Les Oiseaux bleus/L’Ange boiteux

Victor-Havard (p. 273-282).

L’ANGE BOITEUX

Un matin qu’il se promenait, en été, sous la neige, — car, dans ce pays-là, il neige en plein été sous le tiède soleil, et les flocons, blancheur sans froideur, s’accrochent aux arbrisseaux en jasmins et en lys, — le fils du roi des Îles-Pâles vit par terre quelque chose de diamantin et d’argenté, de doucement frémissant comme une harpe que viennent de quitter les doigts de la musicienne. Plus petite, cette forme légère, emperlée de larmes d’aurore, aurait pu être l’aile d’une colombe, qu’arracha et laissa choir la serre d’un autour ; mais, grande, avec un peu d’azur qui, sans doute d’avoir traversé les paradis, lui restait au bout des plumes, elle était l’aile d’un ange ; on ne pouvait s’y méprendre. Le fils de roi, à cette vue, se sentit tout alangui de mélancolie. Eh ! quoi, un divin messager, peut-être dans une bataille avec quelque ténébreux esprit, peut-être sous un coup de vent infernal, avait perdu l’une de ses ailes ? Avait-il commis l’imprudence de se poser, un soir, — se trompant de chambre, — près du lit trop parfumé d’une de ces cruelles amoureuses qui n’ont pas de plus cher plaisir que de meurtrir ce qui vole et de déplumer les illusions ? Il suffit souvent d’une caresse ou d’un souffle de femme pour qu’une aile tombe. Quoi qu’il en fût, il devait être fort en peine maintenant. Quelle humiliation et quelle tristesse pour lui, les soirs de ces bals où l’on danse avec les plus jolies des onze mille vierges, d’être raillé par ses frères célestes, pauvre maladroit, qui valse mal, étant boiteux. Boiteux ? certainement. Puisqu’ils sont, non des corps, mais des âmes avec des plumes, les anges ne boitent pas du pied, mais de l’aile. À cause de cette douleur probable, le prince des Îles-Pâles songeait douloureusement. Il ne pouvait supporter l’idée, en sa compassion, d’un chérubin ou d’un séraphin pareil à un ramier blessé ; et, cette chose qu’il avait trouvée, si blanche, diamantine, argentée, et doucement frémissante, il résolut de la rendre à qui l’avait perdue. Mais c’était là un dessein plus facile à concevoir qu’à exécuter. Le moyen de trouver l’ange qui regrettait son aile ? On n’entre pas comme on veut dans le paradisiaque séjour. Quant à faire afficher sur les murs des villes, dans tout le royaume, que celui des élohim à qui manquait un objet précieux le pourrait retrouver au palais du roi, c’eût été un inutile soin ; les anges n’ont pas coutume de se promener par les rues comme les badauds humains. De sorte que le jeune prince était fort perplexe. Il pensa qu’il ferait bien de consulter une petite fiancée qu’il avait par amour à l’insu de ses parents. Elle était la fille d’un bûcheron dans la forêt. L’aile sous le bras, il s’en alla la voir.

Il la rencontra sur la lisière du bois, un peu en avant de la chaumine où elle habitait.

— Ah ! chère âme, lui dit-il, c’est une triste nouvelle que j’apporte.

— Et laquelle, s’il vous plaît ? demanda-t-elle.

— Un ange a perdu l’une de ses ailes blanches.

Elle rougit, mais elle ne parut pas surprise. On aurait dit qu’elle était déjà instruite de ce fâcheux événement ; et, quand il eut ajouté : « Je suis bien décidé à la lui rendre », elle baissa les yeux, plus rougissante encore.

— Ma chère âme, reprit-il, vous seule pouvez me révéler comment je dois m’y prendre pour mener à bien mon entreprise. Vous êtes si jolie et si pure que tous les célestes esprits se donnent rendez-vous, le jour, dans vos pensées, et, la nuit, dans vos songes. Il est impossible que, les écoutant, vous n’ayez pas entendu parler de ce qui est arrivé à l’un d’eux.

— Hélas ! dit-elle, je suis au courant des choses autant qu’il est possible ; c’est mon ange gardien, justement, qui a perdu l’une de ses ailes.

— En vérité ? votre ange gardien ? voilà une singulière rencontre. Apprenez-moi, je vous prie, comment ce malheur lui est advenu.

— Par votre faute, je vous assure ! Vous vous souvenez de cette promenade que nous fîmes ensemble, l’autre soir, sous les citronniers où les étoiles tremblaient comme des fruits d’or ?

— Comment l’aurais-je oubliée ? C’est ce soir-là que vous permîtes à mes lèvres, pour la première fois, de toucher votre joue, et, depuis ce temps, j’ai la bouche parfumée comme si j’avais mangé des roses.

— Oui, ce soir-là, vous me donnâtes un baiser, mais, s’il me fut doux, il fut cruel à l’ange qui me suivait parmi les branches pour m’avertir et me défendre. L’une de ses ailes s’envola de lui, tandis que me frôlait votre caresse. C’est la loi des gardiens à qui le ciel confie les jeunes filles, d’être les premières victimes des péchés qu’elles font.

— Oh ! la fâcheuse loi ! Je m’imagine que votre ange, estropié, doit être fort marri.

— Plus que vous ne sauriez Je croire ! Penaud, chétif, incapable de retourner au ciel quand même il l’oserait, il se désole et pleure ; et j’ai le chagrin, la nuit, de ne pas rêver de vous, car il m’empêche de dormir, par ses lamentations.

— Il importe donc que nous lui rendions, à tout prix, son aile ! Je ne saurais me repentir du mal que j’ai fait, mais je voudrais pourtant qu’il eût un moyen de le réparer.

— Je pense qu’il y en a un, murmura-t-elle.

— Oh ! lequel ? dites vite !

— Il faudrait (elle parlait si bas qu’il l’entendait à peine), il faudrait remettre les choses en l’état où elles étaient avant la promenade sous les beaux citronniers. Mon ange a perdu son aile parce que j’ai reçu votre baiser ; il la reprendrait sans doute, si…

— Si ?… achevez, de grâce ?

— Si je vous le rendais !

En disant ces mots, frémissante et la pudeur aux joues, elle avait l’air d’une sensitive qui serait une rose ; et comme le prince s’approchait d’elle, extasié du moyen qu’elle avait imaginé, elle s’enfuit à travers les branches qui, secouées, éparpillèrent dans le soleil des gouttelettes de diamant et d’or.

Il courut, la rejoignit, la força de s’asseoir au pied d’un myrte plus grand que les grands chênes ; dans le mystère profond des bois, parmi le silence des nids qui se taisaient pour entendre, il lui parlait à genoux, comme on prie dans les temples.

— Vous que j’aime ! vous que j’adore ! pourquoi me fuir, après cette parole ! Ne m’avez-vous donné l’espérance de vos lèvres sur ma joue, que pour me laisser, plus amer, le désespoir de ne les avoir pas senties s’y poser, doucement ? Oh ! comme les fleurs sont ravies quand s’y ferme le vol d’un hélïas qui tremble ; c’est de délice que frémit l’eau rayée de libellules ; on ne peut concevoir la joie des feuilles qu’une colombe frôle. Mais combien je serais plus heureux que la fleur où le papillon se clôt, et que l’onde sous le tremblement des demoiselles, et que le feuillage caressé de plumés, si votre bouche, — ah ! votre bouche — m’effleurait de son souffle de rose !

Elle ne répondait pas, détournait la tête, ne voulait pas voir le cher visage d’enfant, épanoui comme le matin où elle aurait eu tant de plaisir à mettre un long baiser.

Il continua de parler, tristement :

— C’est donc que vous êtes bien cruelle, puisque vous ne voulez pas ! Je comprendrais que vous me refusiez l’incomparable joie que j’implore, s’il ne s’agissait que de moi, que vous n’aimez pas assez. Mais, ô méchante, vous ne songez donc pas à votre ange qui pleure son aile blanche ? Oubliez-vous qu’en me restituant le baiser reçu, vous lui rendriez le libre vol parmi les nuées et les étoiles de son paradis ? Comme il est malheureux, et comme il est à plaindre ! il se traîne sur le sol, au lieu de planer dans les aurores ; accoutumé à resplendir de jour, il est tout gris de poussière. Avez-vous jamais vu une tourterelle à demi morte qui veut regagner sa branche, et ne peut pas ? C’est à cet oiseau qu’il ressemble. Ah ! le pauvre. Si vous n’avez point pitié de moi, ayez pitié de lui, et résignez-vous à me rendre heureux, afin qu’il le soit !

Ce fut certainement à cette considération que céda l’hésitante jeune fille. Elle jugea que son devoir lui ordonnait de consentir au bonheur d’un homme pour le bonheur d’un ange ; et, lentement, avec ce retard des choses qui se savent désirées, ses lèvres s’approchèrent de la jeune joue en fleur. Elle s’y posèrent ! Un frémissement secoua les branchages. C’était l’ange qui s’envolait, avec deux ailes, joyeusement. Seulement les deux ailes, qui furent blanches, étaient roses, comme les deux baisers.