Les Martyrs/Livre treizième

Garnier frères (Œuvres complètes de Chateaubriand, tome 4p. 178-187).

Livre Treizième.

Cymodocée déclare à son père qu’elle veut embrasser la religion des chrétiens pour devenir l’épouse d’Eudore. Irrésolution de Démodocus. On apprend l’arrivée d’Hiéroclès en Achaïe. Astarté attaque Eudore, et est vaincu par l’ange des saintes amours. Démodocus consent à donner sa fille à Eudore pour éviter les persécutions d’Hiéroclès. Jalousie d’Hiéroclès. Dénombrement des chrétiens en Arcadie. Hiéroclès accuse Eudore auprès de Dioclétien. Cymodocée et Démodocus partent pour Lacédémone.

Déjà le prêtre d’Homère offroit une libation au soleil sortant de l’onde. Il saluoit cet astre dont la lumière éclaire les pas du voyageur, et, touchant d’une main la terre humide de rosée, il se préparoit à quitter le toit de Lasthénes. Tout à coup Cymodocée, tremblante de crainte et d’amour, se présente devant son père. Elle se jette dans les bras du vieillard. Démodocus avoit aisément deviné la raison du trouble qui commençoit à tourmenter la prêtresse des Muses ; mais comme il ne savoit point encore que le fils de Lasthénès partageoit le même amour, il cherche à consoler Cymodocée.

« Ma fille, lui dit-il, quelle divinité t’a frappée ? Tu pleures, toi dont l’âge ne devroit connoître que les ris innocents ! Quelque peine cachée se seroit-elle glissée dans ton sein ? Ô mon enfant ! ayons recours aux autels des dieux préservateurs, à la compagnie des sages, qui rend à notre âme sa tranquillité première. Le temple de Junon Lacinienne est ouvert de tous côtés, et toutefois les vents ne dispersent point dans son enceinte les cendres du sacrifice : tel doit être notre cœur : si les souffles des passions y pénètrent, il faut du moins qu’ils ne troublent jamais l’inaltérable paix de son sanctuaire. »

« Père de Cymodocée, répond la jeune Messénienne, tu ne sais pas notre bonheur ! Eudore aime ta fille ; il veut, dit-il, suspendre à ma porte les couronnes d’hyménée. »

« Dieux des ingénieux mensonges, s’écria Démodocus, ne m’as-tu

Tentation d’Eudore.
point abusé ? Dois-je te croire, ô ma fille, et la vérité auroit-elle cessé

de veiller à tes lèvres ? Mais pourquoi m’étonnerois-je de te voir aimée d’un héros ? tu disputerois le prix de la beauté aux nymphes du Ménale, et Mercure t’auroit choisie sur le mont Chélydorée. Apprends-moi donc comment le chasseur arcadien t’a’fait connoître qu’il étoit blessé par le fils de Vénus. »

« Cette nuit même, répondit Cymodocée, je voulois chanter les Muses, pour écarter je ne sais quoi souci de mon cœur. Eudore, comme un de ces songes brillants qui s’échappent par les portes de l’Élysée, m’a rencontrée dans l’ombre. Il a pris ma main ; il m’a dit : « Vierge, je veux que les enfants de tes enfants soient assis pendant sept générations sur les genoux de Démodocus. » Mais il m’a dit tout cela dans son langage chrétien, bien mieux que je ne te le puis raconter. Il m’a parlé de son Dieu. C’est un Dieu qui aime ceux qui pleurent et qui bénit les infortunés. Mon père, ce Dieu m’a charmée : nous n’avons point parmi les nôtres de divinités si douces et si secourables. Il faut que j’apprenne à connoître et à pratiquer la religion des chrétiens, car le fils de Lasthénès ne peut me recevoir qu’à ce prix. »

Lorsque le serein Borée et le vent nébuleux du midi se disputent l’empire des mers, les matelots se fatiguent à présenter tour à tour la voile oblique à la tempête : ainsi Démodocus cède ou résiste aux sentiments contraires qui l’agitent. Il pense avec joie que Cymodocée déposera sur l’autel de l’hymen le rameau stérile de la vestale ; que la famille d’Homère, prête à s’éteindre, verra refleurir autour d’elle de nombreux rejetons. Démodocus aperçoit encore dans le fils de Lasthénès un gendre illustre et honoré, et surtout un protecteur puissant contre le favori de Galérius ; mais bientôt il frémit en songeant que sa fille abandonnera ses dieux paternels, qu’elle sera parjure aux neuf Sœurs, au culte de son divin aïeul.

« Ah, ma fille ! s’écrioit-il en la serrant contre son cœur, quel mélange de bonheur et de larmes ! Que m’as-tu dit ? Comment te refuser, et comment consentir à ce que tu demandes ? Tu quitterois ton père poursuivre un Dieu étranger à nos ancêtres ! Quoi ! nous pourrions avoir deux religions ! nous pourrions demander au ciel des faveurs différentes ! Quand nos cœurs ne font qu’un même cœur, nous cesserions d’avoir un seul et même sacrifice ! »

« Mon père, dit Cymodocée en l’interrompant, je ne te délaisserai jamais ! Jamais mes vœux ne seront différents des tiens ! Chrétienne, je vivrai avec toi près de ton temple, et je redirai avec toi les vers de mon divin aïeul. »

Le prêtre d’Homère poussant des sanglots, et pressant dans sa main sa barbe vénérable, échappe aux caresses de sa fille. Il va seul errer autour de la demeure de Lasthénès, et demander conseil aux dieux sur la montagne : tel autrefois l’aigle des Alpes s’envoloit au milieu des nuées pendant un orage, et, noble augure des destinées romaines, alloit apprendre, au sein de la foudre, les desseins cachés du ciel. À la vue de tous ces sommets de l’Arcadie, marqués par le culte de quelque divinité, Démodocus verse des larmes, et la superstition est prête à l’emporter dans son cœur. Mais comment refuser Eudore à l’amour de Cymodocée ? Comment rendre sa fille éternellement malheureuse ? Dieu, qui poursuit ses desseins, achève de subjuguer Démodocus, et fait servir à la gloire de ses futurs élus la foiblesse paternelle. Par un effet de sa puissance, il termine les incertitudes du prêtre d’Homère ; il dissipe ses craintes, il lui présente le mariage de Cymodocée et d’Eudore sous les auspices les plus prospères. Démodocus rentre aux foyers de Lasthénès ; il retrouve sa fille affligée ; il s’écrie :

« Ne pleure point, ô vierge digne de toutes les prospérités ! Que jamais Démodocus ne coûte une larme à des yeux qu’il chérit plus que la lumière du jour ! Deviens l’épouse d’Eudore, et puisse seulement ton nouveau Dieu ne t’arracher jamais à ton père ! »

Eudore, dans ce moment même, révéloit pareillement à Lasthénès le secret de son cœur.

« Mon fils, dit l’époux de Séphora, que Cymodocée soit chrétienne ! Apportez-lui le royaume du ciel en héritage, et souvenez-vous d’être complaisant envers votre épouse. »

Eudore, pressé par l’ange des saintes amours, vole auprès de Démodocus. Il croyoit trouver seul le prêtre d’Homère : il voit la fille et le père dans les bras l’un de l’autre. Il ne sait si son sort est décidé : il s’arrête. Démodocus l’aperçoit.

« Voilà ton épouse ! » s’écrie-t-il.

Des larmes d’attendrissement étouffent la voix du vieillard. Eudore se précipite aux pieds de son nouveau père, et tient en même temps embrassés les genoux de Cymodocée. Lasthénès, son épouse et ses filles, surviennent alors. Les jeunes chrétiennes se jettent au cou de la prêtresse des Muses. Elles la comblent de caresses, elles l’appellent deux fois leur sœur, et comme servante de Jésus-Christ et comme épouse de leur frère.

Cyrille fut choisi d’un commun accord pour répandre les premières semences de la foi dans le cœur de la future catéchumène. Les deux familles résolurent de se rendre à Sparte, afin que le saint évêque pût multiplier ses leçons et hâter l’hymen de Cymodocée.

Mais tandis que le ciel poursuit ses desseins, l’enfer accomplit ses menaces. Démodocus et Lasthénès s’étoient à peine liés par des serments, que la nouvelle de l’arrivée d’Hiéroclès vint consterner les habitants de la Messénie. Vous eussiez vu les mères presser leurs filles dans leurs bras, les jeux suspendus comme dans une calamité publique, l’Église en deuil, les païens même effrayés : tel est l’effet de l’apparition du méchant.

Précédé de ses licteurs, le proconsul entre dans les murs de Messène. Il fait publier aussitôt l’ordre du dénombrement des chrétiens. Lorsqu’un loup ravissant rôde autour d’une bergerie, son œil s’enflamme à l’aspect du troupeau nombreux nourri dans un gras pâturage ; la vue de la brebis excite sa faim ; et sa langue, sortant de sa gueule béante, semble déjà teinte du sang dont il brûle de s’abreuver : ainsi Hiéroclès, en proie à sa haine contre les fidèles, s’émeut à la pensée des vierges sans défense, des foibles enfants et de la foule des chrétiens qu’il va bientôt rassembler au pied de son tribunal.

Cependant, poussé par le plus dangereux des esprits de l’abîme, il monte au sommet de l’Ithome. Il cherche des yeux, dans la forêt d’oliviers, les colonnes du temple d’Homère. Ô surprise ! il ne trouve point au sanctuaire le gardien de l’autel. Il apprend que Démodocus et sa fille sont allés visiter Lasthénès, dont le fils a rencontré Cymodocée au milieu des bois du Taygète. À cette nouvelle inattendue, Hiéroclès change de visage : mille pensées confuses s’élèvent dans son sein. Lasthénès est le chrétien le plus riche de la Grèce : il est le père d’Eudore, ennemi puissant d’Hiéroclès. Comment Eudore a-t-il quitté l’armée de Constance ! Quelle fatalité l’a ramené sur ces rivages pour traverser encore les desseins du proconsul d’Achaïe ? Auroit-il touché le cœur de Cymodocée ?… Hiéroclès brûle d’éclaircir ses soupçons, et l’inquiétude qui le dévore ne lui permet aucun retard.

Non loin de la retraite de Lasthénès, près des ruines d’un temple qu’Oreste avoit consacré aux Grâces et aux Furies, on voyoit s’élever un magnifique palais. Hiéroclès l’avoit fait bâtir par un des descendants d’Ictinus et de Phidias, lorsqu’il espéroit ravir Cymodocée à son père, et cacher ensuite sa victime dans cette délicieuse demeure. Rappelé à la cour des empereurs, il n’avoit point eu le temps d’exécuter son noir projet. Aujourd’hui il veut se rendre à ce palais ; il ordonne que les chrétiens de l’Arcadie viennent de toutes parts y porter leurs noms. Voisin de la demeure de Lasthénès, il espère ainsi revoir plus tôt Cymodocée et découvrir quel dessein a pu conduire la prêtresse des Muses chez l’adorateur du Christ.

Plus prompte que l’éclair, la Renommée a bientôt publié la nouvelle de l’arrivée d’Hiéroclès, depuis les sommets d’Apésante, montagne respectée des peuples de l’Argolide, jusqu’au promontoire de Maléo. qui voit les astres fatigués se reposer sur sa cime. Elle raconte en même temps les maux qui menacent les chrétiens ; Démodocus en frémit. Souffrira-t-il que sa fille embrasse une religion qu’environnent les périls ? Mais peut-il violer ses serments ? Peut-il désoler Cymodocée, qui s’obstine à vouloir Eudore pour époux ?

Des pensées tumultueuses s’élèvent également au fond du cœur d’Eudore ; les démons lui livrent un secret combat. Dans l’espoir de le séduire, ils arment contre lui la générosité de ses propres sentiments. Amener une âme à Dieu en dépit de tous les dangers et de tous les obstacles est le plus grand bonheur du chrétien ; mais Eudore ne se sent point encore ce zèle ardent et ce courage sublime. L’enfer, qui veut faire naître des rivalités funestes, mais qui craint de voir Cymodocée passer sous le joug de la croix, cherche à obscurcir la foi du fils de Lasthénès. Satan appelle Astarté, lui ordonne d’attaquer le jeune chrétien qu’il a si souvent vaincu, et de l’arracher à la puissance de l’ange des saintes amours.

Aussitôt le démon de la volupté se revêt de tous ses charmes. Il prend à la main une torche odorante et traverse les bois de l’Arcadie. Les zéphyrs agitent doucement la lumière du flambeau. Le fantôme magique fait naître sur ses pas une foule de prestiges. La nature semble se ranimer à sa présence, la colombe gémit, le rossignol soupire, le cerf suit en bramant sa légère compagne. Les esprits séducteurs qui enchantent les forêts de l’Alphée entr’ouvrent les chênes amollis, ot montrent çà et là leurs têtes de nymphes. On entend des voix mystérieuses dans la cime des arbres, tandis que les divinités champêtres dansent avec des chaînes de fleurs autour du démon de la volupté.

Astarté entre dans la grotte d’Eudore, et commence à lui souffler les pensées d’un amour purement humain.

« Tu peux, lui dit-il tout bas, tu peux mourir pour ton Dieu, si ton Dieu t’appelle ; mais comment précipiter Cymodocée dans tes malheurs ? Regarde ces yeux qui lancent des flammes, ce sein qui fait naître les désirs : veux-tu donc courber les grâces sous le poids des chaînes ? Ah ! qu’il seroit plus sage d’adoucir ta farouche vertu ! Laisse à Cymodocée ses fables ingénieuses : le ciel prendra-t-il sa foudre, parce que ton épouse, ou, si tu le voulois, ton amante, couvrira de quelques fleurs les autels élégants des Muses et chantera les poétiques songes d’Homère ? Aie pitié de la jeunesse et de la beauté. Tu n’as pas toujours été aussi barbare. »

Telles sont les inspirations dangereuses de l’esprit de ténèbres. En même temps, d’un air enjoué, avec un sourire perfide, il lance contre Eudore les mêmes dards dont il perça jadis le plus sage des rois. Mais l’ange des saintes amours défend le fils de Lasthénès. Aux feux des sens il oppose les feux de l’âme, à une tendresse d’un moment une tendresse éternelle. Il détourne d’un souffle pur les traits du démon de la volupté, et les flèches impuissantes viennent s’émousser sur le cilice d’Eudore, comme sur un bouclier de diamant.

Toutefois, le faux honneur du monde et un attachement encore timide l’emportent un ce moment dans le cœur du soldat pénitent. Il ne veut point avoir surpris la parole de Démodocus ; il craint d’exposer Cymodocée. Il va trouver le prêtre d’Homère :

« Je viens, lui dit-il, vous délier de votre serment. La félicité de mes jours seroit de voir Cymodocée chrétienne et de recevoir sa main à l’autel du véritable Dieu ; mais on va faire le dénombrement du troupeau choisi. Quoique ce dénombrement n’annonce encore rien de funeste, vos sentiments sont alarmés peut-être, et l’avenir repose dans le sein de Dieu : que le beau présent que vous consentiez à me faire soit libre, que votre volonté seule décide du destin de Cymodocée et du bonheur de ma vie. »

« Mortel généreux, répondit le vieillard touché jusqu’aux larmes, un dieu mit au fond de tes entrailles la magnanimité des rois des premiers temps ; et quand ta mère te donna le jour au milieu des lauriers et des bandelettes, ce fut Jupiter même qui plaça dans ton sein ton noble cœur ! Ô mon fils ! que veux-tu que je fasse ? Tu sais si ma fille m’est chère ! Ne pourroit-elle devenir ton épouse sans embrasser la foi des chrétiens ? Nous serions ainsi délivrés de toutes craintes, et sans exposer Cymodocée à des périls nouveaux, tu la protégerois contre l’impie Hiéroclès. »

« Démodocus, répondit tristement Eudore, je puis, par cet effort plus qu’humain, renoncer à l’amour de votre fille ; mais sachez qu’un chrétien ne peut recevoir une épouse souillée de l’encens des idoles. Quel ministre voudroit bénir au pied de la croix l’alliance de l’enfer et du ciel ? Mon fils entendra-t-il prononcer sur son berceau le nom du Fils de l’homme et le nom de Jupiter ? Sera-ce la Vierge sans tache ou l’impudique Vénus qui donnera des leçons à ma fille ? Démodocus, nos lois nous défendent de nous unir à des femmes étrangères au culte du Dieu d’Israël : nous voulons des épouses qui partagent nos dangers dans cette vie, et que nous puissions retrouver au ciel après notre mort. »

Cymodocée avoit entendu, d’un lieu voisin, la voix confuse de son père et du fils de Lasthénès. L’ange des saintes amours l’inspire, et la mère du Sauveur la remplit de résolutions généreuses : elle vole à l’appartement de Démodocus ; elle tombe aux pieds du vieillard, et joignant des mains suppliantes :

« Mon père, s’écrie-t-elle, les dieux me préservent d’affliger tes vieux ans ! mais je veux être l’épouse d’Eudore. Je serai chrétienne sans cesser d’être ta fille soumise et dévouée ! Ne crains point pour moi les périls : l’amour me donnera la force de les surmonter. »

À ces paroles, Eudore levant les bras au ciel :

« Dieu de mes pères, qu’ai-je fait pour mériter une pareille récompense ! Toute ma vie j’ai offensé vos lois, et vous me comblez de félicité ! Accomplissez vos décrets éternels ! Achevez d’attirer à vous cet ange d’innocence. Ce sont ses propres vertus qui la portent dans votre sein, et non l’amour qu’un chrétien trop coupable eut le bonheur de lui inspirer ! »

Il dit, et l’on entend les pas précipités d’un messager rapide : les portes s’ouvrent, un esclave de Démodocus paroît : il arrive du temple d’Homère ; la sueur coule de son front, ses pieds nus et ses cheveux en désordre sont couverts de poussière ; il porte au bras gauche un bouclier fracassé, avec lequel il a brisé les branches des chênes en traversant l’épaisseur des bois. Il prononce ces mots :

« Démodocus, Hiéroclès a paru au temple de ton aïeul ; sa bouche étoit pleine de menaces. Fier de la protection de Galérius, il parle avec fureur de ta Cymodocée ; il jure, par le lit de fer des Euménides, que ta fille passera dans sa couche, dût le noir chagrin, compagnon des Parques, s’asseoir sur le seuil de ta demeure pendant le reste de tes jours. »

Une pâleur mortelle se répand sur le front de Démodocus ; ses genoux tremblants le supportent à peine, mais ce nouveau malheur fixe ses résolutions. Des ordres sévères contre les fidèles ne menaceroient Cymodocée, devenue chrétienne, que d’un péril incertain et éloigné ; l’amour du proconsul, au contraire, expose la prêtresse des Muses à des maux aussi prochains qu’inévitables. Dans ce pressant danger, la protection d’Eudore semble donc à Démodocus un bonheur inespéré et le seul refuge qui reste à Cymodocée contre les violences d’Hiéroclès.

Le vieillard prend sa fille dans ses bras :

« Mon enfant, lui dit-il, je ne violerai point mes serments, je serai fidèle à la parole que je t’ai jurée : reste à jamais l’épouse d’Eudore ; c’est maintenant à lui de te défendre, et comme la mère de ses enfants, et comme la compagne de ses jours. Peut-être que les dieux se plairont à exercer ta vertu ; mais, ô Cymodocée ! tu ne te laisseras point abattre. S’il est des muses chrétiennes, elles te prêteront leurs secours : leurs chants pleins de sagesse fortifieront ton cœur contre l’attaque de tes ennemis. »

Lasthénès entra comme Démodocus achevoit de prononcer ces mots.

Eudore posa la main sur son cœur, en signe de reconnoissance et de tendresse, prononça ces paroles avec un grand éclat de voix et les yeux attachés à la terre :

« Je reçois, ô Démodocus ! l’inestimable don que vous faites à Dieu par mes mains. Je défendrai au prix de tout mon sang la vierge que vous me confiez : j’en jure par vous, ô Lasthénès ! ô mon père ! Je serai fidèle à Cymodocée. »

Après avoir reçu ce serment, le prêtre des dieux partit avec sa fille, dans le dessein de fermer le temple d’Homère et de se rendre ensuite à Lacédémone, où la famille de Lasthénès devoit l’attendre chez Cyrille.

Démodocus et Cymodocée prennent les sentiers les plus déserts pour éviter la rencontre de leur persécuteur ; mais déjà le proconsul étoit arrivé au palais de l’Alphée. Ces riantes solitudes, le cristal si pur du Ladon, les croupes des montagnes couvertes de pins, la fraîcheur des vallées de l’Arcadie et les scènes tranquilles que ces doux noms rappellent, rien ne peut calmer le trouble d’Hiéroclès. Ses licteurs vont de toutes parts rassembler les fidèles, dans les paisibles retraites où jadis les bergers d’Évandre menoient une vie moins innocente que celle de ces premiers chrétiens. Du fond des grottes consacrées à Pan et aux divinités champêtres, on voit descendre des troupeiux de femmes, d’enfants et de vieillards, que les soldats chassent devant eux. En face du palais d’Hiéroclès, devant une vaste prairie que bordoient les eaux du Ladon, s’élevoit le tribunal du gouverneur romain. Assis sur sa chaise d’ivoire, Hiéroclès recevoit les noms qui dévoient remplir les listes fatales. Tout à coup un murmure se fait entendre ; les chrétiens tournent la tête et reconnoissent la famille puissante de Lasthénès, que l’on amène au pied du tribunal.

Comme un chasseur des Alpes qui poursuit avec de grands cris une troupe de chamois bondissants parmi les rochers et les cascades ; si tout à coup un sanglier vient à s’élever au milieu des faons fugitifs, le chasseur effrayé recule, et reste les yeux fixés sur le terrible animal, qui hérisse son poil et découvre ses défenses meurtrières : ainsi Hiéroclès reste interdit à l’aspect d’Eudore, qu’il reconnoît au milieu de sa famille. Toute son ancienne inimitié se réveille ; il ne voit point, il est vrai, Cymodocée, mais la beauté du fils de Lasthénès, son air mâle et guerrier, l’admiration qu’il inspire, augmentent ses alarmes. Plusieurs soldats de la garde du proconsul, qui avoient fait la guerre sous Eudore, environnent leur ancien général et le comblent de bénédictions : les uns vantent sa douceur, d’autres sa générosité, tous sa valeur et sa gloire. Ceux-ci rappellent la bataille des Francs où il remporta la couronne civique, ceux-là parlent de ses victoires sur les Bretons. On répète de toutes parts : « C’est ce jeune guerrier couvert de blessures qui triompha de Carrausius ; c’est le maître de la cavalerie, c’est le préfet des Gaules ; c’est le favori de Constance et l’ami du prince Constantin. » Ces discours font pâlir sur son trône le proconsul indigné : il congédie brusquement l’assemblée, et se renferme dans son palais.

Hiéroclès ne doute plus que son rival ne soit aimé de Cymodocée ; il juge que l’amour a suivi la gloire. Mille projets sinistres se présentent à son esprit : il veut enlever de force la fille de Démodocus, il veut jeter Eudore au fond des cachots ; mais bientôt il craint la faveur dont le fils de Lasthénès jouit à la cour. Il n’ose attaquer ouvertement un triomphateur qui fut décoré des dignités de l’empire ; il connoît la modération de Dioclétien, toujours ennemi de la violence, il prend donc un moyen plus lent, mais plus sûr, de satisfaire la haine qu’il nourrit depuis si longtemps contre Eudore : il écrit à Rome que les chrétiens de l’Achaïe sont prêts à se soulever, qu’ils s’opposent au dénombrement, et qu’ils ont à leur tête cet Arcadien exilé par l’empereur à l’armée de Constance.

Hiéroclès espère ainsi faire bannir Eudore de la Grèce et pouvoir poursuivre sans obstacle ses coupables projets sur Cymodocée. Cependant il environne son rival d’espions et de délateurs, et cherche à pénétrer un secret qui doit causer le malheur de sa vie. Le fils de Lasthénès ne s’étoit point endormi sur les dangers de ses frères. Ce n’étoit plus ce jeune homme incertain dans ses désirs chimériques, dans ses projets, nourri de songes et d’illusion : c’étoit un homme éprouvé par le malheur, capable des actions les plus graves comme les plus hautes, refléchi, sérieux, occupé, éloquent au conseil, brave à la guerre, et conservant des passions d’autant plus propres à atteindre un but élevé, qu’elles n’étoient plus mêlées dans son âme aux petites choses. Il connoissoit l’empire d’Hiéroclès sur Galérius, et de Galérius sur Dioclétien. Il prévoyoit que le sophiste persécuteur de Cymodocée s’abandonneroit aux plus noires fureurs contre les chrétiens, quand il viendroit à découvrir l’amour et la conversion de la prêtresse des Muses. Eudore aperçoit d’un coup d’œil tous les maux dont l’Église est menacée, et il cherche à les détourner : avant de se rendre à Lacédémone avec sa famille, il fit partir un messager fidèle, chargé d’instruire Constantin de la vérité et de prévenir auprès d’Auguste les dangereux rapports d’Hiéroclès.

Comme le préfet d’Achaïe descendoit de son tribunal, Démodocus et sa fille arrivoient au temple d’Homère. Les feux n’étoient point encore éteints sur les autels domestiques ; Démodocus les fait aussitôt ranimer. On conduit au sanctuaire la génisse aux cornes dorées, on apporte au prêtre des dieux une coupe d’argent ciselée : c’étoit celle dont se servoient autrefois Danaüs et le vieux Phoronée dans leurs sacrifices. Une main savante avoit représenté sur cette coupe Ganymède enlevé par l’aigle de Jupiter ; les compagnons du chasseur phrygien paroissoient accablés de tristesse, et sa meute fidèle faisoit retentir de ses aboiements douloureux les forêts de l’Ida. Le père de Cymodocée remplit cette coupe d’un vin pur ; il se revêt d’une tunique sans tache, il couronne sa tête d’une branche d’olivier : on l’eût pris pour Tirésias, ou pour le divin Amphiaraüs, prêt à descendre vivant aux enfers avec ses armes blanches, son char blanc et ses coursiers blancs. Démodocus répand la libation aux pieds de la statue du poëte. La génisse tombe sous le couteau sacré ; Cymodocée suspend sa lyre à l’autel ; ensuite, adressant la parole au cygne de Méonie :

« Auteur de ma race, ta fille te consacre ce luth mélodieux que tu pris soin quelquefois d’accorder pour elle. Deux divinités, Vénus et l’Hymen, me forcent de passer sous d’autres lois : que peut une jeune fille contre les traits de l’Amour et les ordres du Destin ? Andromaque (tu l’as raconté) ne voyoit dans la superbe Troie qu’Astyanax et son Hector. Je n’ai point encore de fils, mais je dois suivre mon époux. »

Tels furent les adieux de la prêtresse des Muses au chantre de Pénélope et de Nausicaa. Les yeux de la jeune vierge étoient humides de larmes ; malgré le charme de son amour, elle regrettoit les héros et les divinités qui faisoient une partie de sa famille, ce temple où elle retrouvoit à la fois ses dieux et son père, où elle fut nourrie du nectar des Muses au défaut du lait maternel. Tout la rappeloit aux belles fictions du poëte, tout étoit dans ces lieux sous la puissance d’Homère ; et la chrétienne désignée se sentoit, en dépit d’elle-même, domptée par le génie du père des fables : ainsi, lorsqu’un serpent d’or et d’azur roule au sein d’un pré ses écailles changeantes, il lève une crête de pourpre au milieu des fleurs, darde une triple langue de feu et lance des regards étincelants ; la colombe qui l’aperçoit du haut des airs, fascinée par le brillant reptile, abaisse peu à peu son vol, s’abat sur un arbre voisin, et, descendant de branche en branche, se livre au pouvoir magique qui la fait tomber des voûtes du ciel.


fin du livre treizième.