètement sans doute, le tableau de ce qui subsiste des anciennes mœurs de la Bretagne ; il sera d’ailleurs difficile de ne pas y toucher encore accessoirement en exposant l’état économique des populations, auquel nous consacrerons une seconde étude.


HENRI BAUDRILLART.

  1. Voyez la Revue du 15 août et du 1er septembre 1882.
  2. On en trouve le tableau résumé dans le volume intitulé : Histoire des classes agricoles de la Bretagne, par M. du Chatellier.
  3. Voyez, sur ces antiquités poétiques et historiques de la Bretagne, le livre, qui vient d’être publié, de M. A. de La Borderie : Études historiques bretonnes : l’Historien et le Prophète des Bretons : Gildas et Merlin.
  4. Ces kloer ont beau chanter leurs vers en dialecte de Cornouaille, de Léon ou de Tréguier, il en est qui ne paraissent pas étrangers au souffle de la littérature moderne. Ne trouvez-vous pas quelque chose qui sent son romantisme de 1830 dans la Chanson du pauvre clerc en ce dernier dialecte ? Il supplie sa belle, ou plutôt sa a douce, » comme disent les poètes bretons : « Mon étoile est fatale, mon état est contre nature ; je n’ai eu dans ce monde que des peines à endurer ; je n’ai ni parens, ni amis, hélas ! ni père, ni mère ; nul chrétien sur la terre qui me veuille du bien. Il n’y a personne qui ait eu autant à souffrir à votre sujet que moi depuis ma naissance ; aussi je vous supplie à deux genoux, et au nom de Dieu, d’avoir pitié de votre clerc. » Est-ce que ce kloarec de la campagne trégoroise n’aurait pas un peu lu Antony par hasard ? Il y a, je le sais, tout à côté de cet air fatal que se donne le pauvre poète, des choses bien, douces et bien bretonnes, et peut-être mon interprétation révolterait-elle le savant éditeur de Barzaz-Brèis ; il n’y aurait rien d’étonnant pourtant à ce que de jeunes étudians bretons, poètes à leurs heures, eussent subi l’influence du mouvement littéraire de Paris. Ceci est une simple conjecture.
  5. Elle a été recueillie par M. de La Villemarqué sous le titre : Ann droug-hirnez ; elle est écrite en cornouaillais : « Les ancres sont levées ; voici le flick-flock ; le vent devient plus fort ; nous filons rapidement ; les voiles s’enflent, la terre s’éloigne. Hélas ! mon cœur ne fait que soupirer. Adieu à quiconque m’aime dans ma paroisse et aux environs ! Adieu, pauvre chérie Linaik, adieu ! (Kenavo, donsic paour Linaïk, kenavo ! ) » Nulle énergie, un abattement complet, le désespoir. Il se compare à l’oiseau enlevé par l’épervier près de sa compagne, à l’agneau qui gémit ; mais ses yeux restent toujours tournés vers ce qu’il aime. Il décrit l’étonnement que lui cause la vue du vaisseau avec ses cordages, ses canons. Puis cette plainte suprême ; après laquelle il n’y a plus qu’à mourir : « Hélas ! les Bretons, sont pleins de tristesse ! Ma tête tourne, je ne puis penser plus longtemps, etc. »
  6. Barzaz-Breiz, par M. de La Villemarqué, 1ère partie, p. 48.
  7. M. de La Villemarqué. L’auteur de Barzaz-Breiz cite une chanson de l’armoire qu’il entendit dans le Léonais, mais dépourvue de tout caractère général et où il est assez peu question de l’armoire. Je regrette que l’auteur, si au courant, si à l’affût de tout chant indigène, n’ait pas trouvé un chant plus caractéristique.
  8. Ces détails nous sont encore affirmés dans plusieurs contrées bretonnes, et nous les tenons, notamment à Quimper, de personnes du pays. Ils sont d’un usage général, mais telle particularité peut y manquer ou s’y rencontrer selon les localités.
  9. Les pécheurs-agriculteurs de Hoëdick ont été le sujet d’une de ces curieuses monographies que publie l’école d’économie sociale fondée par M. Le Play. L’auteur de cette monographie, M. Escard, a retracé avec d’intéressans détails ces coutumes qui survivent comme un débris d’un autre âge et qui sont communes aux deux lies. L’île de Houat a été décrite également par M. A. Daudet, qui en a reproduit les traits extérieurs les plus saisissans.