Les Martyrs/Livre quatorzième

Garnier frères (Œuvres complètes de Chateaubriand, tome 4p. 188-201).

Livre Quatorzième.

Description de la Laconie. Arrivée de Démodocus chez Cyrille. Instruction de Cymodocée. Astarté envoie le Démon de la jalousie à Hiéioclès. Cymodocée vu à l’église pour être fiancée à Eudore. Cérémonies de l’Église primitive. Des soldats, par ordre d’Hiéroclès, dispersent les fidèles. Eudore sauve Cymodocée, et la défend au tombeau de Léonidas. Il reçoit l’ordre de partir pour Rome. Les deux familles se décident à envoyer Cymodocée à Jérusalem pour la mettre sous la protection de la mère de Constantin. Eudore et Cymodocée partent pour s’embarquer à Athènes.

Démodocus ferme en pleurant les portes du temple d’Homère. Il monte sur son char avec Cymodocée ; il traverse de nouveau la Messénie. Bientôt il arrive à la statue de Mercure placée à l’entrée de l’Herméum, et pénètre dans les défilés du Taygète. Des rochers entassés jusqu’au ciel formoient des deux côtés de grands escarpements stériles, au haut desquels croissoient à peine quelques sapins, comme des touffes d’herbe sur des tours et des murailles en ruine. Cachée parmi des genêts à demi brûlés et des sauges jaunissantes, l’importune cigale faisoit entendre son chant monotone sous les ardeurs du midi.

« Ma fille, disoit Démodocus, c’est par le même chemin que Lyciscus s’échappa, comme moi, avec sa fille vers Lacédémone, et sa fuite donna naissance à la tragique aventure d’Aristomène. Que de générations se sont écoulées pour nous amener à notre tour dans ces lieux solitaires ! Puisse le grand Jupiter nous envoyer quelque signe favorable et détourner de toi tous les malheurs ! »

À peine avoit-il prononcé ces mots, qu’un vautour à tête chauve tombe de la cime d’un arbre desséché sur une hirondelle ; un aigle fond du sommet des montagnes, il enlève le vautour dans ses serres puissantes : soudain l’éclair brille à l’orient, la foudre éclate, perce d’un trait enflammé le roi des airs et précipite sur la terre le vainqueur, le vaincu et leur victime. Démodocus, effrayé, cherche en vain l’arrêt des destinées dans ces jeux incertains du hasard. Cependant le char a franchi le sommet de l’Herméum et commence à descendre vers Pillane. Le prêtre d’Homère salue l’Eurotas, dont il côtoie les bords ; il touche au tombeau de Ladas ; il découvre bientôt la statue de la Pudeur, qui marque l’endroit où Pénélope, prête à suivre Ulysse, baissa son voile en rougissant. Il laissa derrière lui le monument de Diane Mysienne, le bois sacré de Carnéus, les sept colonnes, la sépulture du coursier, et tout à coup il arrive au penchant fleuri d’un coteau que couronnoit le temple d’Achille : Sparte et la vallée de la Laconie se présentent à ses regards. La chaîne des montagnes du Taygète, couvert de neige et de forêts, se déployoit à l’occident ; d’autres montagnes, moins élevées, formoient à l’orient un rideau parallèle : elles diminuoient de hauteur par degrés, et se terminoient aux sommets rougis du Ménélaïon. La vallée comprise entre ces deux chaînes de montagnes étoit obstruée vers le nord par un amas confus de monticules irréguliers. Ceux-ci, s’avançant au midi, venoient former de leurs dernières croupes les collines où Sparte étoit assise. Depuis Sparte jusqu’à la mer on n’aperçoit qu’un terrain uni, fertile, entrecoupé de champs, de vignes et de froment, ombragé de bosquets d’oliviers, de sycomores et de platanes. L’Eurotas promenoit son cours tortueux dans cette riante solitude, et cachoit sous des lauriers roses ses flots d’azur qu’embellissoient les cygnes de Léda.

Le prêtre des dieux et Cymodocée ne pouvoient se lasser d’admirer ce tableau, que peignoient de mille couleurs les feux de l’aurore naissante. Qui pourroit fouler impunément la poussière de Sparte et contempler sans émotion la patrie de Lycurgue et de Léonidas ? Démodocus agitoit encore d’étonnement son sceptre augural, que déjà ses coursiers rapides entroient dans Lacédémone. Le char traverse la place publique, franchit le sénat des vieillards et le portique des Perses, prend la route du théâtre adossé à la citadelle, et monte à la maison de Cyrille, bâtie près du temple de Vénus armée.

La famille de Lasthénès attendoit chez l’évêque de Lacédémone l’arrivée de la nouvelle épouse ; le prélat étoit instruit de tout ce qui s’étoit passé en Arcadie. Pour mettre Cymodocée à l’abri des entreprises d’Hiéroclès, et afin qu’Eudore acquît des droits sur elle, Cyrille se proposoit de la fiancer au fils de Lasthénès aussitôt qu’elle seroit déclarée néophyte ; mais la prêtresse des Muses ne pouvoit devenir l’épouse d’Eudore qu’après avoir reçu le baptême. Les vieillards saluèrent l’aimable étrangère avec une tendresse grave et sainte. Les soins les plus touchants lui furent prodigués par sa nouvelle mère et ses nouvelles sœurs. Ces caresses, que Cymodocée n’avoit jamais connues, lui sembloient d’une extrême douceur. Elle ne vit point Eudore, qui dans ce moment de bonheur redoubloit de veilles et d’austérités. Des le soir même Cyrille commença les instructions de la jeune infidèle. Elle écoutoit avec candeur et ingénuité ; la morale et la charité évangélique charmoient son cœur. Elle pleuroit abondamment sur le mystère de la croix et sur les douleurs du Fils de l’homme : le culte de la Mère du Sauveur la remplissoit d’attendrissement et de délices ; elle se faisoit conter sans cesse par le vieux martyr l’histoire de la crèche, des bergers, des anges, des mages ; elle répétoit tout bas ces paroles qu’elle avoit apprises : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce. » La grandeur du Dieu des chrétiens effrayoit un peu Cymodocée ; elle se réfugioit auprès de Marie, qu’elle paroissoit prendre pour sa mère. Elle expliquoit souvent à Démodocus quelques-unes des leçons qu’elle avoit reçues, elle s’asseyoit sur ses genoux, et lui disoit dans un langage charmant l’heureuse vie des patriarches, la tendresse de Nachor pour Sara sa fille, l’amour du jeune Tobie pour son épouse étrangère ; elle lui parloit d’une femme qu’un apôtre fit sortir du tombeau et rendit à ses parents désolés.

« Crois-tu, ajoutoit-elle, que le Dieu des chrétiens, qui me commande d’aimer mon père afin de vivre longuement, ne vaut pas bien ces dieux qui ne me parloient jamais de toi ? »

Rien n’étoit plus touchant que de voir ainsi ce missionnaire d’une espèce nouvelle, tour à tour disciple d’un vieillard et maître d’un autre vieillard, placé, comme la grâce et la persuasion, entre ces hommes vénérables, pour faire goûter au prêtre d’Homère les sérieuses instructions du prêtre d’Israël.

L’ennemi du genre humain voyoit en frémissant de rage cette vierge innocente échapper à son pouvoir. Il en accuse Astarté.

« Foible démon, s’écrie-t-il, que fais-tu donc dans l’abîme ? Tu n’as quitté le ciel qu’en gémissant, et maintenant encore te voilà vaincu par l’ange des saintes amours ! »

Astarté repondit :

« Ô Satan ! calme ta colère. Si je n’ai pu l’emporter sur l’ange qui m’a remplacé au séjour du bonheur, ma défaite même va servir au succès de tes desseins. J’ai un fils aux enfers, mais je n’ose l’approcher, car ses fureurs m’intimident. Tu le connois : descends à sa prison ; ramène-le sur la terre ; je vais l’attendre auprès d’Hiéroclès, et quand ce mortel sera brûlé de mes feux et de ceux de mon fils, tu n’auras plus qu’à livrer les chrétiens au démon de l’homicide. »

Il dit, et Satan se précipite au fond du gouffre des tourments. Par delà des marais croupissants et des lacs de soufre et de bitume, dans les vastes régions de l’enfer, s’ouvre un cachot, séjour du plus infortuné des habitants de l’abîme. C’est là que le démon de la jalousie fait entendre ses éternels hurlements. Couché parmi des vipères et d’affreux reptiles, jamais le sommeil n’approcha de ses yeux. L’inquiétude, le soupçon, la vengeance, le désespoir et une sorte d’amour féroce agitent ses regards, des chimères occupent et tourmentent son esprit : il tressaille ; il croit entendre des bruits mystérieux, il croit poursuivre de vains fantômes. Pour éteindre sa soif brûlante, il boit dans une coupe d’airain un poison composé de ses sueurs et de ses larmes. Ses lèvres tremblantes respirent l’homicide : au défaut de la victime qu’il cherche sans cesse, il se frappe lui-même d’un poignard, oubliant qu’il est immortel.

Le prince des ténèbres, descendu vers ce monstre, s’arrête à l’entrée de la caverne.

« Archange puissant, dit-il, je t’ai toujours distingué des innombrables esprits de mon empire. Aujourd’hui tu peux me prouver ta reconnoissance : il faut allumer dans le sein d’un mortel cette flamme que tu mis autrefois dans le cœur d’Hérode. Il faut perdre les chrétiens ; il faut reprendre le sceptre du monde : l’entreprise est digne de ton courage. Viens, ô mon fils ! seconde les vastes desseins de ton roi. »

Le démon de la jalousie retire de sa bouche la coupe empoisonnée, et essuyant ses lèvres avec sa chevelure de serpents :

« Ô Satan ! répondit-il avec un profond soupir, le poids de l’enfer ne courbera-t-il jamais ton front superbe ? Veux-tu m’exposer encore aux coups de cette foudre qui t’a précipité dans le gouffre des pleurs ? Que peux-tu contre la croix ? une femme a écrasé ta tête orgueilleuse. Je hais la lumière du ciel. Les chastes amours des chrétiens ont détruit mon empire sur la terre. Poursuis, si tu le veux, tes projets, mais laisse-moi jouir en paix de ma rage et ne viens plus troubler mes fureurs. »

Il dit, et d’une main forcenée il arrache les serpents attachés à ses flancs et les déchire avec ses dents bruyantes.

Satan, frémissant de colère :

« Ange pusillanime, d’où te vient aujourd’hui cette crainte ? Le repentir, cette lâche vertu des chrétiens, seroit entré dans ton cœur ? Regarde autour de toi : voilà ton éternelle demeure ! À des maux sans fin sache opposer une haine sans terme, et bannis d’inutiles regrets. Ose me suivre : je ferai bientôt disparoître du monde ces chastes amours qui t’épouvantent. Je te rendrai ton empire sur l’homme abattu. Mais n’attends pas que mon bras te contraigne à m’accorder ce que j’ai daigné demander à ton zèle. »

À cette espérance, à cette menace, le démon de la jalousie se laisse, entraîner.

Satan, plein de joie, monte aussitôt sur un char de feu, et fait placer à ses côtés le monstre qu’il appelle son fils ; il l’instruit de ce qu’il doit faire et lui nomme la victime qu’il doit frapper. Pour éviter l’importunité des esprits de ténèbres, les deux chefs de l’enfer traversent invisibles le séjour de la douleur. La mort seule les voit sortir des portes de l’abîme et les salue par un sourire affreux. Bientôt ils touchent à la terre et descendent dans le vallon de l’Alphée. En proie à son fatal amour, le proconsul d’Achaïe étoit alors agité d’un sommeil pénible. Le démon de la jalousie se cache sous la figure d’un vieil augure, confident des peines secrètes d’Hiéroclès. Il prend le visage ridé de l’antique devin, sa voix sombre, son front chauve et sa pâleur religieuse. Sa tête est couverte d’un long voile ; les bandelettes sacrées descendent sur ses épaules ; il s’approche du lit de l’impie comme un songe funeste. Du rameau qu’il tient à la main il touche la poitrine d’Hiéroclès :

« Tu dors, lui dit-il, et ton ennemi triomphe ! Cymodocée, conduite à Lacédémone, embrasse la religion des chrétiens, et va bientôt devenir l’épouse du fils de Lasthénès ! Réveille-toi, saisissons ta proie ; et pour l’enlever à ton rival, perdons, s’il le faut, la race entière des chrétiens. »

En achevant de prononcer ces mots, le démon de la jalousie arrache de sa tête le voile et les bandelettes sacerdotales. Il reprend son horrible forme : il se penche sur Hiéroclès ; il le serre étroitement dans ses bras, et fait couler sur lui un sang impur. Rempli de terreur, l’infortuné se débat sous le poids du fantôme et se réveille en poussant un cri : tel un homme enseveli vivant au champ des tombeaux sort avec effroi de sa léthargie, frappe du front son cercueil et fait entendre une plainte dans le sein de la terre. Tous les poisons du monstre infernal ont passé dans l’âme de l’ennemi des fidèles. Il s’élance de son lit, les cheveux hérissés. Il appelle ses gardes : il veut devancer les ordres d’Auguste, il veut qu’on arrête les chrétiens, qu’on disperse leurs assemblées ; il parle de conspiration, d’un projet fatal à l’empire.

« Il faut du sang !… s’écrie-t-il. Un feu dévorant coule dans tous les cœurs… Ne consultons point les entrailles des victimes : les vœux, les prières, les autels, ne peuvent rien pour nous ! »

L’insensé ! bientôt les délateurs arrivés de Lacédémone lui confirment la vérité du songe qui le poursuit.

Eudore, résigné aux décrets de la Providence, et désirant avec ardeur la gloire du martyre, ne croyoit pas toutefois l’orage si près de sa tête. Il s’occupoit à perfectionner son âme pour se rendre digne à la fois et des destinées que Paul lui avoit prédites et de l’épouse que Dieu lui avoit choisie. Dans une terre dont le maître s’est éloigné, on voit un arbre de riche espérance devenir stérile ; le maître, après quelques années d’absence, rentre à sa demeure ; il retourne à son arbre chéri, il coupe les branches blessées par la chèvre ou rompues par les vents : l’arbre reprend une vigueur nouvelle, et bientôt sa tête s’incline sous le poids de ses fruits parfumés ; ainsi le fils de Lasthénès, abandonné de Dieu, avoit langui faute de culture ; mais quand le père de famille rentra dans son héritage et donna ses soins à la plante de son amour, Eudore se couronna des vertus que son enfance avoit promises.

Il touchoit à l’accomplissement d’une partie de ses vœux ; il alloit recevoir la foi de Cymodocée. La nouvelle catéchumène avoit mérité par son intelligence, sa pureté et sa douceur, d’être admise aux deux degrés d’auditrice et de postulante. Elle devoit paroître à l’église, pour la première fois, le jour d’une fête consacrée à la mère du Sauveur ; fiancée après la célébration des mystères, elle étoit destinée à jurer dans le même moment fidélité à son Dieu et à son époux.

Les premiers chrétiens choisissoient surtout le silence des ombres pour accomplir les cérémonies de leur culte. Le jour qui précéda la nuit où Cymodocée triompha de l’enfer, ce jour se passa dans les méditations et les prières. Vers le soir, Séphora et ses deux filles commencèrent à parer la nouvelle épouse. Elle se dépouilla d’abord des ornements des Muses ; elle déposa sur un autel domestique, consacré à la Reine des anges, son sceptre, son voile et ses bandelettes : sa lyre étoit restée au temple d’Homère. Ce ne fut pas sans répandre des larmes que Cymodocée se sépara des marques gracieuses de la religion paternelle. Une tunique blanche, une couronne de lis, lui tinrent lieu des perles et des colliers que ne portaient point les chrétiennes. La pudeur évangélique remplaça sur ses lèvres le sourire des Muscs et lui donna des charmes dignes du ciel.

À la seconde veille de la nuit, elle sortit au milieu des flambeaux, portant un flambeau elle-même. Elle étoit précédée de Cyrille, des prêtres, des veuves et des diaconesses ; le chœur des vierges l’attendoit à la porte. Quand elle parut, la foule qu’attiroit cette cérémonie poussa un cri d’admiration. Les païens disoient :

« C’est la fille de Tyndare, couronnée des fleurs du plataniste, et prête à passer dans le lit de Ménélas ! C’est Vénus, lorsqu’elle eut jeté ses bracelets dans l’Eurotas et qu’elle se montra à Lycurgue sous les traits de Minerve ! »

Les chrétiens s’écrioient :

« C’est une nouvelle Ève ! c’est l’épouse du jeune Tobie ! c’est la chaste Suzanne ! c’est Esther ! »

Ce nom d’Esther, donné par la voix du peuple fidèle, devint aussitôt le nom chrétien de Cymodocée.

Près du Lesché, et non loin des tombeaux des rois Agides, les chrétiens de Sparte avoient bâti une église. Éloignée du bruit et de la foule, environnée de cours et de jardins, elle étoit séparée de tout monument profane. Après avoir passé un péristyle décoré de fontaines où les fidèles se purifioient avant la prière, on trouvoit trois portes qui conduisoient à la basilique. Au fond de l’église, à l’orient, on apercevoit l’autel, et derrière l’autel, le sanctuaire. Cet autel d’or massif, enrichi de pierreries, couvroit le corps d’un martyr ; quatre rideaux d’une étoffe précieuse l’environnoient. Une colombe d’ivoire, image de l’Esprit-Saint, étoit suspendue au-dessus de l’autel et protégeoit de ses ailes le tabernacle. Les murs étoient décorés de tableaux qui représentoient des sujets tirés de l’Écriture. Le baptistère s’élevoit isolé à la porte de l’église et faisoit soupirer l’impatient catéchumène.

Cymodocée s’avance vers les saints portiques. Un contraste étonnant se faisoit remarquer de toutes parts : les filles de Lacédémone, encore attachées à leurs dieux, paroissoient sur la route avec leurs tuniques entr’ouvertes, leur air libre, leurs regards hardis : telles elles dansoient aux fêtes de Bacchus ou d’Hyacinthe : les rudes souvenirs de Sparte, la fourberie, la cruauté, la férocité maternelle, se montroient dans les yeux de la foule idolâtre. Plus loin on découvroit des vierges chrétiennes chastement vêtues, dignes filles d’Hélène par leur beauté, plus belles que leur mère par leur modestie. Elles alloient avec le reste des fidèles célébrer les mystères d’un culte qui rend le cœur doux pour l’enfant, charitable pour l’esclave, et inspire l’horreur de la dissimulation et du mensonge. On eût cru voir deux peuples parmi ces frères, tant la religion peut changer les hommes !

Lorsqu’on fut arrivé au lieu de la fête, l’évêque, tenant l’Évangile à la main, monta sur son trône, qui s’élevoit au fond du sanctuaire, en face du peuple. Les prêtres, assis à sa droite et à sa gauche, remplirent le demi-cercle de l’abside. Les diacres se rangèrent debout derrière eux ; la foule occupoit le reste de l’église ; les hommes étoient séparés des femmes, les premiers la tête découverte, les secondes la tête voilée.

Tandis que l’assemblée prenoit ses rangs, un chœur chantoit le psaume de l’introduction de la fête. Après ce cantique, les fidèles plièrent en silence ; ensuite l’évêque prononça l’oraison des vœux réunis des fidèles. Le lecteur monta à l’ambon et choisit dans l’Ancien et le Nouveau Testament les textes qui se rapportoient davantage à la double fête que l’on célébroit. Quel spectacle pour Cymodocée ! Quelle différence de cette sainte et tranquille cérémonie aux sanglants sacrifices, aux chants impurs des païens ! Tous les yeux se tournoient sur l’innocente catéchumène ; elle étoit assise au milieu d’une troupe de vierges, qu’elle effaçoit par sa beauté. Accablée de respect et de crainte, à peine osoit-elle lever un regard timide pour chercher dans la foule celui qui après Dieu occupoit alors uniquement son cœur.

Le lecteur fut remplacé par l’évêque dans la chaire de vérité. Il expliqua d’abord l’évangile du jour : il parla de la conversion des idolâtres et du bonheur qu’auroit bientôt une fille vertueuse d’être unie à un époux chrétien, sous la protection de la Mère du Sauveur. Il termina son discours par ces paroles :

« Habitants de Lacédémone, il est temps que je vous rappelle l’alliance qui vous unit avec Sion. Descendu d’Abraham comme le peuple fidèle, Arius votre roi réclama jadis auprès du pontife Onias les lois de cette parenté sainte. Dans la lettre qu’il adressa au peuple juif, il lui dit : « Nos troupeaux et tous nos biens sont à vous, et les vôtres sont à nous. » Les Machabées, reconnoissant cette commune origine, envoyèrent aux Spartiates une députation amicale. Si donc, n’étant encore que gentils vous fûtes distingués du Dieu de Jacob entre tous les peuples de Javan , de Séthim et d’Élisa, que ne devez-vous pas faire pour le ciel à présent que vous êtes marqués du sceau de la race élue ! Voici l’instant de vous montrer dignes de votre berceau, qu’ombragèrent les palmes de l’Idumée. Les grands martyrs Judas, Jonathas et ses frères vous invitent à marcher sur leurs traces. Vous êtes appelés aujourd’hui à la défense de la patrie céleste. Troupeau chéri que le ciel a confié à mes soins, c’est peut-être la dernière fois que votre pasteur vous rassemble sous sa houlette ! Combien peu d’entre nous se retrouveront au pied de cet autel quand il nous sera permis de nous réunir ! Servantes de Jésus-Christ, épouses vertueuses, vierges sans tache, c’est aujourd’hui qu’il faut vous glorifier d’avoir quitté les pompes du siècle, afin de ne yous attacher qu’à la pudeur. Ah ! qu’il seroit à craindre que des pieds entravés par des bandelettes de soie ne pussent monter à l’échafaud ! Ces colliers de perles qui entourent un cou trop délicat laisseroient-ils quelque place à l’épée ? Réjouissons-nous donc, mes frères, le temps de notre délivrance approche ; je dis délivrance, car sans doute vous n’appelez pas esclavage les cachots et les fers dont vous êtes menacés. Pour un chrétien persécuté la prison n’est point un lieu de souffrances, mais un lieu de délices : quand l’âme prie, le corps ne sent point le poids de ses chaînes, elle emporte avec soi tout l’homme. »

Cyrille descendit de la chaire. Un diacre s’écria :

« Priez, mes frères ! »

L’assemblée se leva, se tourna vers l’orient, et, les mains étendues vers le ciel, pria pour les chrétiens, pour les infidèles, pour les persécuteurs, pour les foibles, pour les malades, pour les affligés, pour tous ceux qui pleurent. Alors les diacres firent sortir du lieu saint tous ceux qui ne devoient point assister au sacrifice, les gentils, les possédés du démon, les pénitents. La mère d’Eudore, assistée de deux veuves, vint chercher la tremblante catéchumène ; elle la conduisit aux pieds de Cyrille. Alors le martyr, lui adressant la parole, lui dit :

« Qui êtes-vous ? »

Elle répondit, selon l’instruction qu’elle avoit reçue :

« Je suis Cymodocée, fille de Démodocus. »

« Que voulez-vous ? » dit le prélat.

« Sortir, repartit la jeune vierge, des ténèbres de l’idolâtrie, et entrer dans le troupeau de Jésus-Christ. »

« Avez-vous, dit l’évêque, bien pensé à votre résolution ; ne craignez-vous ni la prison ni la mort ? Votre foi en Jésus-Christ est-elle vive et sincère ? »

Cymodocée hésita. Elle ne s’attendoit point à la première partie de cette question : elle vit la douleur de son père, mais elle songea qu’elle balançoit à accepter le sort d’Eudore ; elle se décida sur-le-champ, et prononça d’une voix ferme :

« Je ne crains ni la prison ni la mort, et ma foi en Jésus-Christ est vive et sincère.

Alors l’évêque lui imposa les mains et la marqua au front du signe de la croix. Une langue de feu parut à la voûte de l’église, et l’Esprit-Saint descendit sur la vierge prédestinée. Un diacre lui met une palme à la main, les jeunes chrétiennes lui jettent des couronnes ; elle retourne au banc des femmes, précédée de cent flambeaux et semblable à une martyre qui s’envole éclatante vers le ciel.

Le sacrifice commence. L’évêque salue le peuple, et un diacre s’écrie :

« Embrassez-vous les uns les autres. »

L’assemblée se donne le baiser de paix. Le prêtre reçoit les dons des fidèles, l’autel est comblé des pains offerts en sacrifice ; Cyrille les bénit. Les lampes sont allumées, l’encens fume, les chrétiens élèvent leur voix : le sacrifice s’accomplit, l’hostie est partagée aux élus, l’agape suit la communion sainte, et tous les cœurs se tournent vers une cérémonie attendrissante.

L’épouse de Lasthénès annonce à Cymodocée qu’elle va promettre sa foi à Eudore. Cymodocée est soutenue dans les bras des vierges qui l’environnent. Mais qui peut dire où est le nouvel époux ? Pourquoi marque-t-il si peu d’empressement ? Quel lieu de ce temple le dérobe aux yeux de la fille d’Homère ? On fait silence ; les portes de l’église s’ouvrent, et l’on entend au dehors une voix qui disoit :

« J’ai péché devant Dieu et devant les hommes. À Rome, j’ai oublié ma religion et j’ai été rejeté du sein de l’Église ; dans les Gaules, j’ai donné la mort à l’innocence : priez pour moi, mes frères. »

Cymodocée reconnoît la voix d’Eudore ! Le descendant de Philopœmen, revêtu d’un cilice, la tête couverte de cendres, prosterné sur le pavé du vestibule, accomplissoit sa pénitence et se confessoit publiquement. Le prélat offre au Seigneur, en faveur du chrétien humilié, une prière de miséricorde, que répètent tous les fidèles. Quel nouveau sujet d’étonnement pour Cymodocée ! Elle est conduite une seconde fois à l’autel ; elle est fiancée à son époux, et répète, de la voix la plus touchante, les paroles que l’évêque récitoit avant elle. Un diacre s’étoit rendu auprès d’Eudore : debout à la porte de l’église, où il ne pouvoit pénétrer, le pénitent prononce de son côté les mots qui l’engagent à Cymodocée. Échangé de l’autel au vestibule, le serment des deux époux est reporté de l’un à l’autre par les prêtres : on eût cru voir l’union de l’innocence et du repentir. La fille de Démodocus consacre à la reine des anges une quenouille chargée d’une laine sans tache, symbole des occupations domestiques. Pendant cette cérémonie, qui faisoit répandre des larmes à tous les témoins, les vierges de la nouvelle Sion chantoient le cantique de l’épouse :

« Tel est le lis entre les épines, telle est ma bien-aimée entre les vierges. Que vous êtes belle, ô mon amie ! Votre bouche est une grenade entr’ouverte, et vos cheveux ressemblent aux rameaux du palmier. L’épouse s’avance comme l’aurore : elle s’élève du désert comme la fumée de l’encens ! Filles de Jérusalem, je vous conjure par les chevreuils de la montagne de me soutenir avec des fruits et des fleurs, car non âme s’est fondue à la voix de mon amie. Vent du milieu du jour, répandez les plus doux parfums autour de celle qui est les délices de l’époux ! Ma bien-aimée, vous avez blessé mon âme ! Ouvrez-moi vos portes de cèdre ; mes cheveux sont mouillés de la rosée de la nuit. Que la myrrhe et l’aloès couvrent votre lit embaumé ! que votre main gauche soutienne ma tête languissante ; mettez-moi comme un sceau sur votre cœur, car l’amour est plus fort que la mort. »

À peine les vierges chrétiennes avoient-elies cessé leur cantique, qu’on entendit au dehors d’autres voix et d’autres concerts. Démodocus avoit rassemblé une troupe de ses parents et de ses amis, et faisoit chanter à son tour l’union d’Eudore et de Cymodocée :

« L’étoile du soir a brillé : jeunes hommes, abandonnez les tables du festin. Déjà la vierge paroît : chantons l’Hymen, chantons l’Hyménée.

« Fils d’Uranie, cultivateur des collines de l’Hélicon, toi qui conduis à l’époux la vierge timide, Hymen, viens fouler ces tapis au son de ta voix harmonieuse, et secoue dans ta main la torche à la chevelure d’or.

« Ouvrez les portes de la chambre nuptiale, la vierge s’avance ! La pudeur ralentit ses pas ; elle pleure en quittant la maison paternelle. Viens, nouvelle épouse, un mari fidèle se veut reposer sur ton sein.

« Que des enfants plus beaux que le jour sortent de ce fécond hyménée. Je veux voir un jeune Eudore suspendu au sein de Cymodocée, tendre ses foibles mains à sa mère et sourire doucement au guerrier qui lui donna le jour ! »

Ainsi les deux religions se réunissoient pour célébrer l’union d’un couple qui sembloit heureux, à l’instant même où les plus grands périls menaçoientsa tête. À peine les chants d’allégresse avoient cessé, que l’on entend retentir le pas régulier des soldats et le bruit des armes. Une rumeur confuse s’élève dans les airs, des hommes farouches entrent dans l’asile de la paix, le fer et la flamme à la main. La foule, épouvantée, se précipite par toutes les portes de l’église. Étouffés dans les étroits passages de la nef et des vestibules, les femmes, les enfants, les vieillards poussent des cris lamentables ; tout fuit, tout se disperse. Cyrille, revêtu de ses habits pontificaux, et tranquille devant le Saint des saints, est arrêté à l’autel. Un centurion, chargé des ordres d’Hiéroclès, cherche Cymodocée, la reconnoît au milieu de la foule, et veut porter sur elle une main profane. À l’instant Eudore, cet agneau paisible, devient un lion rugissant. Il se précipite sur le centurion, lui arrache son épée, la brise, et, saisissant dans ses bras la fille de Démodocus, il l’emporte à travers les ombres. Le centurion, désarmé, appelle ses soldats, et poursuit le fils de Lasthénès. Eudore, redoublant de vitesse, touche déjà la tombe de Léonidas ; mais il entend derrière lui la marche précipitée des satellites d’Hiéroclès. Ses forces, épuisées, trompent son amour ; il ne peut plus porter son fardeau, il dépose son épouse derrière le monument sacré. Auprès du tombeau s’élevoit le trophée d’armes des guerriers des Thermopyles. Eudore saisit la lance du roi de Lacédémone ; les soldats arrivent. Prêts à s’élancer sur le chrétien, ils croient voir, à la lueur de leurs torches, l’ombre magnanime de Léonidas, qui d’une main tient sa lance et de l’autre embrasse son sépulcre. Les yeux du fils de Lasthénès étincellent ; il secoue dans la nuit sa noire chevelure ; le fer de sa lance brise et renvoie en mille éclairs la lueur des flambeaux : moins terrible parut aux Perses Léonidas lui-même, dans cette nuit où, pénétrant jusqu’à la tente de Xerxès, il remplit de meurtre et d’épouvante le camp des barbares. Ô surprise ! plusieurs soldats reconnoissent leur général.

« Romains, s’écrie Eudore, c’est mon épouse que vous me voulez ravir, mais vous ne me l’arracherez qu’avec la vie ! »

Touchés par la voix de leur ancien compagnon d’armes, effrayés de son air terrible, les soldats s’arrêtent. Quand une troupe rustique est entrée dans un champ de blé nouveau, les frêles épis tombent sans effort sous la faucille ; mais arrivés au pied d’un chêne qui s’élève au milieu des gerbes, les moissonneurs admirent l’arbre puissant que pourroient seules abattre ou la tempête ou la cognée : ainsi, après avoir dispersé la foule des chrétiens, les soldats s’arrêtent devant le fils de Lasthénès. En vain le lâche centurion leur ordonne d’avancer : ils semblent attachés sur le sol par un charme. Dieu leur inspiroit secrètement cet effroi. Il fait plus : il ordonne à l’ange protecteur du fils de Lasthénès de se dévoiler aux yeux de la cohorte, La foudre gronde dans les cieux, l’ange paroît au côté d’Eudore, sous la forme d’un guerrier couvert d’armes étincelantes ; les soldats jettent leur bouclier sur leur dos, et s’enfuient dans les ténèbres, au milieu de la grêle et des éclairs. Eudore profite de cet instant : il enlève de nouveau sa bien-aimée. Suspendue au cou d’Eudore, Cymodocée presse dans ses bras la tête sacrée de son époux : la vigne s’attache avec moins de grâce au peuplier qui la soutient, la flamme embrasse avec moins de vivacité le tronc du pin qu’elle dévore ; la voile est repliée moins étroitement autour du mât pendant la tempête. Le fils de Lasthénès, chargé de son trésor, arrive bientôt chez son père et, du moins pour un moment, met à l’abri la vierge qui vient de lui consacrer ses jours.

En proie au démon de la jalousie, Hiéroclès s’étoit porté à cette violence contre les chrétiens dans l’espoir de ravir Cymodocée à Eudore avant qu’elle eût prononcé les mots qui l’engageoient à son époux ; mais ses satellites arrivèrent trop tard, et le courage d’Eudore sauva l’innocente catéchumène. Le messager que le fils de Lasthénès avoit envoyé à Constantin revint à Lacédémone la nuit même de ce scandale. Il apporta des nouvelles à la fois heureuses et inquiétantes Dioclétien avoit encore pris un de ces partis modérés convenables à son caractère. Sur le faux rapport envoyé par Hiéroclès, l’empereur avoit ordonné de surveiller les prêtres et de disperser les assemblées secrètes ; mais éclairé par Constantin, il n’avoit pu croire qu’Eudore se fût mis à la tête des rebelles, et il se contentoit de le rappeler à Rome. Constantin ajoutoit dans sa lettre :

« Venez donc auprès de moi ; nous aurons besoin de votre secours. J’envoie Dorothée à Jérusalem, afin de prévenir ma mère du sort qui menace les fidèles. Il doit toucher à Athènes. Si vous choisissiez le Pirée pour vous embarquer, vous pourriez apprendre de la bouche de votre ancien ami des choses importantes. »

La galère de Dorothée venoit en effet d’arriver au port de Phalère. La famille de Lasthénès et celle de Démodocus délibèrent sur le parti qui leur reste à prendre.

« Cymodocée, dit Eudore, ne peut demeurer dans la Grèce après mon départ sans être exposée aux violences d’Hiéroclès ; elle ne peut me suivre à Rome, puisqu’elle n’est pas encore mon épouse. Il s’offre une circonstance favorable : Dorothée pourroit conduire Cymodocée à Jérusalem. Sous la protection de l’épouse de Constance, elle achèveroit de s’instruire des vérités du salut. Aussitôt que l’empereur m’en accorderoit la grâce, j’irois au tombeau de Jésus-Christ réclamer la foi que la fille de Démodocus m’a jurée. »

Les deux familles regardèrent ce dessein comme une inspiration du ciel : ainsi lorsque des marins ont embarqué sur leur galère cet oiseau belliqueux et rustique qui réveille au matin les laboureurs, si pendant la nuit, au travers des sifflements d’une tempête, il fait entendre son cri guerrier et villageois, je ne sais quel doux regret de la patrie pénètre avec un rayon d’espérance dans le cœur du matelot réjoui : il bénit la voix qui, rappelant au milieu des mers la vie pastorale, semble promettre une terre prochaine. Démodocus lui-même est rassuré par le projet d’Eudore ; sans songer à une séparation douloureuse, il ne voit, au premier moment, qu’un moyen de sauver sa fille : il l’auroit voulu suivre aux extrémités de la terre, mais son âge et ses fonctions de pontife l’enchaînoient au sol de la Grèce.

« Eh bien, dit Lasthénès, que la volonté de Dieu s’accomplisse ! Démodocus conduira Cymodocée à Athènes ; Eudore s’y rendra de son côté. Les deux époux s’embarqueront au même moment et au même port, l’un pour Rome, l’autre pour la Syrie. Ô mes enfants ! le temps des épreuves est de peu de durée et passe comme un courrier rapide ! Soyez chrétiens, et l’amour vous restera avec le ciel. »

Le départ fut fixé au jour suivant, dans la crainte de quelque nouvelle fureur du proconsul. Avant de quitter Lacédémone, Eudore écrivit à Cyrille, qu’il ne put voir dans les prisons. Le confesseur, accoutumé aux chaînes, envoya du fond de son cachot sa bénédiction au couple persécuté. Jeunes époux, vous espériez encore le bonheur sur la terre, et déjà le chœur des vierges et des martyrs commençoit pour vous dans le ciel des cantiques d’une union plus durable et d’une félicité sans fin !


fin du livre quatorzième.