Les Populations rurales de la France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 53 (p. 126-150).
◄  01
03  ►
LES
POPULATIONS RURALES
DE LA FRANCE

LE NORD ET LE NORD-OUEST
(ARTOIS, PICARDIE ET FLANDRE]

II.[1]
ÉTAT MATÉRIEL.

Nous avons, dans une première partie, apprécié l’état moral des populations agricoles qui habitent ces régions du Nord et du Nord-Ouest, auxquelles l’usage, plus fort que les décrets et les révolutions, a conservé le nom de Picardie, d’Artois et de Flandre française. Nous allons présenter le même travail pour leur condition économique et matérielle, en donnant pour base à cette étude les observations que nous avons recueillies, complétées par les renseignemens statistiques que l’observation individuelle ne saurait fournir par elle-même.

Les remarques qui vont suivre portent sur les trois catégories dont est formée la population agricole, c’est-à-dire celle des propriétaires, celle des fermiers, celle des ouvriers ruraux, qui renferme elle-même plusieurs variétés, selon qu’ils sont propriétaires de terres, nomades ou attachés à la ferme.


I.

La classe des propriétaires, d’après la classification qui se fait selon la dimension des domaines, se divise en grands, moyens et petits : division consacrée par les travaux des sociétés d’agriculture et des comices agricoles, et par les enquêtes officielles. On verra d’ailleurs que chacun de ces termes reçoit selon les régions une signification plus ou moins étendue qui est loin de représenter partout la même quantité de terre. La propriété n’a pas justifié dans nos provinces du Nord et du Nord-Ouest les prophéties qui en annonçaient l’émiettement indéfini. Quand le morcellement a eu lieu, ce qui a été assez fréquent, il s’est trouvé le plus souvent à sa place ; les cas de morcellement extrême n’en sont pas moins réels sur quelques points ; nous aurons à voir quelle cause, différente de celles qu’on fait ordinairement valoir, y a le plus contribué.

Dans le langage le plus usité, on entend par grande propriété un domaine de 100 à 300 hectares. Il s’en faut que cette limite soit adoptée partout en Picardie, en Artois et en Flandre. Presque partout, le chiffre de 100 hectares y forme un maximum au-dessous duquel on fait, dans le langage du pays et dans les documens officiels, commencer la grande propriété. Qu’on me permette quelques chiffres qui ne manquent pas de portée. Dans la Somme, on appelle « grande propriété » une exploitation de 40 à 50 hectares, mais dans certaines circonscriptions, comme celle de Péronne, le chiffre est maintenu à 100. C’est à peu près la moyenne de la grande propriété dans le département, où les domaines de 200 et de 300 hectares ne sont pas très nombreux. Dans l’Aisne, au contraire, pays où le pâturage occupe une place importante et laisse plus de place aux domaines étendus, la grande propriété commence à 100 hectares et va assez fréquemment jusqu’à 200. Dans le Pas-de-Calais, la même désignation baisse à une cinquantaine d’hectares. Je ne crois pas m’éloigner de la réalité en affirmant qu’en Picardie, une propriété est le plus souvent qualifiée « grande » vers 80 ou 60 hectares, moyenne vers une quinzaine d’hectares, et que 10 expriment à peu près la désignation maxima de la petite propriété. C’est le département du Nord qui offre à ce point de vue les plus singuliers écarts. Tel est le morcellement de l’arrondissement de Lille qu’on y fait commencer la « grande propriété » à 10 hectares, ce qui est tout juste ailleurs le chiffre le plus élevé de la petite. On voit dans l’arrondissement de Dunkerque la dénomination varier selon les régions. Tandis que la grande propriété y est ordinairement désignée par 50 hectares, la moyenne par 13 au maximum ; dans le pays des Wattringues le minimum de la grande sera fixé à 70 hectares. Elle commence pour Hazebrouck à 40 hectares, pour Avesnes à 50 et la moyenne y va de 20 à 50, de sorte qu’on est réputé peut propriétaire avec ce qui constitue un grand propriétaire aux environs de Lille ! Dans le territoire de Cambrai, on ne compte que 45 grandes propriétés, parce qu’elles sont censées ne commencer qu’à 100 hectares ; on en compte 500 moyennes qui commencent à 40 ; au-dessous de ce dernier chiffre se placent 4,560 petits domaines qui forment le reste du contingent territorial. Enfin, si l’on établit le même calcul pour Valenciennes, on trouve que la petite propriété y atteint jusqu’à 25 hectares ; la grande commence à 100 ; et on en rencontre un nombre respectable qui atteignent jusqu’à 200 ou 300, ce maximum le plus habituel de la grande propriété française.

Une étude plus prolongée montrerait que les trois dimensions de la propriété se maintiennent à peu près partout, quoique inégalement. La petite propriété est en forte majorité dans la Somme, et en minorité dans le Pas-de-Calais, où la grande exploitation comprend environ 20 pour 100 des terres, la moyenne 50, et la petite 30. Dans les parties qui forment l’ancien Artois on trouve 30 pour la petite propriété, 20 pour la grande, 50 pour la moyenne. Pour le Nord, la petite propriété domine, on l’a vu, sans laisser une place assez importante aux domaines plus étendus.

La puissance relative du rendement de ces domaines par hectare se complique le plus souvent de trop d’élémens étrangers pour pouvoir être établie avec rigueur, quoiqu’on l’ait essayé plus d’une fois. On n’en est plus à regarder la question de l’étendue comme décisive, et il n’est pas un agronome qui ne fasse passer d’abord les considérations du capital et du débouché, ces deux instrumens du progrès agricole. Ce n’est pas que l’étendue soit pourtant indifférente, elle est tantôt plus, tantôt moins favorable, selon les cultures et tout un ensemble de circonstances locales qu’il n’est pas permis de négliger. Pour la Flandre, un ingénieur agronome, M. Cordier, dans une monographie publiée en 1823, établissait la supériorité du rendement pour les petites fermes. En outre, ce qui était alors le point vif de la question entre les partisans de la grande propriété et ceux de la petite, M. Cordier démontrait que la petite culture flamande produisait plus de bétail. À une vingtaine d’années de là, M. Hippolyte Passy, dans un livre sur les Systèmes de culture, confirmait le même résultat, qui conservait sa valeur quant aux proportions gardées. Tandis que les arrondissemens de Lille et de Hazebrouck, outre un plus grand nombre de chevaux, nourrissaient, l’un, l’équivalent de 52 têtes de gros bétail, l’autre, l’équivalent de â6, les arrondissemens où les exploitations sont le plus grandes, ceux de Dunkerque et d’Avesnes, ne contenaient, le premier, que l’équivalent de 44 bêtes bovines, l’autre que celui de 40. Nous disons l’équivalent : on sait, en effet, que l’usage est de compter 10 moutons comme l’équivalent d’une tête de gros bétail. On comprend donc les moutons dans ces calculs ; mais, dans la réalité, il faut avouer que l’expérience, très favorable à la petite propriété, notamment pour la race bovine, a constaté son infériorité pour les moutons, relativement à la grande. C’est l’espèce ovine que l’on voit décroître, en effet, avec les progrès de la petite propriété, ce qui n’empêche pas qu’elle n’ait aussi beaucoup augmenté relativement au passé. En fin de compte, M. Cordier donnait l’avantage pour la puissance productive à la moyenne culture et n’hésitait pas à regarder les fermes de la Flandre de 20 à 30 hectares comme celles qui produisaient le plus.

Le but de ces études étant bien moins la statistique agricole que l’état des populations, je n’ai pas à pousser plus loin ces calculs techniques sur le rendement de ces dimensions de la propriété en Picardie, en Artois et en Flandre, d’ailleurs trop sujets, encore une fois, à être modifiés par des circonstances de plus d’une sorte, étrangères à l’étendue des domaines. Nous n’établirons pas de comparaisons entre les avantages des différentes étendues de propriété et de culture. Rien là n’est absolu. On sait combien, en une foule de cas, l’économie de la main-d’œuvre et l’énergie du travail compensent pour la petite propriété les avantages qui résultent pour la grande de l’économie des frais généraux et de l’application d’un capital plus considérable. L’état de la propriété dans les mêmes provinces paraît assez bien résoudre, au moins d’une manière générale, ces questions de dimensions, qui ne se résolvent pas plus au hasard que par des considérations théoriques. La division des terres se règle suivant les besoins de la population et l’état des capitaux. Dès que le mouvement de libre circulation de la propriété est maintenu, rien ne prévaut contre cette loi. L’intérêt individuel partage, divise, subdivise, recompose le domaine territorial en se guidant sur ses convenances et sur les nécessités des cultures. C’est une règle que d’autres circonstances peuvent modifier, altérer sur quelques points, mais qui agit en général d’une façon assez sûre et qui suffit à maintenir une sorte d’équilibre. Quant à vouloir qu’il ne soit pas rompu dans une mesure notable du côté où une société penche, c’est-à-dire chez nous, du côté de la division, ce n’est guère possible. Ce qui est à désirer, et ce que nous montrent nos provinces du Nord et du Nord-Ouest, c’est que chaque catégorie de propriétaires garde une certaine importance, c’est que chacune d’elles remplisse sa tâche intelligemment, c’est qu’elle s’en acquitte selon les obligations qui lui appartiennent, car chaque mode de propriété a pour ainsi dire ses devoirs d’état.

C’est un éloge qu’on ne peut refuser aux petits propriétaires de ces régions du Nord et du Nord-Ouest : à eux se rattache cette classe des ménagers, qui en désigne la partie la moins aisée. La classe des petits propriétaires est celle qui, d’un aveu unanime, a le mieux supporté la crise agricole. Elle se compose de gens habitués à une stricte économie, dont l’acquisition même de leur petite terre est la preuve. Ouvriers d’Amiens, de Lille, de Roubaix, etc., ou simples travailleurs ruraux, ils ont cherché là un placement pour leurs épargnes, un nid pour leur famille, et la possession de la terre les a rendus encore plus économes. On a dit jusqu’où va l’acharnement au travail du petit propriétaire. Je ne sais si on peut exprimer pour ces provinces le degré où il sait pousser la privation lorsque l’agriculture souffre. Sans se priver ordinairement du nécessaire, la plupart de ces petits propriétaires se retranchent tout superflu. C’est merveille de voir avec quelle force de résolution, en face de circonstances exceptionnelles, le petit cultivateur picard ou flamand proportionne ses dépenses à sa situation, déterminé qu’il est à ne vendre son bien et à ne déplacer ses épargnes que sous le coup de la plus impérieuse nécessité. Ce petit cultivateur a, en outre, cet autre avantage économique considérable de n’avoir à supporter ni les frais du fermage, ni la main-d’œuvre, dont il se charge lui et sa famille. Propriété, capital, entreprise, travail manuel, il réunit tout, et son modique revenu cumule à la fois rente, profits, bénéfices et salaires. Cette faculté de résistance aux crises, qui ébranlent la grande propriété et ruinent plus d’une fois la moyenne, est un des faits les plus dignes de remarque, et dont l’importance est, pour ainsi dire, incalculable, puisqu’elle se multiplie par le nombre de ces détenteurs du sol qui forment la grande majorité.

Ce n’est plus au nom de certains excès de morcellement qu’on prétendrait porter atteinte à ce régime longtemps tenu pour suspect, aujourd’hui accepté par presque tous, et de plus en plus populaire dans la masse. Ce n’est pas que ces cas, où l’état parcellaire paraît vraiment excessif, manquent dans le nord et le nord-ouest de la France, ni qu’on les y regarde avec indifférence. On peut recueillir dans ces régions mêmes des vœux qu’accompagne l’énoncé d’un certain nombre de remèdes. Pourquoi, dit-on, par exemple, opposer des obstacles aux partages anticipés, assimilés aux donations entre époux, lesquelles sont révocables ? Pourquoi ces partages, qui ne sont grevés que de 1 pour 100, entraînent-ils un droit de transcription s’élevant à 1 fr. 50 ? Pourquoi maintient-on la disposition légale qui veut que, dans les partages, il y ait pour chaque lot une égale quantité de biens meubles et de biens immeubles ? Ces vœux et d’autres ont été consignés déjà pour ces régions dans l’enquête agricole de 1867. Une bonne législation est encore à faire. En attendant, il s’en faut que les parties intéressées profitent toujours des moyens d’échapper au morcellement extrême que fournit l’état actuel de la législation.

La classe des moyens propriétaires mérite en Picardie, en Artois et en Flandre des louanges qu’on serait parfois embarrassé de lui adresser au même degré dans d’autres régions. Qui dit classe moyenne semble volontiers supposer un ensemble de qualités qui s’éloignent des extrêmes, et ce mot implique presque toujours des éloges. Je crains bien qu’en bon nombre de régions la propriété moyenne n’ait plutôt à certains égards les défauts des deux autres : dépensière comme la grande, sans avoir ses capitaux, besogneuse comme la petite et manquant d’avances, sans avoir son ressort moral et son assiduité laborieuse. En maintes localités, elle forme la clientèle la plus habituelle des cafés ; elle y consomme plus que de raison son temps et son argent ; chez elle, elle se donne tout le luxe qu’elle peut. Si ce n’est pas un tableau qui soit vrai de la grande masse des moyens propriétaires, une minorité trop nombreuse le justifie. Il n’en est guère ainsi dans les provinces objet de cette étude. Nulle part la moyenne propriété ne forme une élite plus nombreuse et qui réunisse mieux, dans la limite de ses facultés, les qualités qu’elle semble emprunter aux deux autres. Elle ne saurait avoir sans doute la parcimonie du paysan de race, étant souvent, le plus souvent peut-être, composée de bourgeois des villes. La grande majorité des moyens propriétaires fait valoir elle-même, ce qui n’est pas aussi général ailleurs qu’on pourrait le croire. Dans ces régions, la supériorité qu’on peut attribuer à la propriété moyenne paraît tenir en partie à ce que les acheteurs des moyens domaines sont souvent ou d’anciens fermiers ou des hommes de loi qui s’occupent de leurs terres, même lorsqu’ils les afferment ; mais ils passent souvent la plus grande partie de leur temps à donner à leur faire-valoir des soins exclusifs. Les moyens propriétaires forment le noyau des sociétés d’agriculture, si actives en même temps que si répandues ; ils se mettent en mouvement pour obtenir routes et chemins de fer ; en un mot, ils montrent beaucoup plus d’initiative que la moyenne propriété n’en a d’ordinaire. Une propriété moyenne, éclairée, morale, est un grand bienfait pour un pays. Ces départemens du Nord et du Nord-Ouest doivent à la présence active d’un tel élément une notable partie de leurs progrès ; c’est un résultat important pour le rôle économique et social que peut jouer la propriété moyenne et d’un bon exemple pour le reste de la France.

À l’égard de la classe des grands propriétaires dans les mêmes régions, il y a beaucoup de bien à en dire et aussi des réserves assez sérieuses à faire. Rarement le capital appliqué à l’amélioration des terres a opéré avec plus de puissance, de lumières et d’ensemble. Peu d’agriculteurs ont égalé de nos jours M. Decrombecque, près de Lens. La grande association des Wattringues, qui a pu arracher au marécage une notable partie du sol, a été formée par de grands propriétaires, bien que l’œuvre n’ait laissé en dehors d’elle aucune catégorie de la propriété. Si nous cherchions une preuve de ce que peut la puissance de l’initiative transportée du commerce à l’agriculture, nous citerions l’exemple d’un ancien négociant, M. Vandercolme, dans l’arrondissement de Dunkerque, un des promoteurs les plus énergiques et les plus habiles de cette œuvre des Wattringues[2]. L’énorme augmentation de la production agricole dans les régions picardes, artésiennes et flamandes doit trop au capital pour ne pas devoir beaucoup aux grands propriétaires. On ne peut oublier que bon nombre de ces propriétaires sont d’anciens industriels ; or l’industrie communique l’esprit de progrès, et ses procédés mènent facilement à la culture intensive. Il y a pourtant plus d’un reproche à adresser aux grands propriétaires. Le premier est de n’exploiter qu’assez rarement eux-mêmes leurs domaines. Ce reproche n’est que trop fondé, mais il ne faudrait pas en abuser, comme on le fait peut-être trop souvent. Tous ceux qui possèdent une terre étendue n’ont pas les qualités spéciales, moins communes qu’on ne croit, qui font l’excellent agriculteur. Plus aptes à rendre des services à la société sous d’autres formes, ils font bien de s’en remettre à des fermiers dont toute l’éducation a été dirigée vers l’exploitation de la terre. Leur tort est parfois de la confier à des régisseurs qui ne les représentent pas toujours bien et qui pèsent trop sur les fermiers eux-mêmes. Un propriétaire, sans exploiter directement, a un rôle utile à jouer. Il peut agir sur le développement de la culture en y consacrant plus ou moins de capital, en favorisant au lieu de les décourager les efforts du fermier ; il peut vivre plus ou moins à la campagne, s’occuper du pays, ou y résider comme un hôte de passage ; il n’y a rien de commun entre ce qu’on nomme la vie de château et ce contact efficace et fécond avec les populations rurales qui caractérise l’aristocratie anglaise. On va voir aussi que nos grands propriétaires de ces régions ne résolvent pas aussi bien que possible les questions de baux et de fermages. Mais voici une critique qu’il m’est impossible d’épargner à la grande propriété. C’est d’abdiquer, de se détruire elle-même pour ainsi dire. Nulle part autant que dans ces contrées elle ne se dépèce par des ventes. Nulle part elle ne montre une égale tendance à se convertir en cultures morcelées par la mise en location d’une quantité de lots qui, n’étant pas toujours dans les conditions convenables à la petite culture, n’accroissent le revenu du propriétaire qu’au préjudice de l’agriculteur et de la richesse du pays. On ne peut s’empêcher de sourire lorsqu’on entend tel de ces grands propriétaires gémir sur la loi de succession et ses effets quant aux partages. Ils ne les attendent même pas. C’est de leur vivant qu’ils procèdent au morcellement lucratif de leurs domaines. La spéculation a de quoi tenter. Chaque lot trouve plus facilement un acquéreur ou un locataire, et il s’établit une surenchère entre les petits capitaux qui augmente la valeur vénale ou locative, sans profiter toujours d’autant au meilleur revenu. Opération légale à coup sûr, légitime, si l’on veut. En droit strict, on ne peut en contester la faculté même à ces propriétaires, qui, par l’abus qu’ils en ont fait, ont contribué à mettre l’Irlande dans l’état que l’on sait. Assurément nos propriétaires n’en sont pas là et il s’en faut que les excellens pays dont nous parlons soient une Irlande ; toujours est-il que cette opération étant factice, et ayant pour but une simple augmentation de gain pour le détenteur du sol, n’a pas les avantages d’une division qui se fait plus naturellement. Elle présente des inconvéniens sérieux, si l’on admet qu’il y a place pour la grande culture, et qu’un grand propriétaire n’est pas sans devoirs envers la terre et envers son pays. Les paysans caractérisent d’un mot dur ces sortes de spéculations. Ils les appellent « faire l’usure avec la terre. » Ce n’est pas par ces calculs un peu étroits que la grande propriété peut se flatter de conserver ou de reprendre son influence dans notre pays.

Pourquoi suis-je forcé d’ajouter que ce manque de largeur suffisante, et qui nuit à l’intérêt bien entendu de la propriété elle-même, si l’on regarde à son avenir, m’a paru s’accuser trop souvent dans la manière dont elle a réglé durant ces trente ou quarante dernières années les questions de baux et de fermage ? D’abord, dans ces provinces, où l’état d’avancement des cultures est remarquable, tous les gens compétens regardent des baux de dix-huit ans comme normaux en quelque sorte. En fait, les baux dépassent rarement neuf années. La faute n’en a pas été aux fermiers depuis le même laps de temps. Ils n’ont guère cessé de se plaindre que les propriétaires, espérant une plus-value au renouvellement du bail, ne faisaient rien pour les retenir[3]. Aussi, comme nous le disait l’un d’entre eux, dès que le bail commence à tirer vers sa fin, ils dégraissent la terre qu’ils avaient amendée et perfectionnée, ne voulant pas risquer de travailler pour leur successeur. Il s’en faut que le principe de l’indemnité à payer au fermier pour ses avances soit accepté, et moins encore pratiqué, comme il devrait l’être. Il n’y a pourtant pas d’incompatibilité essentielle entre l’intérêt du propriétaire et celui du fermier qui, tout au contraire, est le même, quand on envisage une longue durée. Les entrepreneurs de culture n’ont avec les longs baux d’autre avantage que de féconder la terre tout en la ménageant, au lieu de la soumettre à l’action des cultures épuisantes. En bon nombre de cas, les propriétaires peuvent se mettre à l’abri des pertes relatives qu’ils pourraient éprouver en laissant le domaine aux mains d’un fermier qui profiterait seul des plus-values. Le bail à loyer progressif fournit une combinaison aussi simple qu’équitable, qui a égard aux droits réciproques des deux parties contractantes. Il est quelquefois usité ; il serait possible d’en généraliser l’emploi davantage, La propriété est l’élément de stabilité par excellence. On éprouve quelque surprise et une certaine peine lorsqu’on la voit contribuer à créer la mobilité pour se réserver une augmentation à chaque renouvellement. Durant cette longue période, les signes ne manquent pas dans le Nord et le Nord-Ouest qui attestent que le propriétaire a largement usé de la situation prépondérante que lui assurait la loi de l’offre et de la demande. Il a très fréquemment exigé de véritables pots-de-vin en sus de la location, le plus souvent sous la forme d’accroissemens de fermage payables dans les premières années. Que dire de ces stipulations par lesquelles le preneur s’engageait expressément à payer tous les impôts existans ou qui pourraient survenir, alors même que le législateur aurait spécifié qu’ils doivent être à la charge du propriétaire ? Certains fermiers ont eu à souffrir de ces exigences. Mais elles n’ont pas empêché bon nombre d’entr’eux, dans ces heureux pays et durant la période de prospérité, de réaliser jusqu’à 7 ou 8 pour 100 de bénéfices.

Il importe de rappeler ici ces prix de vente ou de location qu’on ne reverra guère, par suite d’un ensemble de causes. Ces prix ont baissé depuis les mauvaises années dans des proportions de un cinquième, d’un quart, parfois d’un tiers sur les domaines étendus. Les chiffres jusqu’au moment de la crise ne méritent pas moins d’être recueillis ; ils ont duré assez longtemps pour avoir une valeur de renseignement historique. On trouvait, par exemple, pour l’arrondissement d’Arras, plus agricole qu’industriel, comme prix de vente des terres, un minimum de 2,200 francs et un maximum de 6,500 francs, ou quelquefois plus à l’hectare. Dans celui de Saint-Pol, entièrement agricole, et n’ayant ni rivière, ni canal, ni système complet de voies de communication, c’était entre 2,300 et 4,000 francs. Dans certaines parties de l’arrondissement de Saint-Omer moins favorisées (cantons de Lumbres, de Fouquembergue, etc.), c’était entre 300 et 4,000 francs, tandis que, pour les cantons de Saint-Omer et d’Audruick, on avait une valeur allant de 900 francs à 10,000. Le riche arrondissement industriel de Béthume donnait un prix allant entre 3,500 francs et 8,000 francs. Les prix étaient encore supérieurs dans le département du Nord, où le fermage avait un prix extrêmement élevé. Dans l’arrondissement de Lille, la terre se louait assez fréquemment de 100 à 150 francs l’hectare. Pour Avesnes, c’était 100 francs l’hectare de terre labourable, 150 francs pour le pâturage. Le taux est allé souvent jusqu’à 200 fr. pour les régions de Douai, Cambrai, Hazebrouck et Dunkerque. La moyenne la plus élevée nous est donnée par l’arrondissement de Valenciennes, où la location était de 180 francs à 200 francs, et montait à 220 francs, même à 250 francs pour les petites portions. Dans l’Artois, la mesure (un peu plus de 42 ares) était louée entre 40 et 60 francs, au-delà même, dans les cantons industriels, pour les terres à blé et autres, et jusqu’à 100 francs pour les prairies. En Picardie peut-être plus encore, on trouve les prix de location proportionnellement plus élevés que ceux de vente, parce que l’on met dans cette province plus d’ardeur encore à louer qu’à acheter la terre ; à la différence de la Normandie, où le paysan tient avant tout à être propriétaire et où la terre se vend plus cher relativement qu’elle ne se loue.

À d’autres époques, le prix exceptionnellement élevé des fermages aurait vivement poussé les capitaux vers l’achat des grandes et des moyennes propriétés rurales ; il n’en a pas été de la sorte, et les raisons en sont faciles à concevoir. D’une part, les entreprises industrielles, si développées dans le Nord, offraient en général une rémunération plus forte ; de l’autre, l’axiome qu’il n’y a de placement assuré que la terre a beaucoup perdu de sa force par l’exactitude dans les paiement des dividendes. On aime aujourd’hui les revenus accrus, parce que les besoins sont plus exigeans, et les fortunes disponibles, parce qu’on veut pouvoir spéculer. Tout compte fait, le calcul est-il bon ? C’est au moins douteux, surtout si l’on fait entrer les élémens moraux dans la question. En fait, il y a eu plus de ventes que d’achats de ces terres de dimension étendue.

En définitive, les progrès agricoles réalisés par notre régime de propriété et de culture contre lequel on a élevé tant d’objections sont loin de le condamner. Pour mettre un peu d’impartialité dans la manière d’apprécier la situation agricole, qu’on dépeint souvent sous les couleurs les plus sombres, il faudrait se reporter au point de départ, comparer le présent au passé, voir combien, depuis moins d’un demi-siècle, la production a pris de développement. C’est le quart, c’est le tiers en sus, c’est souvent davantage, eu égard au nombre des habitans. Quel chemin parcouru indique le seul chiffre de 2 millions d’hectolitres de froment produit par la Somme et de plus de 5 millions d’hectolitres en autres céréales ! Les procédés de culture en général aujourd’hui usités dans le même département, dans l’Aisne, dans le Pas-de-Calais, forment un mélange des pratiques de la culture anglaise et de la culture flamande qui constitue une sorte d’originalité et qui profite à la production. La betterave est devenue la source nouvelle, depuis un demi-siècle, d’une immense richesse. La Somme à elle seule en cultive environ 36,000 hectares, qui ne produisent pas moins de 1 million d’hectolitres. Le Nord en a fait une de ses principales richesses. Les cultures oléagineuses ont pris un développement malheureusement menacé depuis quelques années. La richesse de la Picardie en animaux, depuis la basse-cour jusqu’aux animaux d’espèces chevaline, bovine, ovine et autres, ne s’est pas moins accrue. Naguère, on évaluait dans la Somme le nombre des chevaux, ânes et mulets à près de 77,000 ; le Marquenterre et le Vimeux élèvent des poulains de race normande et boulonnaise ; le chiffre des bœufs et vaches grasses était de près de 132,000. L’Aisne avait environ 87,000 chevaux, ânes et mulets, 162,000 bœufs et vaches, environ 830,000 moutons, dont le produit en laine était énorme : l’élève du mouton a souffert depuis peu d’années. Les autres parties picardes de l’Orne et du Pas-de-Calais donnent des résultats analogues, dont des souffrances momentanées ne sauraient infirmer la valeur. La Flandre, on peut le dire, s’est surpassée elle-même. Elle égale ce que l’Angleterre a de plus avancé comme perfectionnemens agricoles. Une statistique récente accusait l’existence d’une production de 7 millions d’hectolitres de blé, de 168,000 chevaux, de 277,000 bœufs et vaches de la belle race flamande. Le bétail n’est pas seulement plus nombreux, il est plus pesant. On nourrit infiniment mieux qu’autrefois. Les moutons dans le département du Nord, moins nombreux, nous l’avons reconnu, sont énormes. Dans cette plantureuse contrée, où tout croît, végétaux et bêtes, d’une merveilleuse manière, les porcs sont volumineux et regorgent de graisse, les volailles sont d’une grosseur étonnante. La puissance prolifique n’est pas moins considérable, exceptionnelle. La Flandre a une surabondance de vie matérielle prodigieuse : mais ce que l’homme y a ajouté n’est pas moins extraordinaire. Il a tout accru, tout multiplié. Suffit-il d’arguer de quelques épreuves récentes pour parler de mort et de décadence ?

Quant à la crise agricole à laquelle nous avons fait plus d’une fois allusion, nous n’avons pas à traiter ici de ses causes et de ses remèdes. On l’a fait d’ailleurs bien des fois. Ce n’est pas le lieu de traiter de la nécessité de dégrever l’agriculture du surcroît d’impôts qui pèsent sur elle. Il n’y a rien de plus urgent. Mais nous n’attendons rien pour elle du jeu des tarifs. Elle ferait mieux de s’opposer aux primes excessives de l’industrie manufacturière que d’identifier son sort avec le sien. Des tarifs un peu élevés sur le blé et la viande sont absolument impossibles : la concurrence américaine nous a nourris, ne l’oublions pas. L’avenir est aux prairies et aux herbages, aux reboisemens, et, dans ces régions, à la betterave, aussitôt qu’une nouvelle diminution d’impôt sur le sucre lui aura rendu l’essor qu’a commencé à lui redonner la dernière réduction ; la consommation du sucre est en quelque sorte indéfinie : elle peut tripler au moins. Les procédés de sucrage du vin, recommandés dans un récent et très remarquable rapport de M. J.-B. Dumas, destinés à s’appliquer, nous le croyons, sur une grande échelle, contribueront aussi à soutenir et à augmenter la production sucrière. Fallût-il renoncer au blé sur quelques points ou le produire sur les terres nouvelles qui seront en France livrées à la culture, le mal ne serait pas grand ; mais les causes qui maintiennent la culture du blé en France sur une grande échelle ne périclitent pas. La production de toutes les denrées agricoles peut augmenter à la fois ; on a vu que la betterave n’a pas diminué le blé, loin de là. L’avenir ne produira pas l’écrasement agricole de la France, mais son développement comme par le passé.


II.

On peut se féliciter que les rapports des propriétaires et des fermiers soient restés bons, malgré quelques conflits d’intérêts. Je ne dois pas oublier pourtant que je parle de pays où quelques vieilles coutumes, trop faites pour altérer ces bonnes relations, gardent encore une certaine place, quoique restreinte aujourd’hui, à vrai dire. On a écrit plus d’un traité sur la fameux droit de marché et sur la coutume du mauvais gré. En Artois comme en Picardie, on trouve, et surtout ou trouvait naguère, établi en faveur des fermiers, le droit de profiter de ce que les jurisconsultes appellent « la tacite reconduction, » qui leur concédait la faculté de continuer le bail aux mêmes conditions, sans qu’il fut nécessaire de le renouveler. Les propriétaires ont fortement battu en brèche ce qui restait de cette faculté à laquelle s’attachaient certains avantages de perpétuité. Mais le droit de marché a emporté de bien autres conséquences que la tacite reconduction pure et simple. Ce droit exorbitant, trop peu connu généralement pour qu’il n’en faille pas dire ici quelques mots, survit sur quelques points, notamment dans l’arrondissement de Péronne. Il avait autrefois une puissance redoutable, et il se manifeste parfois encore sous des formes qui se ressentent de l’ancienne barbarie. Le droit de marché consiste en ce que le fermier traite avec ses successeurs, s’il veut s’en donner, et détient, sans obstacles de la part des propriétaires, qui sont souvent fort empêchés de résister, la location héréditairement. Dans un passé assez récent encore et dont les erremens ne sont pas entièrement oubliés, lorsque le propriétaire, usant de son droit, voulait substituer un nouveau fermier à l’ancien, il s’exposait à de terribles représailles ; elles se montrèrent telles encore, il y a peu d’années, dans le Santerre, qui forme une partie de ce même arrondissement de Péronne. Si l’on consulte les procès et les plaidoiries qui ont eu lieu à Amiens et dans d’autres villes de la Picardie et du Nord, sans parler ici des ouvrages de jurisprudence où les points de droit sont examinés et débattus, on voit que non-seulement le fermier s’arroge la latitude de rétrocéder à un autre son droit de marché moyennant une somme d’argent variant entre 800 et 1,500 francs par location, mais qu’il s’attribue le droit exclusif d’acheter les terres qu’il tient à ferme lorsqu’elles sont à vendre. L’étonnement qu’inspirent ces bizarres et oppressives coutumes augmente encore, lorsqu’on voit, dans certaines localités, les pareils les plus proches revendiquer comme un privilège propre à leur qualité la possibilité d’acquérir les biens dits de famille, ou biens échus dans une succession à une personne désireuse de les aliéner. Ajoutons qu’une sorte de droit d’aînesse est appliquée par la classe des fermiers dans les régions où cette coutume subsiste. L’enfant qui prend la ferme, qu’il soit l’aîné ou non, le devient pour ainsi dire ; il jouit des privilèges de l’aînesse en ce sens qu’il est toujours avantagé. S’il a des sœurs, leur part est frappée d’un droit de marché au profit de leur frère. Cette coutume, qui ne laisse pas d’être assez compliquée, on le voit, et qui l’est au point de mettre plus d’une fois dans l’embarras les tribunaux, malgré leur désir d’en finir avec elle, est mise sous la garantie de violences dont l’impunité est presque toujours assurée par la solidarité des intéresses et la complicité des paysans qui prennent parti pour les fermiers. On met plus rarement qu’autrefois le feu aux bâtimens du propriétaire frappé du mauvais gré ; l’assassinat ne le menace plus si souvent : mais on fait tout le mal possible à ses champs, à ses récoltes, à ses troupeaux. Bien que resserré dans des limites étroites, c’est-à-dire entre une partie de l’arrondissement de Péronne, quelques cantons du Pas-de-Calais et du département du Nord, un tel abus, survivant en France, est une des plus curieuses et des plus tristes preuves de la persistance des coutumes barbares. Je prie qu’on remarque que tels des procès auxquels j’ai fait allusion ne datent que d’hier pour ainsi dire. En 1860, dix procès pour incendies ne pouvant être attribués qu’à la vengeance furent jugés par les assises du département du Nord. Il y eut des granges et des récoltes livrées aux flammes en présence de paysans prenant hautement parti pour le fermier. J’ai dit que l’assassinat n’était plus guère usité ; comment oublier pourtant qu’il n’y a guère plus d’une quinzaine d’années, un maire ayant affermé des terres que le propriétaire du château avait reprises de ses fermiers, était jeté dans son puits, dont il était retiré sans vie ? La difficulté de trouver les coupables fait très souvent terminer ces affaires par des ordonnances de non-lieu.

On doit savoir gré au code civil d’avoir coupé court à plus d’une coutume compliquée ou inique d’où sortaient de si redoutables conflits. On ne peut s’empêcher de le regarder comme un grand instrument de pacification dans nos campagnes. Il faut bien que les prescriptions par lesquelles il règle les rapports des propriétaires et des fermiers soient équitables et satisfaisantes pour qu’à très peu d’exceptions près, tous les adoptent sans même y joindre le plus souvent des prescriptions accessoires que la loi n’interdit pas.

La classe des fermiers a beaucoup gagné depuis une quarantaine d’années en lumières comme en capital. Ceux des régions que nous étudions sont en possession d’une réputation traditionnelle d’honnêteté et d’habileté. Cette habileté consiste surtout dès longtemps dans un extrême savoir-faire relativement à l’art de diversifier les cultures et de savoir tirer parti de tout heureusement. Ces provinces ont toutes de fortes traditions agricoles. C’est vrai particulièrement de la Flandre, pays de culture et d’industrie, depuis des siècles en possession d’antiques franchises municipales et provinciales qui lui ont, comme je l’ai fait remarquer, singulièrement profité et qui en ont fait notre première province avant 1789. Aussi eut-elle moins que toute autre à faire pour en adopter les principes et s’inspirer de son esprit libéral. L’instruction professionnelle des fermiers a fait dans toutes ces régions du Nord et du Nord-Ouest des progrès certains, non pas en rapport pourtant, nous l’avons indiqué aussi, avec les perfectionnemens accomplis dans les cultures. On doit établir entre eux d’ailleurs de singulières différences. Tel fermier est riche, instruit, n’a rien de rustique dans les manières, il est propriétaire pour son compte d’un bon nombre d’hectares, il envoie ses enfans au collège, et sa femme est une dame. D’autres sont des paysans. Nulle part ne s’établit une hiérarchie plus sensible, jusqu’à ces petits fermiers, si nombreux en Picardie, qui n’osent pas prendre ce nom trop important pour eux, et qui sont ceux-là même qu’on désigne sous le nom de ménagers ; ils forment la limite placée sur les confins de la partie supérieure de la classe des ouvriers ruraux, avec laquelle ils évitent pourtant de se confondre. Le fermier picard, artésien, flamand est ce qu’il y a au monde de plus conservateur au sens social. On doit même ajouter qu’il n’a pas grande indulgence pour les ouvriers dont il connaît les défauts. C’est l’effet d’un contact perpétuel, qui, plus d’une fois, le met en lutte, au sujet du travail, avec les ouvriers ruraux, qu’il accuse de négligence, et du salaire, qu’il est disposé à trouver trop élevé, mais rien ne l’irrite plus que les manques de paroles et les ruptures d’engagemens en pleines moissons, déterminés souvent par l’offre de la plus légère augmentation des gages.

La tenue des fermes laisse souvent encore à désirer beaucoup dans ces provinces, citées pourtant comme des modèles. Le fumier trop souvent infecte les abords et se perd pour l’agriculture. Les bâtimens des moyennes et des petites fermes, améliorés dans des cas qu’on cite avec un certain orgueil, laissent à désirer pour la plupart. Les animaux sont souvent mal à l’aise, sans air et sans lumière en suffisance. Mauvais calcul pour les forces à réparer qu’une si défectueuse hygiène. Les sociétés d’agriculture répètent, en gémissant de ces routines, que des dépenses intelligentes seraient l’économie la mieux entendue. L’animal donnerait plus de forces ou plus de chair, et les frais de maladie seraient épargnés. Cela ne veut pas dire, encore une fois, que le progrès ne soit pas réel, quelquefois très grand, mais il offre trop de lacunes. Le logement de la famille est meilleur. Le jour et la lumière pénètrent davantage. Pourtant le logement est souvent encore un des côtés faibles de la petite ferme. Dans les moyennes, il est généralement salubre et convenable. On trouve dans bon nombre un petit salon ; la salle à manger, le plus souvent, ne sert qu’aux jours fériés, à moins que la famille ne tienne à s’isoler aux heures des repas ; plus habituellement, elle mange dans la cuisine, à côté des gens de la ferme et des ouvriers, qui apprennent à se mieux respecter. Le chauffage avait à se perfectionner dans ces pays où l’humidité est à redouter. On voit aujourd’hui partout des poêles et une large consommation de houille.

Quant aux grandes fermes, elles offrent un caractère souvent des plus frappans. La culture industrielle donne un aspect de ferme-usine aux plus grands établissemens agricoles. Le progrès des constructions et le bon aménagement de toutes les parties, les bâtimens en brique et en pierre de taille, les écuries bien aérées et bien voûtées, les vastes étables et bergeries très salubres, substituées aux anciennes si souvent basses et malsaines, s’imposent à l’attention, particulièrement en Flandre. Là surtout la population animale de ces grandes fermes a beaucoup augmenté depuis une cinquantaine d’années et a du recevoir une installation nouvelle. Une ferme, non pas des plus grandes, mais assez grande seulement, présentera environ 20 à 30 chevaux, 10 bœufs, 20 vaches, 50 porcs, 250 à 300 moutons, etc. Le mobilier d’une telle ferme, ces animaux compris, peut offrir une valeur d’environ 40,000 francs, sans comprendre les récoltes en terre d’une valeur encore supérieure. Les produits ordinaires de la vacherie et de la basse-cour fournissent des ressources suffisantes pour les dépenses journalières. C’est là qu’on entretient des espèces précieuses, comme les moutons mérinos ou métis, — la tonte seule des mérinos donne un important revenu. C’est là que se fait l’engraissement méthodique de vaches et de bœufs destinés à la boucherie ; on les engraisse au moyen de tourteaux, de pulpes et de résidus de la fabrication des sucres ou des alcools de betterave. Mais les vraies fermes modèles sont particulièrement celles qui sont consacrées aux sucreries. La science s’y est établie à demeure en y installant des laboratoires, où l’on se rend compte de la puissance saccharine des betteraves, de la valeur des graines, et où l’on prépare des perfectionnemens agricoles de tout genre. C’est aussi l’esprit scientifique qui triomphe sous une de ses formes les plus modestes, mais les plus utiles, dans une comptabilité admirable d’ordre et d’exactitude.


III.

La classe ouvrière rurale s’offre sous les traits de catégories différentes qui présentent entre elles d’assez grandes inégalités. On ne peut mettre sur le même rang les travailleurs agricoles, en si grand nombre, qui joignent au salaire la possession d’un morceau de terre ou le revenu d’un petit capital, et ceux qui n’ont que leurs bras, les nomades et les sédentaires, ceux qui sont attachés à la ferme comme domestiques, charretiers, bergers, ceux qui exercent un travail purement agricole et ceux qui y mêlent quelque tâche industrielle. Il suffit d’indiquer ces variétés et d’en tenir compte, quand il y a lieu de le faire.

Les économistes distinguent le salaire nominal et le salaire réel. Le premier est exprimé par une somme d’argent, le second par la quantité des besoins satisfaits. Il y a lieu d’avoir égard à l’un et à l’autre, mais l’indication des gages ne suffirait pas si on ne mettait en regard leur pouvoir d’achat et le régime de vie, qui seul répond à la réalité.

Sous ce double aspect, les ouvriers ruraux forment sans conteste la catégorie des classes agricoles qui a le plus gagné — relativement et absolument. On ne saurait en aucune sorte comparer l’accroissement des fermages pour les propriétaires et celui des bénéfices pour les fermiers, à l’augmentation des salaires qui ont presque triplé, tandis que le prix des objets de consommation était loin de doubler pour les articles les plus chers ceux que l’ouvrier consomme en moindre partie. Le vêtement a baissé de prix. Le pain n’a pas enchéri, et les légumes, ainsi que les divers produits végétaux, produits consommés en bien plus grande quantité qu’autrefois, n’ont pas énormément augmenté de valeur. Or ils forment la partie la plus considérable de la nourriture du travailleur. Le minimum de la paie pour l’ouvrier picard, — et les différences sont peu grandes avec l’Artois et la Flandre, — est à la journée de 1 fr. 25, et il est habituellement nourri. L’été, le gage s’élève. Dans quelques fermes de l’Oise, nous voyons les ouvriers payés entre 2 fr. 75 et 3 fr. 75. À la ferme, les domestiques les moins rétribués ont 300, les mieux payés 700 francs ; ils sont toujours nourris. L’été, le prix moyen pour l’ouvrier nourri est de 2 francs, et non nourri de 3. Le travail à la tâche pour les hommes non nourris est de 3 à 5 francs, pour les femmes de 2 à 3 francs. Au moment de la moisson, il n’est pas rare qu’un faucheur gagne 10 francs par jour. Ai-je besoin de faire observer que ces derniers prix sont sans proportion avec ceux d’autrefois ? Bien que l’usage universel soit de payer en argent les gages des journaliers, on cite quelques exploitations où les travaux de la moisson du blé et du seigle sont payés en nature, ce qui permet à l’ouvrier prévoyant de n’avoir pas à se préoccuper du prix du pain. Les familles se trouvent bien de cet usage, mais beaucoup se hâtent de se défaire de leur blé pour le convertir en argent.

Le pain tient dans ces pays une place notable dans l’alimentation de la classe rurale. Il est mieux fait et meilleur qu’autrefois. Il y a une trentaine d’années, et surtout si l’on se reporte à un demi-siècle, le pain était noir ou bis, souvent indigeste. À cette époque aussi, la seule viande en usage était le porc, pour une quantité d’ailleurs restreinte, et le poisson salé ou fumé. Il en est encore ainsi dans bon nombre de ménages, qui, cependant, ne représentent pas la moyenne. La consommation du porc a pu augmenter, et elle reste la seule d’un usage quotidien pour la plupart, mais la viande de boucherie, presque inconnue autrefois, s’y joint assez fréquemment. À Amiens, il y a moins de trente ans, le marché ne comptait que de 50 à 60 bêtes à cornes, consommées par la ville ; le nombre est aujourd’hui de 250 à 300, dont la moitié est consommée par les villages. Voici un spécimen, élevé un peu au-dessus de la moyenne, mais qui n’est nullement une exception, de la consommation alimentaire dans une grande ferme. Je l’emprunte à une exploitation sucrière de Roye, arrondissement de Montdidier, tenue naguère par M. Bertin. Chaque homme recevait tous les trois jours 3 kilog. 500 de pain, outre la soupe ; plus, chaque jour, 50 grammes de viande de boucherie en deux repas. La boisson se composait d’un litre et demi de cidre. Rarement l’ouvrier agricole se nourrit aussi bien chez lui. La boisson habituelle est la bière ; dans certaines parties le cidre ; pour les plus pauvres, ou plutôt pour les moins aisés, c’est l’eau. Beaucoup s’en contentent plutôt que de se priver sur les alimens solides. Pour une masse encore trop nombreuse, cet usage des boissons faibles peut être regardé comme débilitant. Elles sont souvent aussi d’une aigreur désagréable et indigeste. Le vin a presque disparu de l’usage. L’ouvrier en fait une consommation de luxe de temps à autre, le fermier n’en use qu’aux jours de fête. La Picardie a renoncé à en produire, même dans ses crus naguère assez renommés relativement, de Saint-Acheul, d’Allonville et des faubourgs de Beauvais. Beaucoup de ces vins indigènes n’étaient que le résidu aigri d’un verjus tel que l’échevinage en interdisait la vente[4]. Il n’y a guère plus que dans l’Aisne qu’il y ait une production de vin un peu considérable (192,920 litres en 1875). Outre la bière qui s’est accrue et le cidre qui a diminué en Picardie, les paysans de toutes ces régions font volontiers usage des boissons chaudes, usitées au XVe siècle à ce point qu’un auteur de ce temps signalait dans leur abus, à Boulogne, une cause d’affaiblissement de la race[5]. Partout où les Anglais ont passé, séjourné, nous trouvons dans ces pays le goût des boissons chaudes. On fait un prétendu thé jusque chez le pauvre avec je ne sais quelles plantes sèches sans saveur et sans arôme.

Le progrès du vêtement, quoique considérable, avait moins à faire dans ces pays du Nord, où les fabriques des villes et le tissage des campagnes avaient familiarisé les populations avec les étoiles de laine, abondamment produites. Une monographie consacrée à une famille de travailleurs ruraux composée du père, de la mère et de deux enfans, dans les recherches de ce genre faites sous la direction de M. Le Play, nous présente le vestiaire de la famille agricole avec indication du prix des objets. Il s’agit de travailleurs très petits propriétaires. Je prends cet inventaire comme l’expression d’une certaine moyenne représentée par des détails un peu minutieux, mais instructifs. Cette petite statistique rurale, avec état descriptif et évaluation des prix, qui porte d’abord sur les vêtemens du chef de famille, met sous nos yeux tout un assortiment d’une famille de ménagers et peut s’appliquer à l’élite des ouvriers ruraux. On y trouve même un habit noir, preuve que notre travailleur rural se rend quelquefois en bourgeois aux fêtes ; mais que peut être un habit coté 15 francs, tandis que la redingote est évaluée 35 francs et que le pantalon de drap noir est du même prix que l’habit ? On énumère aussi un pantalon de coutil rayé qui vaut 5 francs, un sarrau de toile bleue, 6 francs ; un gilet de colonnade, 4 francs ; des bas de laine, 3 francs ; une paire de chaussons, 1 fr. 30. Un travailleur rural qui a un habit noir doit avoir un chapeau de ville ; celui-ci, de feutre noir, est coté 6 francs. Une paire de souliers de 12 francs me donne fort bonne idée de sa chaussure ; mais la plupart de ces objets font partie de la toilette du dimanche ; une paire de sabots de 1 fr. 15 permet de ménager la chaussure. Une chemise dite fine est évaluée 5 francs ; une cravate de soie noire (3 fr.) va nécessairement avec l’habit et le pantalon noirs. Je n’indique pas un à un le prix des vêtemens de travail ; on trouve dans ce rustique vestiaire deux vieux sarraux, deux gilets à manches, deux paires de sabots ; une paire de chaussures plusieurs fois rapiécées ; n’omettons pas cinq bonnets de coton, coiffure classique de ces travailleurs chez eux, comme cela se voit en Normandie, et le bon tablier de cuir pour le travail du chanvre. Le total de ces vêtemens journaliers est porté à 119 francs et celui des vêtemens du dimanche à 241. Toute cette partie du vestiaire se rapporte au chef de famille ; celui de la femme est évalué à 110 francs pour les vêtemens de tous les jours, à 85 pour ceux du dimanche ; on y voit même une robe de mérinos et une paire de gants. Les vêtemens de tous les jours ne sont évalués qu’à 63 francs pour les deux jeunes gens ; ceux du dimanche le sont à 167, différence qui fait songer ! Elle semble trahir les progrès de ce luxe de toilette, devenu en effet la grande préoccupation de l’ouvrière rurale et du jeune garçon lui-même. C’est là que vont les premières économies. La campagne imite les modes et le luxe de la ville de loin, mais de son mieux. On est d’accord pour proclamer ce qu’il y a d’excessif dans cette tendance. La plainte n’est pas nouvelle, mais elle s’est généralisée, accentuée bien davantage.

On a beaucoup vanté les perfectionnemens apportés au logement du travailleur agricole. En effet, nombre de maisonnettes habitées par les ouvriers ruraux, et de construction récente, sont aujourd’hui plus satisfaisantes comme hygiène. Les prix de location sont, en outre, assez modérés. Moyennant 50 ou 80 francs par an, le travailleur agricole trouve à louer une petite maison. Il peut se procurer une demeure assez logeable en mettant 100 francs, et si à ce prix il peut ajouter 30 ou 50 francs, il aura l’usage de trois ou quatre pièces, dont une seule offre quelque étendue, et la jouissance d’un petit jardin. Mais combien de ces maisonnettes sont basses, humides et manquent de place pour contenir la famille à l’aise et dans les conditions de décence nécessaires ! On a établi des cités ouvrières dans maintes localités, surtout dans celles où l’industrie se combine avec l’agriculture. On connaît les avantages hygiéniques et économiques de ces cités, on connaît aussi leurs inconvéniens moraux. Ces habitations ne sont pas sans utilité, lorsqu’elles constituent un perfectionnement marqué sur un état général misérable, et je suis loin de contester qu’elles fassent honneur à la philanthropie de leur fondateur. Mais ce n’est pas là qu’il faut chercher le vrai modèle de l’habitation rurale ouvrière. Rien ne vaut l’appropriation d’une petite maison à une seule famille, avec le jardin attenant qui fournit une distraction, une cause de salubrité et quelque supplément à l’ordinaire du ménage. La famille veut et doit rester à part. Le mot : Chacun chez soi est là bien à sa place.

Le mobilier est réduit à un nécessaire assez strict ; mais à l’exception des plus pauvres, il est suffisant, il a aussi certainement gagné depuis un demi-siècle. En général, le coucher est sain. Sur de bons bois de lit s’étendent des paillasses remplies de menue paille ; une paillasse pleine de grande paille sert de sommier. Les traversins et les oreillers de plume de poule, les couvertures de laine pour l’hiver, de coton pour l’été, complètent cette sorte d’ameublement. Dans les ménages pauvres, on n’a pas de couvertures de laine ; on se couvre l’hiver avec des sacs. Ajoutez une armoire, souvent en chêne, une commode, une table, quelques chaises, une horloge, un miroir, deux ou trois livres d’église et, quand il y a des enfans, des livres de classe. Assez fréquemment aussi des images attachées aux murs représentant quelques sujets profanes ou sacrés. À cet ameublement on peut joindre les ustensiles servant à la cuisine, au chauffage, à la table pour les heures de repas, à l’éclairage et aux soins de propreté de la demeure et de la personne. Ici encore le linge, cher aux ménagères, retrouve une assez grande place ; les serviettes figurent en nombre souvent plus grand qu’on ne pourrait le croire dans ces humbles ménages ruraux. Que si, enfin, la famille exerce elle-même un métier ou travaille la terre pour son propre compte, alors il faudra ajouter, outre les immeubles annexés à l’habitation et aux usages domestiques, ce qui forme le matériel spécial des travaux, tels que les outils pour la culture des champs et la récolte des céréales, ceux pour l’exploitation des chevaux ou des vaches et pour la basse-cour, ceux pour la laiterie, ceux pour la culture du jardin. Dans telle famille agricole où on exploite le chanvre, ce seront encore des outils spéciaux pour ce genre de travail, les broyons ou tillés, qui brisent la partie ligneuse du chanvre, l’éphaugeoir et sa palette, destinés à débarrasser les filamens du chanvre des filamens ligneux qui y adhèrent encore, les scrans, grandes cardes armées de fil de fer, etc. Viendront enfin dans ces familles de travailleurs les outils pour les réparations exécutées à la maison, ceux qui servent au blanchissage, à l’entretien du linge et des vêtemens, etc.

L’épargne tient une grande place, malgré l’accroissement des consommations, chez les populations du Nord et du Nord-Ouest. Outre les placemens représentés par les achats de terre, les notaires reçoivent des masses de fonds considérables. Les caisses d’épargne, bleu qu’elles centralisent surtout les placemens des ouvriers des villes, reçoivent aussi une quantité d’économies faites par les ouvriers ruraux, domestiques de ferme, etc. On nous signalait dans l’Oise comme un fait assez ordinaire qu’un travailleur rural, recevant 700 francs, en plaçât 200. Le nombre des succursales dans l’arrondissement d’Abbeville attestait l’étendue des relations que la caisse d’épargne entretenait avec la population agricole. Nous constatons dans la même région de beaux résultats obtenus à Saint-Valery-sur-Somme, à Ault, à Gamaches. Nous n’aurions que l’embarras du choix pour citer des succès du même genre dans le Pas-de-Calais, le Nord et les autres départemens. Ce qui importe, c’est que l’économie persiste, c’est que les sommes épargnées augmentent, c’est que les placemens mobiliers, rentes et obligations, passent définitivement dans l’usage de ces campagnes qui y répugnèrent longtemps. Je voudrais pouvoir dire que la prudence picarde et flamande a toujours su se défendre contre les prospectus et les colporteurs de valeurs équivoques promettant de gros intérêts. Mais la cupidité a fait plus d’une fois des dupes Jusqu’au fond des hameaux reculés. Aujourd’hui ils ne lâchent plus guère leurs petites épargnes, dûment avertis par l’expérience.

Nous aurons terminé le tableau, encore trop incomplet, de la situation économique de ces populations agricoles lorsque nous aurons dit quelques mots du paupérisme, de l’assistance et de la population. Comment ne pas s’étonner d’avoir à prononcer le mot de paupérisme au sujet de provinces qui sont les plus riches et les plus prospères de notre pays ? On serait tenté de le croire au moins exagéré : il ne l’est malheureusement pas, surtout pour le plus avancé de ces départemens, celui du Nord. Ainsi en vain les salaires se seront-ils énormément accrus, en vain la quantité des subsistances se sera-t-elle développée et leur répartition opérée d’une manière plus favorable au grand nombre, il n’y aura pas seulement des pauvres isolés, des indigens dans quelques localités, il y aura un paupérisme agricole ! Quel autre nom donner à un nombre d’indigens secourus porté à 239,000 sur le budget départemental de 1881 ? et ce chiffre est souvent dépassé, et tous les pauvres ne sont pas secourus ! Une armée de 300,000 pauvres dans le plus riche département de la France, qu’en dit-on ? Le secours prend diverses formes. On compte dans le Nord 662 communes pourvues de bureaux de bienfaisance. Il y a deux ans, 25 seulement en manquaient. Nous n’affirmons pas au hasard que les campagnes sont le théâtre de ce paupérisme, puisque c’est dans le plus agricole des arrondissemens, celui d’Avesnes, que nous trouvons le plus de bureaux de bienfaisance ; il en existe 143 avec un budget de 1 million, tandis que l’arrondissement de Lille, malgré le nombre de sa population, n’en a que 129. Les établissemens hospitaliers du département sont inscrits au budget pour 5,242,000 francs. Les campagnes profitent de ces établissemens beaucoup moins que les villes pourtant. Le Pas-de-Calais compte 903 communes ; 6 seulement ont des hospices, et ce sont des villes. Ils reçoivent les gens de la campagne à la condition que la commune paie.

On doit presque partout reconnaître la meilleure organisation du service médical pour les campagnards appelés à recevoir des soins gratuits : mais combien il y a encore de progrès à faire !

Quant aux sociétés de secours mutuels, développées aussi en Picardie et en Artois, elles ont dans la Flandre un avoir de 2,536,000 fr., comptent 7, 242 membres honoraires, 35,270 participans hommes et 3, 649 femmes. L’arrondissement de Lille comprend l’immense majorité de ces sociétés si utiles. Il en a 152, tandis que celui de Valenciennes en a 19, celui de Cambrai 6, celui d’Avesnes 5. C’est une preuve regrettable du peu de développement de ces sociétés dans les campagnes relativement aux villes. Elles y feraient pourtant le plus grand bien, un bien matériel et aussi un bien moral, en répandant l’esprit de fraternité, de charité mutuelle, trop languissant dans nos populations agricoles, dont j’ai signalé l’esprit d’isolement comme un grand mal. On ne saurait trop louer non plus ce qui se fait dans ces départemens pour l’enfance abandonnée et pour les enfans nouveau-nés. C’est encore le département du Nord qui paraît faire les plus grands sacrifices pour cette forme de l’assistance, une des plus nouvelles comme une des plus touchantes.

Rien de plus différent que la manière dont se comportent relativement à la population la Picardie, l’Artois et la Flandre. La Picardie marche dans les mêmes voies que la Normandie. La décroissance du nombre des naissances relativement aux décès est attestée par les tableaux statistiques de la population de la France. Aussi me bornerai-je à quelques faits puisés dans une observation plus directe et plus locale qui porte sur l’arrondissement d’Abbeville, dont j’ai eu entre les mains, grâce à une obligeante communication, les chiffres très significatifs, recueillis sur place. À partir de 1861, le canton de Crécy, qui comptait 15,242 habitans, en perd près de 3,000 en 1877, celui de Gamaches perd environ 1,500, celui d’Ailly-le-Haut-Clocher une centaine, celui de Nouvion environ 1,500. La proportion est la même dans les quatre cantons ruraux. Abbeville a peu gagné ; ce n’est pas l’émigration qui a eu la plus grande part dans ces dépeuplemens. En revanche, l’Artois, représenté en grande partie par le Pas-de-Calais, continue à suivre un mouvement ascendant. Le Boulonnais présente un excédent notable de naissances. On doit se demander si l’indigence ne se montre pas, dans ces pays, prolifique à l’excès. C’est l’impression que j’ai éprouvée plusieurs fois, sauf à la corriger le plus souvent par la réflexion et à donner le pas aux considérations générales qui exigent le développement de la population. Je n’oublierai jamais la visite d’une pauvre demeure à Wimille, près de Boulogne. La femme qui nous montrait elle-même son pauvre logis paraissait une aïeule, tant elle était usée et flétrie. Or elle n’avait guère que de quarante à quarante-deux ans, et elle était grosse de son seizième enfant ! Nous lui demandâmes comment vivait toute cette progéniture. L’histoire était longue à conter. Les uns s’étaient établis, étaient devenus de bons ouvriers agricoles, gagnaient des salaires suffisans ; d’autres étaient marins ; quelques-uns étaient moins heureux. Les filles étaient mariées ou servantes. Il était facile aussi d’entrevoir des défaillances. La mère s’en expliquait avec un peu d’embarras devant mon guide, propriétaire établi dans le pays. L’aînée des filles avait quitté depuis deux années la maison, où elle n’avait reparu qu’une fois pour y faire l’impudent étalage de ses toilettes. Pénible et singulier spectacle que celui de cette mère partagée entre des sentimens différens et qui étaient loin d’avoir la même valeur morale ! Elle rougissait de la chute de son enfant et, en même temps, elle se plaignait que cette malheureuse fille n’envoyât pas à ses petits frères et à ses sœurs des secours qui ne pouvaient avoir d’autre origine que le vice ! En face de cette mère, j’étais tenté de conclure comme Malthus : Pauvres, évitez le grand nombre des enfans ! Et pourtant cette impression était-elle confirmée par la réalité ? La plupart des enfans n’avaient-ils pas trouvé à se bien placer ? L’inconduite est-elle le fait seulement des populations exubérantes ? L’exemple même qui m’avait effrayé me montrait qu’il y a dans le travail honnête encore bien des places à prendre, et n’avais-je pas autour de moi la preuve que les bras manquent à l’agriculture ? N’était-elle pas en ce moment même obligée de faire appel aux Belges et à divers pays voisins ?

Rien n’est plus certain, et aujourd’hui la Flandre elle-même en est à faire de pareils appels. Elle fut toujours féconde en enfans, et par là elle a pu suffire à une effroyable consommation d’hommes dans la guerre, et à ses besoins agricoles, qui ont été de tout temps sur son propre sol un si grand absorbant du travail. Elle ne fait que suivre ses plus anciennes traditions en multipliant, et pourtant elle aussi, encore une fois, est obligée de demander le concours des bras du dehors. Ce serait à ne pas y croire si les faits n’étaient de notoriété chez tous les cultivateurs. La Flandre nous met donc en présence d’une de ces antinomies singulières qui troublent la pensée et qui effraient l’économiste. Tandis que la France n’a que 69 ou 70 habitans par kilomètre carré ou 100 hectares, ce qui est beaucoup trop peu, la Flandre en donne à elle seule 267, ce qui crée une densité excessive, et l’exubérance est d’autant plus grande que tout ce monde consomme d’une manière extraordinaire ; la faim et la soif y dépassent toute moyenne. On pourrait alimenter cinq ou six départemens du Midi avec ce qui ne suffit même pas à nourrir le seul département du Nord. Dieu nous garde pourtant de donner raison à la Picardie et à la Normandie contre cette Flandre plantureuse et prolifique ! Le trop plein des populations ne doit pas se juger non plus que celui des produits sur des encombremens partiels, qui peuvent, les moyens de communication aidant, servir à combler des vides. C’est par l’émigration, soit dans les autres provinces, soit dans les contrées lointaines, qu’une juste répartition s’établit. La responsabilité humaine est en jeu dans ces questions. C’est affaire de choix, de libre arbitre. Dans la plupart de nos régions du Nord et du Nord-Ouest, l’action de la liberté se manifeste par d’étroits calculs en limitant le nombre des enfans. Nul doute possible en effet : c’est la limitation volontaire de la population et nulle autre cause qui arrête son accroissement en France. Cette limitation a pour cause le parti-pris d’échapper aux charges et de ne pas réduire le bien-être ou le luxe relatif dont on ne veut pas se priver. On craint, au nom des mêmes motifs, transportés aux enfans, de multiplier le nombre des héritiers. Dans ces régions de la Flandre, la volonté ne met pas d’obstacle aux naissances, mais, frappée d’une sorte d’inertie, elle se refuse à l’émigration, seul moyen qui puisse rendre le grand nombre des hommes inoffensif et même salutaire. Il n’entre pas dans mon plan de traiter une question où sont intéressés l’avenir de l’humanité et les forces vives de notre pays. L’immense danger du ralentissement dans l’accroissement de la population de la France a été démontré ici même récemment avec une clarté et une force qui ne laissent rien à désirer[6]. L’économie politique n’a plus à faire entendre, sous la forme si rigoureuse et par trop systématique dont les revêtait Malthus, ces conseils que l’excessive prudence de nos propriétaires devance et dépasse. Même en Flandre, le ralentissement, non aperçu par la statistique, est sensible pour le nombre des enfans dans les familles riches ou aisées de cultivateurs. C’est un fait qui se perd dans le grand nombre des naissances, mais qu’on nous a signalé presque partout. Nous le regardons comme éminemment fâcheux dans les classes qui représentent un niveau plus élevé, et qui se transmettent les bonnes traditions comme un capital. Quant à la classe pauvre, le nombre de ceux qui sortent de son sein pour arriver à l’aisance n’est pas fait pour la désespérer. La part de la rétribution du travail s’est élevée partout plus que celle du capital. Combien défriches restent même en France attendant la culture ! Quelle marge pour nos efforts colonisateurs au dehors ! Nulle part on n’entrevoit le terme qui doit rendre inutile le concours d’un nouveau surcroît de forces applicables aux diverses branches de la production. Les carrières qu’ouvre de plus en plus le génie des sciences appliquées à l’industrie ne sont pas davantage près de se fermer. La pléthore d’hommes n’existe pas. C’est un épouvantail qui n’est bon qu’à paralyser toutes nos énergies. Cessons de prêcher une fausse prudence, combattons-la plutôt, elle tournerait contre nous-mêmes. Montrons des horizons plus étendus à cette sagesse casanière qui regarde les hommes comme des plantes condamnées à végéter sur le coin étroit de leur terre natale sous peine de périr. Ce serait un grand malheur pour la France si elle achevait de perdre confiance en elle-même et de ne plus croire à sa force d’expansion.

Nous ne saurions trop insister sur cette dernière conclusion fournie par les faits eux-mêmes en terminant cette étude ; elle donne un démenti aux affirmations et aux craintes dont certains économistes pessimistes se font les interprètes persistans. Les vivres et les divers moyens d’existence mis à notre portée ont dépassé sensiblement les accroissemens de population, réels pourtant et sur certains points considérables depuis un demi-siècle ; les salaires ont augmenté en même temps que le nombre des travailleurs. C’est juste le contraire des sombres prévisions qui semblaient, d’après les théories de Ricardo et de John Stuart Mill, regarder ce double résultat comme contradictoire et comme impossible. Agricoles et industrielles au degré le plus éminent, riches par le travail et par le capital, nos populations du Nord et du Nord-Ouest ont en définitive augmenté en nombre, et rien dans leur situation n’indique qu’il y ait lieu de ralentir leur accroissement. Nous avons vu à quel point et sous quelles formes nombreuses elles ont profité des progrès qui se sont accomplis dans la condition des hommes depuis 1789 ; elles ont assez de supériorités qui font d’elles des modèles à suivre pour ne pas les compromettre en quelque sorte en donnant au reste de la France, par une dépopulation qui serait un affaiblissement et une décadence, le plus regrettable des exemples.


HENRI BAUDRILLART.

  1. Voyez la Revue du 15 août.
  2. Sur cette œuvre, sur les grandes fermes, et en général sur l’état agricole de la Flandre, on consultera surtout avec profit le beau travail de M. Barral (2 vol. in-8o), intitulé : l’Agriculture en Flandre.
  3. On peut voir là-dessus la grande Enquête agricole de 1867 pour les provinces dont il est ici question.
  4. Voyez la Vie municipale au XVe siècle dans le Nord de la France, par M. de Calonne, vice-président de la Société des antiquaires de la Picardie, 1 vol. in-8o ; Paris, Didier.
  5. Voyez le Pays boulonnais, par E. Deseille, 1 vol. in-8o.
  6. Voyez la Revue du 1er mai et du 1er juin 1882.