Les Morts bizarres/La Machine à métaphysique

Les Morts bizarresGeorges Decaux (p. 263-277).


LA MACHINE À MÉTAPHYSIQUE

À Paul Bourget

I

Fiat lux !
(Un inconnu.)

Pourquoi dit-on que je suis fou ?

Parce que je ne vis pas absolument comme tout le monde, parce que je ne joue pas mon rôle de mouton de Panurge, parce que je reste enfermé des semaines, des mois entiers, est-ce une raison pour m’appeler fou ? Sait-on pourquoi je vis ainsi ? quelqu’un s’est-il demandé ce que je faisais dans ma solitude ? Et si quelqu’un a voulu le savoir, et si je n’ai point voulu le dire, est-ce une raison pour m’appeler fou ?

Je crois au contraire être un sage, grâce à la vie que j’ai toujours menée, grâce surtout à l’idée que j’ai conçue dans cette vie. Certes, quand cette idée commença de naître en moi, je n’étais point fou.

J’avais beaucoup lu, beaucoup étudié. Les philosophes m’attiraient particulièrement. Mais je n’aime pas les philosophes de nos jours ; car ils ne sauraient être vraiment philosophes. Pour concevoir un système, il faut la vie contemplative, solitaire, absorbée. Or, comment voulez-vous trouver ces conditions d’étude dans notre monde remuant, où l’on respire par tous les pores la distraction ? Je me plaisais donc au commerce des philosophes anciens. Par un raffinement d’étude, je recherchais ceux dont les œuvre mutilées ne nous sont arrivées que par fragments, ou à travers des traductions, Leucippe, Démocrite, Empédocle, Héraclite, Parménide. J’éprouvais une joie singulière à reconstruire ces vieux systèmes à l’aide des débris qui en restent, comme Cuvier a reconstruit avec quelques os les espèces antédiluviennes. Les hommes qui s’occupent de ces choses pourront seuls comprendre le bonheur que j’eus à retrouver ainsi la théorie des Homéoméries d’Anaxagore et quelques autres. À côté de ces fragments, je chérissais aussi les systèmes complets, mais si obscurs, des mystiques et des théologiens, subtiles profondeurs où plonge avec délices un esprit rompu aux exercices métaphysiques. Les Alexandrins, Plotin, Porphyre et Jamblique, m’ont ravi ; et j’ai goûté des voluptés ineffables avec saint Anselme et saint Thomas d’Aquin.

Si je parle de toutes ces lectures, dont la moindre suffit à prouver un savant, ce n’est pas pour en tirer vanité ; c’est d’abord pour montrer que j’étais simplement un travailleur et non un fou ; et c’est surtout pour expliquer comment naquit en moi l’idée dont je parlais tout à l’heure. Voici !

Dans toutes ces lectures je remarquai une chose, qui est le point de départ de mon système : à savoir qu’au milieu des hypothèses cosmogoniques et théologiques, l’esprit humain se meut moins par raisonnement que par intuition. Il ne s’agit point ici de syllogismes, puisqu’on ne va pas du connu contenant à l’inconnu contenu. Il s’agit de poser l’inconnu contenant, c’est-à-dire, en d’autres termes, de voir l’absolu. Prouver ne signifie rien ; il faut voir. On voit ou on ne voit pas. Je l’expérimentais à chaque instant sur moi-même. Telle affirmation, où jusqu’alors je n’avais pu saisir aucun sens, s’illuminait tout à coup pour moi après une longue méditation. L’absurde devenait une vérité évidente. J’éprouvais ce que devrait ressentir un aveugle, à qui l’on aurait longuement expliqué les couleurs sans pouvoir lui rien faire entendre, et dont les yeux s’ouvriraient soudainement.

Si je comprenais par ce procédé les vérités métaphysiques, c’est donc qu’elles avaient aussi été découvertes par ce procédé : tel fut mon premier pas. J’en inférai que l’absolu était pour nous non une conclusion, mais une apparition. Un fait, au premier abord bizarre et déraisonnable, me donna raison : je veux parler du sens extra humain que prennent parfois les mots. Un mot, un assemblage de mots, une phrase, est là, devant moi ; cela fait une absurdité ; on dirait des hiéroglyphes ; je répète le mot, la phrase, sans plus y attacher aucun sens ; je cloue en quelque sorte mon esprit à la forme matérielle du mot, à l’image des signes alphabétiques, au son des syllabes ; une semaine, un mois, plusieurs mois de suite, il m’arriva de me faire ainsi volontairement hanter par une absurdité incompréhensible ; un beau jour, le sens humain de cette absurdité s’oblitérait, la forme et le son du mot se faisaient symboles, et je comprenais l’incompréhensible.

J’avais trouvé la clef de la métaphysique.

Je ne raconterai pas comment peu à peu l’idée se précisa, au point de se condenser en théorie. Outre que cela serait trop long, il y a dans les lentes et ténébreuses transformations d’une idée tout un labyrinthe de réflexions dont on perd le fil quand on en est sorti. Après avoir montré comment je fus conduit à la porte de ce labyrinthe, je dirai seulement ce que j’ai trouvé à la sortie : mon système de la Métaphysique sensible.

Jusqu’ici, dans l’homme, on n’a considéré que trois choses : les sens, la conscience et la raison. Pour rendre plus claire la suite de mon discours, j’appellerai les sens proprement dits sens externes, en tant qu’ils s’appliquent aux objets extérieurs, et je réunirai la conscience et la raison sous le nom de sens internes, en tant qu’ils s’appliquent l’un et l’autre au moi et à ses modifications.

L’erreur métaphysique qui pèse encore sur nous devient ainsi palpable : les matérialistes appliquent les sens externes, et les spiritualistes les sens internes, à l’absolu. Or, l’absolu n’est ni dans les objets extérieurs ni dans le moi. De là l’impuissance des recherches humaines sur l’absolu, impuissance qui a été constatée de tout temps. Les sceptiques ont tranché la question en niant la métaphysique. Les chercheurs sincères ont essayé de sortir de l’erreur, les mystiques par l’extase, et les théologiens par la foi. Mystiques et théologiens étaient dans le vrai en cherchant un moyen nouveau ; mais les uns et les autres retombaient dans l’erreur en soumettant l’extase et la foi aux procédés de la raison.

Un seul homme, avant moi, a soupçonné le procédé infaillible qui mène à l’Absolu. C’est le théologien Thomassin, qui a écrit ces mots :

Mens, sola sibi reddita, naturæ suæ ingenium et præstantiam totam obtinens, naturaliter ominatur SENTIT que summum aliquid et INEXCOGITABILE principium.

L’âme, rendue à elle-même, seule, en possession de tout son être et de toute sa puissance, perçoit naturellement et SENT ce quelque chose, ce principe souverain INACCESSIBLE À LA RAISON.

Les mots sont précis, et je crois que l’intelligence la plus vulgaire les peut comprendre. Cette phrase rendra tout à fait simple ce qui me reste à dire pour compléter ma théorie, qui peut maintenant s’exposer dans une seule affirmation :

À côté des sens externes et des sens internes, il y a un autre sens, à la fois interne et externe, saisissant son objet comme les sens externes, immatériel comme les sens internes, n’ayant absolument rien de commun avec les uns et les autres, et qui est le SENS DE L’ABSOLU.

Mais que dis-je ? qu’ai-je écrit là ? En vérité, la peur me prend. J’ai tenu mon esprit aussi calme que j’ai pu, pour expliquer simplement ma découverte. Maintenant que cela est fait, je suis terrifié. Ai-je bien lu ce que je viens d’énoncer ? C’est comme si j’écrivais que l’homme a un troisième œil ! C’est pis encore : j’ai écrit que l’homme avait un nouveau sens. Monstruosité ! Il me semble que j’entends rire autour de moi. On dit fou, fou, fou ! Je suis bien lucide, cependant. Mon cerveau est sain, j’en suis sûr. Non, je ne suis pas fou, ce n’est pas vrai. Je vois. Je vois, vous dis-je. Mais ils ne voudront pas croire que je vois, puisqu’ils sont aveugles. Malheur ! malheur ! qui donc m’écoutera sans rire ? Comment montrer cela ? Cela est néant pour eux. Les yeux ne le voient point. Les oreilles ne l’entendent point. Les mains ne le touchent point. La conscience n’en parle point. Horreur ! la raison elle-même ne le peut point comprendre. Ah ! tu vois bien, tu avoues que tu es sorti de la raison, tu es fou ! Non, non, mille fois non. Qui donc m’appelle fou ? Vous mentez ! tout le monde rit, n’est-ce pas ? Eh bien ! si je suis fou, je le serai jusqu’au bout ; j’en mourrai s’il le faut ; mais, ce que je vois, vous le verrez aussi. Mon sens de l’absolu est là, il vit, il est. Ce sens nouveau, je l’exercerai, je lui sacrifierai tout, j’écrirai les choses qu’il me révélera, et ces choses seront si prodigieuses, si resplendissantes, si vraies, que le monde en sera ébloui. Il faudra bien qu’on m’écoute, quand on entendra l’Apocalypse évidente !

L’analogie m’offrit immédiatement le moyen d’exercer vigoureusement ce nouveau sens. Je remarque que les aveugles ont le sens du toucher extrêmement délicat, et que les sourds en revanche arrivent à comprendre par les yeux, au mouvement des lèvres, les mots qu’ils n’entendent pas. Il devenait facile d’en conclure que l’atrophie d’un sens profitait aux autres.

Je compris alors pourquoi les prêtres de Bouddha s’astreignent à l’immobilité solitaire et silencieuse, et je ne trouvai plus ridicule la position de ces voyants absorbés par leur nombril. Ils cherchent dans l’extase contemplative l’oubli du monde sensible. Malheureusement l’extase ne dure pas ; et, malgré leur héroïsme, ces immobiles ont des sensations dans l’intervalle des accès cataleptiques. Puis n’eussent-ils même que des sensations indistinctes et confuses, ils ont toujours à l’intérieur la Conscience et la Raison qui travaillent, et ainsi ils sont perpétuellement distraits, sinon par les sens externes, au moins par les sens internes.

Il fallait donc trouver un état dans lequel l’esprit ne serait occupé ni de sensations ni de pensées.

Était-ce possible ?

Pour les sensations, oui. Rien de plus facile, avec une volonté ferme et résolue, que de se rendre aveugle, sourd, et muet. C’est une affaire de nerfs à paralyser, rien de plus. Le jour où je voudrais, je pourrais me priver de mes sens, en ne conservant du toucher que ce qu’il en faut pour écrire dans l’ombre mes visions. Ainsi j’arriverais à n’avoir plus que des souvenirs de sensations qui s’effaceraient peu à peu dans une mémoire laissée sans culture de ce côté.

Pour les pensées, la chose devenait moins facile. Cesser de penser, n’est-ce point cesser d’être ? Oui, au sens vulgaire du mot ; mais non, au mien. Qu’avais-je besoin des modes de penser en usage ? Que m’importait le raisonnement sous toutes ses formes ? Donc il fallait cesser de penser, ou du moins penser le moins possible. Pour cela, pour me guérir de cette maladie, j’avais le remède tout prêt dans l’idée fixe. L’idée fixe, c’est l’atrophie de toutes les idées au profit d’une seule. Cela rentrait dans mon régime d’atrophie des sens.

Ce régime, qui allait devenir le mien, se réduisait donc à ceci : annihiler, autant que faire se pourrait, tous mes sens internes ou externes, pour laisser le jeu libre et pour donner une excessive acuité au sens de l’absolu.

Restait, avant d’entreprendre le grand œuvre, à préciser les circonstances où ce sens avait le plus de vigueur et le plus de commodité à s’exercer. Mes réflexions et mes recherches furent longues sur ce point. Un souvenir de ma jeunesse me mit sur la voie de ce que je désirais trouver. Quelque délicate que soit la matière de ce souvenir, j’ose y insister dans l’intérêt de la science, et pour bien faire comprendre le moyen que je crus devoir employer.

Tout le monde sait qu’il y a dans la jouissance nerveuse un instant très-court, et par conséquent très-peu étudié, pendant lequel l’être tout entier se fond comme un fil de métal dans un courant électrique. Il y a là comme un éclair où l’homme s’abîme dans la substance, dont il est à ce moment en quelque sorte le conducteur. La création tout entière vit dans cet éclair ; et c’est, si je puis m’exprimer ainsi, le microcosme de l’absolu. Je trouvai cette subtile explication en me rappelant la sensation elle-même.

D’autre part, je considérai que cet instant est, comme je l’ai dit, un éclair, et qu’il n’y a aucun moyen de faire durer cette espèce d’éclair. Mais je fis attention que la jouissance nerveuse a cette propriété étrange, non en tant qu’elle est jouissance, mais en tant qu’elle est nerveuse. Les Orientaux ont bien saisi cela, eux qui se mettent dans l’extase par la douleur. Dans la douleur nerveuse, en effet, si l’éclair est moins vif, il est plus durable. On peut produire ainsi un ébranlement dans lequel tout s’annihile, une sorte de courant qui fond tout l’homme. D’est alors précisément le cas où l’esprit effaré peut être tout à l’absolu.

Je n’avais plus qu’à imaginer un genre de douleur nerveuse continue, assez puissante pour me jeter dans cet état, et un appareil qui, tout en m’empêchant d’échapper à cette douleur, me permît d’écrire mes visions. Le genre de douleur auquel j’arrêtai mon choix fut l’agacement prolongé des nerfs dentaires, et ce choix m’inspira en peu de temps l’appareil ingénieux dans lequel je vais m’asseoir tout à l’heure.

Ainsi, maintenant, voilà qui est bien décidé : je vais me livrer à l’absolu. Depuis quinze ans que j’ai conçu mon système et mis à exécution mon régime, je crois que je suis enfin dans l’état nécessaire pour tenter les dernières et grandes expériences. Je me suis fait toutes les mutilations qu’il fallait. Je suis aveugle et sourd. Je n’ai point dit un mot depuis quinze années. J’ai renoncé à l’usage des sens grossiers et imparfaits, y compris la Conscience et la Raison, qui pouvaient gêner mon sens nouveau. Je n’ai gardé du vieil homme que l’attention et la volonté. Je sais écrire dans l’ombre. J’y écrirai les mots de lumière.

Ma première expérience durera environ une heure. Il est à présent sept heures du matin. Mon vieux domestique arrivera dans ma chambre à huit heures. Là, il trouvera écrits mes ordres, ainsi qu’il en a l’habitude tous les jours. Dans ces ordres, je lui dis de descendre à cette salle basse de mon château où il n’est jamais entré, et je lui indique le moyen de me faire sortir de l’appareil, s’il me trouvait évanoui. J’écris ici tous ces détails afin de bien constater que j’agis en pleine liberté et sachant parfaitement ce que je fais.

Comme je pourrais mourir aussi pendant l’expérience, j’ai tenu à relater brièvement et clairement l’histoire de ma théorie. C’est par la même raison que je vais maintenant décrire mon appareil métaphysique, ne voulant en aucun cas laisser de mystère après moi.

C’est un fauteuil machiné dont j’ai agencé moi-même toutes les parties. Mes jambes seront tenues immobiles par une gaine dans laquelle je les introduirai en m’asseyant. Une fois assis, je placerai mon bras gauche sur le bras du fauteuil, et ma tête le long de l’oreillette de droite. Dans cette position, j’ouvrirai la bouche, qui sera maintenue ouverte par un solide tampon de fonte recouvert de gomme élastique où je puisse mordre sans me briser les mâchoires. Du côté de l’oreillette, dans l’interstice que fera l’ouverture de ma bouche, je placerai le petit mécanisme qui doit produire la douleur, et qui est composé d’une vrille à mouvement rapide et continu. Cette vrille devra s’enfoncer dans une dent creuse, dont je souffre, de façon à faire un demi-centimètre de chemin pendant l’heure. Un autre mécanisme fera courir lentement sous ma main droite, libre à partir du poignet, un rouleau de parchemin sur lequel j’écrirai au fur et à mesure ce que je verrai. Pour éviter la lâcheté naturelle à l’homme, et qui pourrait m’inciter à arrêter le mécanisme de la vrille, j’ai arrangé le tout de la manière suivante. Un bouton est situé à portée de ma main gauche. À une pression que j’exercerai, la machine obéira. Je serai soudain rivé au fauteuil par des attaches de fer qui entoureront mes bras et fixeront ma tête, et en même temps les deux mécanismes fonctionneront. Une fois partis, il me devient impossible de les arrêter. Le mouvement est monté pour une heure.

 
...J’y suis. — Tout va bien
...J’écris ceci sur le rouleau, pour essayer
...Douleur atroce. — Bon, — Commencement. —
.....J’attends
...Joie. — Horreur. — Absolu. — Absolu. — Des mots ?
Je vois enfin. — Inexcogitabile. — Fou. — Fou. — Fou.
...Joie. — Joie
Des mots pour dire ? — Évident. — Parbleu. — Oui.
 
 
...Assez. — Triangle. — Assez
...Absolu. — Voici. — Enfin. — Voici. — Voici
 
 

II

À huit heures, le vieux domestique entra dans la chambre de son maître, y trouva les ordres écrits et descendit à la salle basse.

Le fou était dans son fauteuil. Il était mort. Ses jambes convulsées avaient tordu la gaine sans pouvoir en sortir. Le poignet de sa main gauche était tout déchiqueté par le gantelet de fer qu’il avait secoué en vain. On voyait les tendons à nu, raides comme des cordes à violon. Le bras droit était retenu de l’épaule au coude, mais s’était dégagé du coude au poignet ; et la main, ne pouvant arriver jusqu’à la tête, s’était collée à la poitrine, qu’elle avait labourée à coups d’ongles, et dans laquelle deux doigts tordus étaient entrés jusqu’à la première phalange. La tête, renversée et maintenue par l’oreillette, était hideusement grimaçante. Une écume sanglante coulait des gencives. Les dents avaient traversé le caoutchouc et s’étaient cassées en mordant la poire d’angoisse.

Le rouleau marchait encore, et la vrille continuait dans la dent trouée à faire implacablement son grincement imperceptible : bzi, bzi, bzi.

C’était le rire de l’absolu.