Les Morts bizarres/Juin, juillet, août

Les Morts bizarresGeorges Decaux (p. 35-40).


JUIN, JUILLET, AOÛT

À Coquelin Cadet


Aimez-vous les uns les autres.
(Nouveau Testament).


C’était un égoïste méticuleux.

Il portait de la flanelle et du caoutchouc, suivait un régime, se purgeait à époque fixe, faisait tout par poids et par mesures, et avait réglé sa vie comme un papier de musique.

Il savait par cœur les préceptes de l’école de Salernes, et tenait pour paroles d’Évangile les dictons populaires qui ont rapport à la santé.

Pas de parentés gênantes, pas de liaisons embarrassantes. Il ne prenait de l’amitié et de la camaraderie que ce qu’il en faut pour égayer l’existence. Il aurait sacrifié le monde entier à son confortable.

Un jour pourtant il fut obligé de rompre avec ses chères habitudes. Un gros héritage à faire l’appelait en Amérique. Il n’y avait pas à hésiter. C’était un petit mal pour un grand bien. Grâce à un déplacement et à des ennuis, peu importants en somme, il gagnait du coup de quoi traiter en roi son égoïsme.

Il s’embarqua, mais non sans être muni de tout ce qui pouvait rendre le voyage moins pénible : provisions de gourmandise, pharmacie de poche, ceinture hypogastrique contre le mal de mer, appareil de sauvetage en cas de tempête.

Malgré tout, il n’eut pas de chance.

Les provisions furent avariées par l’embrun, la pharmacie fut brisée par un coup de roulis, la ceinture donna plus de ressort aux vomissements.

Seul, l’appareil de sauvetage fut utile.

On fit naufrage en effet. Près d’arriver au port, le navire toucha contre un écueil et sombra.

Mais il mit un quart d’heure à s’enfoncer, et notre homme eut le temps de s’armer contre la mer. Il revêtit son costume de gutta-percha, l’enfla de son souffle suffisamment pour en faire une vessie, et réussit à surnager.

Un compagnon d’infortune, que sur le bateau il avait traité comme un ami, voulut s’accrocher à lui : il le repoussa avec indignation.

Une pauvre mère, qui élevait au-dessus des flots un nourrisson, le lui tendit en s’engloutissant sous une vague. Il le prit, et le laissa retomber après s’être emparé de son biberon.

Il était devenu féroce pour sauver sa précieuse peau. Il eut de la peine à la sauver. Rejeté au large par le reflux, il vit la terre sans pouvoir y aborder. Battu par les vents et les marées, il se défendit deux jours contre les vagues. Il avait l’estomac vide, le sang à la tête, la fièvre au pouls, les membres raidis par le froid. Un autre, moins tenace, eût dégonflé sa machine et se fût laissé couler, plutôt que d’endurer les tortures qu’il supporta. Mais lui eut le courage de son égoïsme, et ne voulut pas renoncer à la vie.

Enfin, il put être rejeté au rivage. Exténué, mourant, il saisit le roc de ses mains crochues, et réunit toutes ses forces pour crier au secours.

Il faisait nuit. On ne venait pas.

— Hélas ! pensait-il, maintenant que je pourrais être sauvé, vais-je mourir ici ? Ah ! si j’avais la force de me traîner jusqu’à ces maisons où ma voix n’arrive pas ! Ah ! si seulement je pouvais manger un peu ! la force me reviendrait.

Comme il pleurait de rage et d’impuissance, ses doigts rencontrèrent sur le roc des coquillages, des moules, des huîtres. La faim donne de la vigueur. Il eut assez d’énergie pour les arracher et les ouvrir. C’était le secours demandé, c’était la force, c’était la vie.

Prudemment, sagement, sans gloutonnerie, il mangea la chair savoureuse et put se repaître.

Ainsi réconforté, il se remit à crier. Cette fois, sa voix plus sonore fut entendue. Des pêcheurs vinrent le chercher, et bientôt il fut installé sur un bon lit, près d’un large feu. On lui fit prendre un cordial qui acheva de le ranimer.

Il était sauvé !!!

Tout à coup une douleur atroce éteignit le sourire sur ses lèvres. Ses yeux se retournèrent, ses membres furent crispés. Une crampe d’estomac, suivie d’une tranchée, lui secoua tout le corps. Il avait le feu aux intestins, le ventre tordu.

On appela un vieux médecin des environs.

Parmi les hoquets, les grincements de dents, les sursauts, le malade raconta son naufrage et les quarante-huit heures passées sans aliment, dans l’eau glaciale.

— Ce n’est pas cela, dit le praticien. Voyons, vous avez pris quelque chose depuis que vous êtes ici ?

— Nous lui avons donne un peu de rhum dans du bouillon, interrompirent les pêcheurs.

— Ce n’est pas cela non plus, répondit l’Esculape. Ah ! par exemple, voilà qui est curieux. C’est un cas vraiment bizarre.

— Quoi donc ? quoi donc ? murmurait le malade en proie aux affres de la mort.

Mais le médecin ne lui répondait pas, et, absorbé par sa pensée, marmottait entre ses dents :

— J’ai déjà vu des noyés par asphyxie, mais c’est la première fois que je vois un noyé par empoisonnement.

— Empoisonnement ! cria notre homme. Empoisonnement ! Ah ! j’y suis. Dans quel mois sommes-nous ?

— En juin.

Comme atterré par ce renseignement, il se mit à sangloter. C’étaient les hoquets de l’agonie ! Et l’on prit pour les soupirs du râle le dicton incompréhensible qu’il prononça en mourant :

Juin, juillet, août,
Ni huîtres, ni femmes, ni choux.