Les Morts bizarres/Deshoulières

Les Morts bizarresGeorges Decaux (p. 279-287).


DESHOULIÈRES

À Raoul Ponchon


Dans ces près fleuris
Qu’arrose la Seine,
Cherchez qui vous mène,
Mes chères brebis.

(Mad. Deshoulières.)


Il s’appelait Deshoulières, et il le regrettait.

Il avait tort ; car c’est sans doute à l’horreur de ce nom et des banalités qu’il rappelle, que Deshoulières dut sa passion singulière pour l’originalité.

Or, comme original, il fut complet et rare.

Après avoir touché un peu à tout, aux arts, aux lettres, aux plaisirs, il en était arrivé à se créer un idéal qui consistait à chercher en tout l’imprévu.

Au premier abord, cela ne paraît pas bizarre, et cette théorie semble indiquer seulement un esprit curieux, ennemi du commun, désireux du nouveau, comme sont les véritables créateurs. Mais l’étrangeté commençait en ceci, que Deshoulières avait fait de cette théorie la règle de sa conduite journalière, et la pratiquait dans le commerce du monde, où il la poussait jusqu’aux derniers confins de l’excentrique.

Il était devenu le dandy de l’imprévu.

Ainsi, trouvant que l’originalité ne se rencontre que par les changements, il avait formulé cet axiome, qu’on ne doit jamais se ressembler à soi-même, surtout physiquement. C’est ce qui explique les variations extraordinaires de son costume, de ses allures, de sa voix, même de sa physionomie. Grâce à l’art des postiches et du grime, il se faisait chaque jour une tête différente, et vivait comme un Protée.

Son esprit était aussi mobile qu’un kaléidoscope, et il y secouait en guise de verres colorés les paradoxes les plus invraisemblables, mêlés aux lapalissades les plus monstrueuses, ce qui faisait en réalité un éblouissement de mots, d’idées, d’images, de raisonnements, capable d’aveugler les gens qui voulaient voir clair dans cette intelligence fantasmagorique.

D’ailleurs, un être admirablement doué.

Solide, bien bâti, il avait environ deux pieds de plus que les vers de sa déplorable homonyme, et on devinait sous ses figures d’emprunt une beauté moderne. Des facultés merveilleuses lui servaient à s’assimiler aisément toutes les vertus comme tous les vices, toutes les sciences comme tous les arts. On connaissait de lui des actes d’héroïsme et des lâchetés, des tours de force et des évanouissements, des bouts de vers et de prose incomparables, des brins de mélodie neuve, des ébauches où se devinait la touche d’un maître futur. Il avait en puissance tout le génie humain.

Mais il ne poussait rien à fond, sous prétexte que le fond était banal. Il se contentait de dire qu’il savait bien pouvoir être grand homme, grand poète, grand musicien, grand artiste, et qu’il y renonçait par dégoût de ces grandeurs trop vulgaires pour lui.

— Tout cela, disait-il, est vieux comme les rues. Je ne trouverais rien de neuf à être le dieu de mon siècle, puisque je le suis. Ah ! cela m’amuserait d’être ce dieu, si j’étais une brute ! Et encore ! cela s’est déjà vu.

Il passait en général pour un fou. Quelques-uns pourtant le considéraient comme une sorte d’Antéchrist.

Mais cet Antéchrist était trop subtilement excentrique pour croire en lui-même.

— Si Dieu existait, dit-il un jour, et si c’était moi, je ne serais pas assez bête pour ne pas me prouver que je ne suis pas.

Avec de telles théories, Deshoulières ne pouvait évidemment vivre qu’à Paris et de notre temps ; et il y aurait sans doute vécu tranquillement de longues années, inquiétant seulement quelques amis, amusant la foule, ni plus ni moins qu’un simple Gagne, s’il n’avait pas été vraiment l’homme de génie qu’il était.

Un original ordinaire n’aurait pas eu, en effet, l’idée de commettre l’excentricité suprême qui lui coûta la vie.

Il imagina de tuer sa maîtresse, de l’embaumer et de continuer à être son amant.

Le crime fut perpétré avec une telle science, une telle nouveauté de précautions qu’il demeura inconnu.

Le secret de cette monstruosité sadique fut précisément ce qui sembla banal à Deshoulières. Il trouva qu’il n’y avait pas grande originalité à être monstre et à échapper à la justice. Il se dénonça lui-même, sans remords d’ailleurs, ce qui était essentiellement imprévu.

Il n’y eut qu’un cri d’horreur dans tout Paris, et tous les yeux furent aussitôt fixés sur Deshoulières.

C’était le moment, ou jamais, de n’être pas commun, et il s’agissait maintenant de trouver l’imprévu au milieu des vulgarités de la prison, de la Cour d’assises, de la guillotine. Deshoulières ne faillit pas à sa mission.

À Mazas, il ne s’occupa ni de sa défense, ni de sa popularité malsaine, mais de réduire en corps de doctrine les mystères du magnétisme animal, et de traduire ce traité de philosophie ardue en sonnets monosyllabiques. Au bout du troisième sonnet, il y renonça après s’être convaincu que c’était possible.

Devant le tribunal, il fut prodigieux.

Son avocat, un des plus illustres, piqué au jeu par la difficulté de la cause et l’indifférence du client, fit un plaidoyer sans pareil qui ébranla le cœur du jury et dérouta les arguments du procureur. Il y avait une telle abondance de preuves irréfutables, un tel courant de pitié, une éloquence si victorieuse, que l’innocence de Deshoulières fut établie pour tout le monde, et son acquittement assuré.

Le président avait les larmes aux yeux quand il demanda à l’accusé s’il avait quelque chose à ajouter pour sa défense.

— Messieurs, dit Déshoulières, je désire d’abord adresser mes compliments les plus sincères à mon défenseur qui vient de faire le chef-d’œuvre de l’éloquence judiciaire française. Je n’ai à lui reprocher qu’un passage de son admirable discours.

Et Deshoulières, reprenant en sous-œuvre un des arguments présentés par l’avocat, en fit jaillir des lueurs nouvelles et acheva de conquérir la sympathie de l’auditoire.

— Malheureusement, continua-t-il, je n’ai pas autant d’éloges à faire à monsieur le procureur de la République, qui m’a semblé au-dessous de la tâche formidable que lui confie la société.

Le tribunal eut un mouvement de surprise, le procureur un sursaut de dépit, et le jury commença à n’y plus rien comprendre.

Mais ce fut bien autre chose, quand Deshoulières, après avoir noté tous les raisonnements faibles du procureur, se mit à refaire de fond en comble le réquisitoire. Et avec quel feu ! avec quelle verve ! avec quelle puissance ! Il replaça dans leur vrai jour toutes les hideurs de son crime, il détruisit pièce à pièce l’échafaudage de la défense, il prouva enfin sa culpabilité d’une façon magistrale qui ne laissait subsister aucun doute. Les convictions furent retournées par lui comme de vieux gants, et il obtint ce qu’il voulait : le résultat imprévu de se faire lui-même condamner à mort.

Il passa les derniers moments de sa vie à inventer un nouveau pas de danse et une sauce pour les huîtres.

Quand le prêtre vint le confesser avant le moment solennel, il exigea, pour céder, que le prêtre se confessât d’abord à lui ; et, cela fait, il ne se confessa point, mais se contenta de dire à l’aumônier :

— Dans votre discours de tout à l’heure, vous avez cité une phrase de saint Augustin. Elle est de Tertullien, au neuvième paragraphe de son De cultu fœminarum. Allez en paix, mon fils, et ne citez plus !

Malgré ces airs folâtres et sa force de caractère, Deshoulières fut inquiet quand il vit la guillotine.

Non qu’il en eût peur ! Mais il redoutait une fin banale après une vie si excentrique. Il lui déplaisait de penser qu’il allait avoir le cou coupé, comme le premier venu, comme un vulgaire Troppmann. Il s’ingéniait à chercher comment il pourrait être guillotiné d’une façon imprévue.

Sans doute il trouva. Car sa figure, tandis qu’il montait les marches de la veuve, était éclairée par un sourire de joie.

Aussi se laissa-t-il boucler sans résistance sur la planche sinistre.

Mais, au moment où elle bascula, il fit un terrible effort, rompit les liens par sa force herculéenne, et se rejeta en arrière en sorte que sa tête ne fût pas emboîtée jusqu’au cou dans la lunette de la machine,

Le ressort était poussé, on ne pouvait retenir le couteau, et Deshoulières eut le crâne décalotté comme un œuf à la coque.

Il avait trouvé l’imprévu de la guillotine.

Il s’était fait couper la tôle aux enfants d’Édouard.