Les Morts bizarres/La Uhlane

Les Morts bizarresGeorges Decaux (p. 11-34).


LA UHLANE

À Michel de l’Hay

I

The blood-red blossom of war with a hearth of fire.
(Tennyson).


C’était après la déroute de Bourbaki dans l’Est. L’armée avait dû se jeter en Suisse, décimée, disloquée, épuisée, après cette épouvantable campagne dont la brièveté seule sauva cent cinquante mille hommes d’une mort certaine. La faim, le froid terrible, les étapes forcées sans souliers et dans la neige, par les affreux chemins de montagne, nous avaient plus particulièrement fait souffrir, nous autres francs-tireurs, qui allions en enfants perdus, sans tentes, sans distributions, toujours aux avant-postes quand on marchait vers Belfort, toujours à l’arrière-garde en revenant par le Jura. De notre petite troupe, forte de cent douze hommes au 1er janvier, il ne restait que vingt-deux malheureux, hâves, amaigris, déguenillés, quand nous pûmes enfin mettre le pied sur le territoire suisse.

Là, ce fut le salut, le repos. On sait quelle sympathique bonté fut témoignée à la pauvre armée française et de quels soins on nous entoura. Chacun se reprit à la vie, et ceux qui, avant la guerre, étaient des riches et des heureux, avouèrent que jamais bien-être ne leur avait paru plus doux que celui-ci. Songez donc ! on mangeait maintenant tous les jours et on dormait toutes les nuits.

Cependant la guerre continuait en France, dans tout l’Est qui avait été excepté de l’armistice. Besançon tenait encore l’ennemi en respect, et celui-ci s’en vengeait en ravageant la Franche-Comté. Parfois nous apprenions qu’il s’était approché tout près de la frontière, et nous voyions partir les troupes suisses qui devaient former entre lui et nous un cordon de surveillance.

À la longue, cela nous fit mal au cœur ; et, comme la santé et la force nous revenaient, nous eûmes bientôt la nostalgie du combat. C’était honteux et irritant de savoir là, à trois lieues de nous, dans notre malheureux pays, les Prussiens vainqueurs et insolents, de nous voir protégés par notre captivité, et de nous sentir par elle impuissants contre eux.

Un jour, notre capitaine nous prit à part cinq ou six, et nous parla longtemps et furieusement de cela. C’était un fier gaillard que ce capitaine ! Ancien sous-officier de zouaves, grand, sec, dur comme l’acier, fin comme l’ambre, il avait durant toute la campagne donné, comme on dit, du fil à retordre aux Prussiens. Il se rongeait dans le repos, et ne pouvait s’habituer à cette idée qu’il était prisonnier et qu’il n’avait plus rien à faire.

— Tonnerre de Dieu ! nous dit-il, est-ce que cela ne vous fait rien à vous, d’entendre dire comme cela qu’il y a à deux heures d’ici des zurlans (il prononçait toujours ainsi le mot uhlans) ? Cela ne vous remue rien dans le ventre, de savoir que ces gueux-là se promènent en maîtres dans nos montagnes, où cinq hommes bien déterminés pourraient en tuer une brochette tous les jours ? Moi, je ne peux plus y tenir, il faut que j’y aille.

— Mais, capitaine, comment y aller ?

— Comment ? C’est si difficile ! Comme si nous n’avions pas joué plus d’un bon tour depuis six mois ! Comme si nous n’étions pas sortis de bien des bois autrement gardés que la Suisse ? Le jour où vous voudrez passer en France, moi je m’en charge.

— Oui, passer peut-être ; mais qu’est-ce que nous y ferons, en France, sans armes ?

— Sans armes ? Nous en prendrons là-bas, parbleu !

— Vous oubliez le traité, objecta un autre ; nous risquons de faire arriver malheur aux Suisses, si Manteuffel apprend qu’ils ont laissé rentrer des prisonniers en France.

— Allons, dit le capitaine, tout cela c’est des mauvaises raisons. Moi je veux aller tuer des Prussiens, je ne vois que cela. Vous ne voulez pas faire comme moi, c’est bon ! Dites-le tout de suite. J’irai bien tout seul ; je n’ai besoin de personne.

Naturellement, on se récria, et comme il fut impossible de faire changer d’avis au capitaine, il fallut bien lui promettre d’aller avec lui. Nous l’aimions trop pour le quitter, lui qui ne nous avait jamais fait défaut, en quelque occasion que ce fût. L’expédition fut décidée.

II

Le capitaine avait son plan, qu’il ruminait depuis quelque temps déjà. Un homme du pays, qu’il connaissait, lui prêta une voiture et cinq vêtements de paysan. Dans les deux coffres du véhicule, deux de nous se blottirent, on mit par dessus de la paille, et on chargea le tout de fromage de Gruyères qu’on était censé aller vendre en France. Le capitaine dit aux sentinelles qu’il emmenait avec lui deux amis pour protéger sa marchandise en cas de vol, et cette précaution ne parut pas extraordinaire. Un officier suisse eut l’air de regarder la voiture d’un air malin. C’était pour en imposer à ses soldats. En somme, officier et soldats n’y virent que du feu.

— Hue ! Dia ! criait le capitaine en faisant claquer son fouet. Puis nos trois hommes parlaient en patois, fumant tranquillement leur pipe. Moi j’étouffais dans mon coffre où l’air n’entrait que par des trous sur le devant, et en même temps j’y gelais, car il faisait un rude froid.

— Hue ! Dia ! criait le capitaine, et la voiture de gruyères entra en France.

Les lignes prussiennes étaient fort mal gardées, l’ennemi se fiant à la surveillance des Suisses. Le sergent prussien parlait l’allemand du Nord. Notre capitaine parlait l’allemand corrompu des quatre cantons. Ils ne se comprenaient pas. Le sergent fit l’entendu, et pour faire croire qu’il comprenait, nous laissa continuer notre route.

Après sept heures de ce voyage bizarre, nous arrivions de nuit dans un petit village ruiné du Jura.

Qu’allions-nous faire ? Nous n’avions pour armes que le fouet du capitaine, pour vêtement que nos vareuses de paysans, pour nourriture que nos fromages de Gruyères. Notre seule richesse consistait en munitions, en paquets de cartouches que nous avions fourrés dans le ventre de quelques grosses meules de fromage. Nous possédions environ mille coups à tirer, soit deux cents chacun ; mais il nous fallait des fusils, et même des chassepots.

Heureusement, le capitaine était inventif et hardi. Voici ce qu’il imagina.

Tandis que nous restions à trois, cachés dans une cave du village abandonné, il continua son chemin avec la voiture vide et un homme jusqu’à Besançon. La ville était investie ; mais on peut toujours entrer dans une ville de montagne, en suivant les plateaux jusqu’à environ cinq lieues des murs, et en prenant alors à pied les sentiers et les ravins. Ils laissèrent la voiture à Ornans, au milieu des Prussiens, et en détalèrent la nuit, pour aller prendre les hauteurs qui bordent le Doubs. Ils entrèrent le lendemain à Besançon.

Là les chassepots ne manquaient point. Il y en avait encore 40,000 à l’arsenal, et le général Roland, un brave marin, souriant au projet téméraire du capitaine, lui fit donner six fusils et lui souhaita bonne chance. Le capitaine avait aussi trouvé là sa femme qui avait, avant la campagne de l’Est, fait toute la guerre avec nous, et que la maladie seule avait empêchée de continuer avec l’armée de Bourbaki. Elle était remise de ses fatigues, et, malgré le froid de plus en plus cruel, malgré les privations sans nombre qui l’attendaient, elle voulut à toute force repartir avec son mari. Il dut lui céder, et ils se mirent tous trois en route, lui, sa femme et notre camarade.

L’aller n’avait rien été comparativement au retour ; il fallait voyager la nuit, et éviter toute rencontre, maintenant que la possession de six fusils les rendait suspects. Et pourtant, huit jours seulement après nous avoir quittés, le capitaine et ses deux hommes étaient auprès de nous. Notre campagne commença.

III

La première nuit de son arrivée, il l’entama lui-même. Sous prétexte d’aller tâter le terrain, il descendit à la grande route.

Il faut vous dire que le village, qui nous servait de forteresse, était un petit amas de maisons mal bâties, pauvres, et depuis longtemps abandonnées. En temps ordinaire, il n’y habite guère que quelques bûcherons, et il n’y vient jamais personne. C’est sur un escarpement raide qui se termine en plateau boisé. Les gens du pays débitent ce bois, et le font glisser par gros quartiers le long des ravines en pente droite qu’on nomme coulées et qui mènent à la plaine ; là ils en forment des tas qu’ils vendent à des entrepreneurs deux fois l’an. Le lieu du marché est marqué par deux maisonnettes qui donnent sur la grande route et qui servent d’auberges. C’est là qu’était descendu le capitaine par une des coulées.

Il était parti depuis une demi-heure environ, et nous étions aux aguets en haut de la ravine, quand nous entendîmes un coup de feu. Le capitaine nous avait donné l’ordre de ne point bouger, et de venir seulement au son de sa trompe. Cette sorte de corne à bouquin, qu’on entendait d’une lieue, ne sonna pas, et malgré notre cruelle inquiétude, nous dûmes attendre en silence, l’arme au pied.

Descendre une coulée n’est rien ; on n’a qu’à se laisser glisser. La remonter est plus dur ; il faut grimper en s’accrochant aux branches d’arbres traînantes, à quatre pattes, comme qui dirait à la force des poignets. Une heure mortelle se passa ; il n’arrivait pas ; rien ne remuait sous les taillis. La femme du capitaine commençait à s’impatienter. Que pouvait-il faire ? Pourquoi n’appelait-il pas ? Le coup de feu entendu venait-il d’un ennemi, et avait-il tué ou blessé notre chef, son mari ? On ne savait que supposer.

À part moi, je pensais ou qu’il était mort ou que son affaire allait bien. J’étais seulement anxieux et curieux de savoir ce qu’il avait fait.

Tout à coup un son de trompe nous arriva, vibrant et sec. Mais nous restâmes surpris. Au lieu de venir d’en bas, comme nous l’attendions, il venait du village derrière nous. Que signifiait ceci ? Mystère ! Nous eûmes tous la même idée ; c’est que le capitaine avait été tué, et que les Prussiens sonnaient ainsi avec sa trompe pour nous attirer dans un piège.

Nous revînmes donc vers les maisons pas à pas, l’œil au guet, le doigt sur la gâchette, en nous cachant sous les branches.

Seule, la femme du capitaine, malgré nos prières, s’élança en avant comme une tigresse, en bondissant. Elle croyait avoir son mari à venger, et avait mis la baïonnette au bout du canon. Nous la perdîmes de vue au moment où un second appel retentissait.

Quelques minutes après, nous l’entendîmes nous crier :

— Arrivez ! arrivez ! il est vivant ! c’est lui !

Nous pressâmes le pas, et nous vîmes en effet, à l’entrée du village, le capitaine qui fumait sa pipe ; mais ce qui nous sembla étrange, il était à cheval.

— Eh ! eh ! nous dit-il, vous voyez bien qu’il y a quelque chose à faire par ici. Me voici déjà monté, j’ai dégoté là bas un zurlan, et j’ai pu prendre son cheval. Figurez-vous qu’il y en avait dans l’auberge toute une petite bande. Ils gardent probablement la grande route, mais c’est en buvant et godaillant à gogo. Je me suis approché au son de leur voix. L’un d’eux, de sentinelle à la porte, n’eut pas le temps de me voir, que je lui flanquai un berlingot dans la paillasse ; puis, avant que les autres fussent là, je sautais à cheval et filais comme un dard. Ils ont voulu me suivre à huit ou dix, que je crois ; mais j’ai attrapé les chemins de traverse, sous le fourré ; je me suis un peu déchiré, et me voici. Je suis venu par le tournant de la Croix-Verte, vous savez bien, en prenant le village à revers. Maintenant, mes lapins, attention et gare ! Ces brigands là n’auront plus de cesse qu’ils ne nous aient trouvés, il faut les recevoir à bons coups de fusil. Allons ! à nos postes !

Nous voilà en observation. Un de nous s’installe seul, en sentinelle perdue, en grand’garde pour ainsi dire, au tournant de la Croix-Verte ; c’est encore loin du village. Je suis placé à l’entrée même de la grande rue, du côté où le chemin du plat pays arrive aux maisons. Les deux autres, le capitaine et sa femme étaient au milieu du village, près de l’église, dont le petit clocher servait d’observatoire et de citadelle.

Nous n’étions pas là depuis longtemps, quand nous entendons un coup de feu, suivi d’un, puis deux, puis trois. Le premier est évidemment un chassepot ; cela s’entend au crachement sec de la détonation qui ressemble à un coup de fouet. Les trois autres viennent des pistolets-carabines dont se servent les uhlans.

Le capitaine est furieux. Il avait donné l’ordre au poste avancé de la Croix-Verte de laisser passer l’ennemi, de le suivre seulement de loin s’il marchait vers le village, et de venir me rejoindre quand la petite troupe serait bien engagée dans les maisons. Alors, on devait se montrer tout à coup, prendre la patrouille entre deux feus et n’en pas laisser échapper un seul homme. À six, nous faisions une sorte de mouvement tournant et aurions entouré même dix Prussiens au besoin.

— Sacré Piédelot, disait le capitaine, ce bougre là vient de leur donner l’éveil, et ils n’oseront plus s’avancer à l’aveuglette. Et puis lui, je suis sûr qu’il s’est fait mettre une prune dans quelque membre ; on ne l’entend ni appeler, ni riposter. C’est bien fait, il n’avait qu’à obéir.

Puis, après un moment, il grommelait dans sa barbe : — Ce pauvre garçon tout de même, il est si brave ! et il tire si bien !

Le capitaine avait raison dans ses prévisions. Nous attendîmes jusqu’au soir, sans voir les uhlans. Ils s’étaient retirés à la première attaque. Malheureusement, nous n’avions pas vu non plus Piédelot. Était-il prisonnier ? ou mort ? La nuit venue, le capitaine proposa d’aller à la découverte. Nous partîmes à trois. Au tournant de la Croix-Verte il y avait du sang, un fusil brisé ; le sol était piétiné ; on s’était rudement battu là. Mais il n’y avait ni blessé ni cadavre. Nous nous mîmes à battre tous les buissons d’alentour. Rien encore !

À minuit nous revenions sans aucun renseignement sur notre malheureux camarade.

— C’est tout de même fort, grondait le capitaine. Ils doivent l’avoir tué et jeté dans quelque broussaille. Il n’est pas possible qu’ils l’aient pris. Il aurait appelé. Je n’y comprends rien.

Comme il disait ces mots, une belle flamme rouge s’éleva dans la direction de l’auberge sur la grande route, et illumina le ciel.

— Gredins ! lâches ! hurla-t-il. Je parie que pour se venger, ils mettent le feu aux deux maisons du marché. Et puis ils ficheront le camp sans rien dire. Avec un homme tué et deux masures qui flambent, ils sont contents. Eh bien cela ne se passera pas comme ça. Il faut y aller, cela les embêtera de quitter leur feu de joie pour se battre.

— Si nous pouvions en même temps délivrer Piédelot, dit quelqu’un, quelle chance !

Et on partit tous les cinq, pleins de colère et d’espoir. En vingt minutes, nous avions glissé dans la coulée jusqu’en bas ; et nous étions à cent pas de l’auberge que nous n’avions encore vu personne. Le feu était derrière la maison, et le reflet seul, au-dessus du toit, était visible pour nous. Cependant nous marchions assez lentement, craignant un piège, quand nous entendîmes la voix bien connue de Piédelot. Mais elle était étrange, à la fois sourde et vibrante, étouffée et claire, comme s’il criait de son plus haut avec des chiffons dans la bouche. Il avait l’air de râler et de siffler, et le malheureux disait : Au secours ! au secours !

Au diable la prudence ! En deux bonds nous étions derrière l’auberge. Un épouvantable spectacle nous y attendait.

IV

Piédelot brûlait vif. Au centre d’un de ces tas de bois fait par les bûcherons, il se tordait, attaché à un pieu, et la flamme le mordait de ses langues aiguës. Quand il nous vit, sa voix lui resta au gosier, il baissa la tête et sembla mourir.

Renverser le foyer, éparpiller les tisons, couper les liens, fut l’affaire d’un moment.

Pauvre ami ! dans quel état nous le retrouvions. Il avait eu la veille l’avant-bras gauche brisé, et depuis il semblait qu’on l’eût bâtonné, moulu de coups, tant son malheureux corps était bouffi et couvert de cicatrices, de bleus, de sang. La flamme avait commencé aussi son œuvre sur lui, et il avait particulièrement deux énormes brûlures, l’une au bas du dos, sur le gras des reins, l’autre à la cuisse droite. Sa barbe et ses cheveux étaient roussis. Pauvre Piédelot !

Oh ! quelle rage nous empoigna alors ! Comme nous nous serions jetés tête baissée au milieu de cent mille Prussiens ! Comme nous avions soif de vengeance ! Mais les lâches s’étaient enfuis, laissant leur crime derrière eux. Où les trouver maintenant ?

En attendant, la femme du capitaine soignait et pansait de son mieux Piédelot, dont le capitaine serrait fiévreusement la main. Au bout de quelques minutes il revint à lui.

— Bonjour, capitaine, dit-il, bonjour les amis ! Ah ! les coquins ! les gueux ! Dire qu’ils sont venus à vingt pour nous surprendre ?

— Vingt, dis-tu ?

— Oui, toute une bande ! c’est pour cela que j’ai désobéi, mon capitaine, et que j’ai tiré sur eux. Ils vous auraient massacrés tous en arrivant. J’ai mieux aimé les arrêter. Cela leur a fait peur, et ils n’ont pas osé aller plus loin que la Croix-verte. Ils sont si lâches ! Ils m’ont tiré à quatre, comme à la cible à vingt pas ; puis, ils me sont tombés dessus à coups de sabres. J’avais le bras cassé, je ne pouvais me servir de ma baïonnette que d’une seule main.

— Mais pourquoi n’as-tu pas appelé au secours ?

— Je m’en serais bien gardé. Vous seriez venus, et n’auriez pu me défendre, ni vous défendre vous mêmes, à cinq contre vingt.

— Tu sais bien que nous ne t’aurions pas laissé prendre, mon pauvre vieux.

— J’ai mieux aimé mourir seul, voyez-vous ! Je ne voulais pas vous attirer là. Ç’aurait été un guet-apens.

— Allons ! ne parlons plus de cela. Te sens-tu un peu mieux ?

— Non ! non ! j’étouffe. Je sais bien que je n’en ai plus pour longtemps. Les gueux ! ils m’ont attaché à un arbre, et m’ont battu tant que je me suis trouvé mal ; ils secouaient mon bras cassé. Mais je ne criais pas. J’aurais mieux aimé me manger la langue, que de crier devant eux… Maintenant, je peux dire ce que je souffre, je peux pleurer. Cela me fait du bien. Merci, mes bons amis !

— Pauvre Piédelot ! nous te vengerons, va !

— Oh ! oui ! cela, je le veux. Il y a surtout parmi eux une femme, celle du pante que le capitaine a tué hier. Elle est habillée en uhlan ; c’est elle qui m’a le plus martyrisé. C’est elle qui a proposé de me faire brûler. C’est elle qui a mis le feu au bois. Coquine ! brute !… Oh ! comme je souffre ! mes reins ! mon bras !

Et il retomba épuisé, pantelant, se tordant sous l’agonie épouvantable qui le torturait. La femme du capitaine lui essuyait le front. Nous pleurions tous comme des enfants, de douleur et de rage.

Je ne vous raconterai point la fin. Il mourut une demi-heure après. Avant de passer, il nous avait dit vers quel point avait détalé la bande. Nous prîmes le temps de l’enterrer, et nous nous lançâmes à leur poursuite, furieux.

— Nous nous jetterons au cœur de l’armée prussienne, s’il le faut, avait dit le capitaine ; mais nous vengerons Piédelot. Il nous faut ces gredins-là. Jurons de mourir plutôt que de ne pas les trouver. Et si je suis tué avant vous, voici mes ordres : tous les prisonniers faits par nous seront fusillés immédiatement. Quant à la uhlane, on la violera avant de la passer par les armes.

— Il ne faut pas la fusiller, dit la femme du capitaine. C’est une femme. Si tu vis, tu ne voudras pas fusiller une femme, l’outrager suffira. Mais si tu meurs dans cette poursuite, je veux une chose, moi ; c’est me battre avec elle. Je la tuerai de ma main. On en fera ce qu’on voudra, si elle me tue.

— Nous la violerons ! nous la brûlerons ! nous la déchirerons en morceaux ! Piédelot sera vengé, œil pour œil, dent pour dent.

Et nous partîmes.

V

Le lendemain matin nous tombions à l’improviste sur un poste perdu de uhlans à quatre lieues de là. Surpris par notre brusque attaque, ils ne purent ni monter à cheval, ni même se défendre. En deux temps et trois mouvements, nous avions cinq prisonniers, autant que nous étions d’hommes.

Le capitaine les interrogea. Sur leurs réponses, on fut certain que c’étaient ceux de la veille. Alors eut lieu une bizarre opération. L’un de nous s’assura des sexes. Rien ne peut peindre notre joie féroce quand on découvrit parmi eux ce que nous cherchions, la femme-bourreau qui avait torturé notre ami.

Les quatre autres furent fusillés sur-le-champ, le dos tourné, à bout portant.

Puis on s’occupa de la uhlane !… qu’en ferait-on ? Je dois l’avouer, nous étions tous pour la fusillade. La haine, le désir de venger Piédelot, avaient éteint en nous toute pitié. Nous avions oublié que nous allions tuer une femme. Ce fut une femme qui nous le rappela : celle du capitaine. On se décida, sur ses instances, à garder la uhlane prisonnière.

Pauvre femme du capitaine ! Elle devait être bien punie de cette clémence.

Le lendemain, nous apprenions que l’armistice était étendu à la région de l’Est, et nous dûmes mettre un terme à notre petite campagne, que nous voulions continuer sur de nouveaux frais. Deux d’entre nous, qui étaient des environs, retournèrent chez eux. Nous ne restâmes plus que quatre en tout : le capitaine, sa femme et deux hommes. Nous étions de Besançon, qui restait investi malgré l’armistice.

— Demeurons ici, avait dit le capitaine. Je ne peux m’imaginer qu’on va comme cela finir la guerre. Que diable, il y a encore des hommes en France, et voici le printemps qui arrive. L’armistice n’est qu’un piège tendu aux Prussiens. On refait une armée pendant ce temps-là, et on va un beau matin leur retomber sur le poil. Nous serons prêts, et nous avons un otage, restons.

Nous établîmes là nos quartiers. Il faisait un froid terrible, et nous sortions peu ; il fallait que quelqu’un gardât toujours à vue la uhlane.

Elle était sombre, ne disait jamais rien, ou parlait de son mari que le capitaine avait tué. Elle regardait toujours celui-ci avec des yeux féroces, et nous sentions qu’un cruel besoin de vengeance la tourmentait. Cela nous semblait la meilleure punition des affreux tourments qu’elle avait fait subir à Piédelot. La vengeance impuissante est une si grande douleur !

Hélas ! nous qui avions su venger notre camarade, nous aurions dû penser que cette femme saurait venger son mari, et nous tenir toujours sur nos gardes.

Il est vrai que chaque nuit un d’entre nous veillait, et que les premiers jours on liait tous les soirs la uhlane par une corde assez longue, au gros banc de vieux chêne qui était scellé dans le mur. Mais peu à peu, comme malgré sa haine sourde elle n’avait jamais essayé de fuir, on se relâcha de cette excessive prudence. On la laissa coucher ailleurs que sur le banc, et sans liens. Qu’y avait-il à craindre ? Elle était au fond de la salle, un homme veillait à la porte, et entre elle et cette sentinelle étaient couchés la femme du capitaine et les deux autres hommes. Elle était seule contre quatre, et sans armes. Il n’y avait pas de danger.

Une nuit, nous dormions, le capitaine était de garde, la uhlane s’était tranquillement blottie dans son coin, plus calme même qu’à l’ordinaire ; elle avait souri ce soir-là pour la première fois depuis sa captivité.

Tout à coup, au milieu de la nuit, nous sommes brusquement réveillés par un cri épouvantable. On se lève, à tâtons, et à peine a-t-on le temps de se lever, qu’on se heurte à un couple furieux qui roulait par terre, dans la salle, en se débattant. C’était le capitaine et la uhlane.

Nous nous jetons sur eux, nous les séparons en un moment. La uhlane hurlait et ricanait ; le capitaine avait l’air de râler. Tout cela dans l’ombre. Deux d’entre nous la contiennent. On allume, on regarde. Horreur ! Le capitaine était affaissé par terre, dans une mare de sang, avec une énorme blessure au cou. Son sabre-baïonnette, arraché de son fusil, était planté dans la plaie béante et rouge.

Quelques minutes après, sans avoir eu le temps de dire un mot, il mourut.

Sa femme ne pleurait pas. Elle avait l’œil sec, la gorge contractée, et fixait la uhlane avec une férocité calme qui faisait peur.

— Cette femme m’appartient, nous dit-elle tout à coup. Vous m’avez juré, il n’y a pas huit jours, de me la laisser tuer à mon gré si elle tuait mon mari. Il faut tenir votre serment. Vous allez l’attacher solidement dans l’âtre, debout contre le fond de la cheminée, puis vous vous en irez où vous voudrez, mais loin d’ici. Je me charge de ma vengeance. Laissez le corps du capitaine. Nous resterons ici tous les trois, lui, elle et moi.

Nous obéîmes, et nous nous en allâmes. Elle nous avait promis de nous écrire à Genève, où nous retournions.

VI

Deux jours après, je recevais la lettre suivante, qui était datée du lendemain de notre départ, et avait été écrite à l’auberge de la Grande-Route :

Mon ami,

Je vous écris selon ma promesse. Je suis pour le moment à l’auberge où je viens de remettre à un officier prussien ma prisonnière.

Il faut vous dire, mon ami, que cette pauvre femme laisse là-bas, en Allemagne, deux enfants. Elle avait suivi son mari, qu’elle adorait, ne voulant pas le savoir exposé seul aux hasards de la guerre, et les enfants étaient restés auprès des grands parents.

Voilà ce que je sais depuis hier, et ce qui a changé mes idées de vengeance en idées plus humaines.

Au moment où je me plaisais à insulter cette femme, à lui promettre d’affreux tourments, à lui rappeler Piédelot brûlé vif, et à lui préparer le même supplice, elle me regarda froidement et me dit :

— Qu’as-tu à me reprocher, femme française ? tu crois bien faire en vengeant ton mari, n’est-ce pas ?

— Oui, lui répondis-je.

— Eh bien ! j’ai fait en le tuant ce que tu vas faire en me brûlant. J’ai vengé le mien. C’est ton mari qui l’avait tué.

— Alors, lui dis-je, puisque tu approuves cette vengeance, prépare-toi à la subir.

— Je ne la crains pas.

Et de fait, elle ne semblait pas avoir perdu courage. Sa figure était sereine, et c’est sans frémir qu’elle me regardait ramasser du bois, des feuilles sèches, et vider fiévreusement la poudre des cartouches qui devait servir à rendre plus cruel son bûcher.

J’hésitai un moment à poursuivre. Mais le capitaine était là, sanglant, la figure blême, qui me regardait de ses grands yeux vitreux. Je donnai un baiser à ses lèvres pâles, et je me remis à l’œuvre.

Soudain en relevant la tête, je vis que la uhlane pleurait. Cela m’étonna.

— Tu as donc peur ? lui dis-je.

— Non ; mais en te voyant embrasser ton mari, j’ai pensé au mien et à tous les êtres que j’aime.

Elle continuait à sangloter. Elle s’arrêta brusquement et me dit en mots entrecoupés, presque à voix basse :

— Est-ce que tu as des enfants, toi ?

Un frisson me parcourut le corps. Je compris que la pauvre femme en avait. Elle me dit de regarder dans un portefeuille, qui se trouvait sur sa poitrine. Il y avait deux photographies de tout jeunes enfants, un garçon et une fille, avec ces bonnes et douces figures joufflues de bébés allemands. Il y avait aussi deux mèches de cheveux blonds. Il y avait encore une lettre écrite en gros caractères, d’une main peu exercée, et commençant par les mots allemands qui signifient « ma petite mère. »

Je ne pus retenir mes larmes, mon cher ami. Je la détachai, et, sans oser regarder la face de mon pauvre mort qui restait sans vengeance, je descendis avec elle jusqu’à l’auberge.

Elle est libre. Je viens de la quitter, et elle m’a embrassée en pleurant. Je remonte trouver mon mari. Venez au plus vite, mon cher ami, chercher nos deux cadavres.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je partis en toute hâte. Quand j’arrivai, il y avait autour de la maisonnette du village, une patrouille prussienne. Je demandai des renseignements. On me dit que là-dedans étaient un capitaine de francs-tireurs, et sa femme, morts. Je déclinai leurs noms ; on vit que je les connaissais ; et je demandai alors à me charger de leur sépulture.

— Quelqu’un s’en est déjà chargé, me fut-il répondu. Entrez, si vous voulez, puisque vous les avez connus. Vous vous entendrez avec leur amie pour les funérailles.

J’entrai. Le capitaine et sa femme étaient couchés côte à côte, sur un lit, sous un drap. Je le soulevai et vis que la femme s’était fait au cou la même blessure que celle dont son mari était mort.

Au chevet du lit, veillant et pleurant, était la personne qu’on m’avait désignée comme leur amie. C’était la uhlane.