Les Maîtres d’autrefois
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 14 (p. 262-296).
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LES
MAITRES D’AUTREFOIS

VI.[1]
REMBRANDT. — LES VAN-EYCK. — MEMLING.


I.


Amsterdam.

Rembrandt serait en effet inexplicable, si l’on ne voyait en lui deux hommes de nature adverse qui se sont fort embarrassés. Leur force est presque égale, leur portée n’a rien de comparable; quant à leur objectif, il est absolument opposé. Ils ont tenté de se mettre d’accord, et n’y sont parvenus qu’à la longue, dans des circonstances demeurées célèbres et très rares. D’habitude ils agissaient et pensaient séparément, ce qui leur a toujours réussi. Les longs efforts, les témérités, les quelques avortemens, le dernier chef-d’œuvre de ce grand homme double, — les Syndics, — ne sont pas autre chose que la lutte et la réconciliation finale de ses deux natures. La Ronde de nuit a pu vous donner l’idée du peu d’entente qui régnait entre elles lorsque, trop tôt sans doute, Rembrandt entreprit de les faire collaborer à la même œuvre. Il me reste à vous les montrer chacune dans son domaine. En voyant jusqu’à quel point elles étaient contraires et complètes, vous comprendrez mieux pourquoi Rembrandt eut tant de peine à trouver une œuvre mixte où elles pussent se manifester ensemble et sans se nuire. D’abord il y a le peintre que j’appellerai l’homme extérieur : esprit clair, main rigoureuse, logique infaillible, en tout l’opposé du romanesque génie à qui les admirations du monde se sont données presque tout entières, et quelquefois, comme je viens de vous le dire, un peu trop vite. A sa façon, à ses heures, le Rembrandt dont je veux parler est lui-même un maître supérieur. Sa manière de voir est des plus saines, sa manière de peindre édifie par la simplicité des moyens; sa manière d’être atteste qu’il veut être avant tout compréhensible et véridique. Sa palette est sage, limpide, teintée aux vraies couleurs du jour et sans nuage. Son dessin se fait oublier, mais n’oublie rien. Il est excellemment physionomique. Il exprime et caractérise en leur individualité des traits, des regards, des attitudes et des gestes, c’est-à-dire les habitudes normales et les accidens furtifs de la vie. Son exécution a la propriété, l’ampleur, la haute tenue, le tissu serré, la force et la concision propres aux praticiens passés maîtres dans l’art des beaux langages. Sa peinture est grise et noire, mate, pleine, extrêmement grasse et savoureuse. Elle a pour les yeux le charme d’une opulence qui se dérobe au lieu de s’afficher, d’une habileté qui ne se trahit que par les échappées du plus grand savoir.

Si vous la comparez aux peintures de même mode et de même gamme qui distinguent les portraitistes hollandais. Hals excepté, vous vous apercevez, à je ne sais quoi de plus nourri dans le ton, à je ne sais quelles chaleurs intimes dans les nuances, aux coulées de la pâte, aux ardeurs de la facture, qu’un tempérament de feu se cache sous la tranquillité apparente de la méthode. Quelque chose vous avertit que l’artiste qui peint ainsi se tient à quatre pour ne pas peindre autrement, que cette palette affecte une sobriété de circonstance, enfin que cette matière onctueuse et grave est beaucoup plus riche au fond qu’elle n’en a l’air, et qu’à, l’analyse on y découvrirait, comme un alliage magnifique, des réserves d’or en fusion.

Voilà sous quelle forme inattendue Rembrandt se révèle chaque fois qu’il sort de lui-même pour se prêter à des obligations tout accidentelles. Et telle est la puissance d’un pareil esprit, quand il se porte avec sincérité d’un monde sur un autre, que ce thaumaturge est encore un des témoins les plus capables de nous donner une idée fidèle et une idée inédite du monde extérieur tel qu’il est. Ses ouvrages ainsi conçus sont peu nombreux. Je ne sache pas, et la raison en est facile à saisir, qu’aucun de ses tableaux, je veux dire aucune de ses œuvres imaginées ou imaginaires, se soit jamais revêtue de cette forme et de cette couleur relativement impersonnelles. Aussi ne rencontrez-vous chez lui cette manière de sentir et de peindre que dans les cas où, soit fantaisie, soit obligation, il se subordonne à son sujet. On pourrait y rattacher quelques portraits hors ligne disséminés dans les collections de l’Europe, et qui mériteraient qu’on fît d’eux une étude à part. C’est également à ces momens de rare abandon, dans la vie d’un homme qui s’oublia peu et ne se donna que par complaisance, que nous devons les portraits des galeries Six et Van-Loon, et c’est à ces œuvres parfaitement belles que je conseillerai de recourir, si l’on veut savoir comment Rembrandt traitait la personne humaine lorsque, pour des motifs qu’on suppose, il consentait à ne s’occuper que de son modèle.

Le plus célèbre est celui du bourgmestre Six. Il date de 1656, l’année fatale, celle où Rembrandt vieilli, ruiné, se retirait sur le Roosgracht (canal aux roses), ne sauvant de ses prospérités qu’une chose qui les valait toutes, son génie intact. On s’étonne que le bourgmestre, qui vivait avec Rembrandt dans une étroite familiarité depuis quinze ans et dont il avait déjà gravé le portrait en 1647, ait attendu si tard pour se faire peindre par son illustre ami. Tout en admirant beaucoup ses portraits, Six avait-il quelque raison de douter de leur ressemblance? Ne savait-il pas comment le peintre en avait usé jadis avec Saskia, avec quel peu de scrupule il s’était peint lui-même trente ou quarante fois déjà, et craignait-il pour sa propre image une de ces infidélités dont plus souvent que personne il avait été témoin?

Toujours est-il que, cette fois entre autres, et certainement par égard pour un homme dont l’amitié et le patronage le suivaient en sa mauvaise fortune, tout à coup Rembrandt se maîtrise comme si son esprit et sa main n’avaient jamais commis le moindre écart. Il est libre, mais scrupuleux, aimable et sincère. D’après ce personnage peu chimérique, il fait une peinture sans chimère, et de la même main qui signait, deux ans avant, en 1654, la Bethsabée du musée Lacaze, une étude sur le vif assez bizarre, il signe un des meilleurs portraits qu’il ait peints, un des plus beaux morceaux de pratique qu’il ait jamais exécutés. Il s’abandonne encore plus qu’il ne s’observe. La nature est là qui le dirige. La transformation qu’il fait subir aux choses est insensible, et il faudrait approcher de la toile un objet réel pour apercevoir des artifices dans cette peinture si délicate et si mâle, si savante et si naturelle. Le faire est rapide, la pâte un peu grosse et lisse, de premier jet, sans reliefs inutiles, coulante, abondante, plutôt écrasée et légèrement blaireautée par les bords. Pas d’écart trop vif, nulle brusquerie, pas un détail qui n’ait son intérêt secondaire ou de premier ordre. Une atmosphère incolore circule autour de ce personnage, observé chez lui, dans ses habitudes de corps et dans ses habits de tous les jours. Ce n’est pas tout à fait un gentilhomme, ce n’est pas non plus un bourgeois; c’est un homme distingué, bien mis, fort à son aise en ses allures, dont l’œil est posé sans être trop fixe, la physionomie calme, la mine un peu distraite. Il va sortir, il est coiffé, il met des gants de couleur grisâtre. La main gauche est déjà gantée, la droite est nue; ni l’une ni l’autre ne sont terminées et ne pouvaient plus l’être, tant l’ébauche est définitive en son négligé. Ici la justesse du ton, la vérité du geste, la parfaite rigueur de la forme sont telles que tout est dit comme il fallait. Le reste était affaire de temps et de soin. Et je ne reprocherais ni au peintre, ni au modèle de s’être tenus pour satisfaits devant un si spirituel à-peu-près. Les cheveux sont roux, le feutre est noir; le visage est aussi reconnaissable à son teint qu’à son expression, aussi individuel qu’il est vivant. Le pourpoint est gris-tendre; le court manteau jeté sur l’épaule est rouge avec des passementeries d’or. L’un et l’autre ont leur couleur propre, et le choix de ces deux couleurs est aussi fin que le rapport des deux couleurs est juste. Comme expression morale, c’est charmant, — comme vérité, c’est absolument sincère, — comme art, c’est de la plus haute qualité.

Quel peintre eût été capable de faire un portrait comme celui-ci? Vous pouvez l’éprouver par les comparaisons les plus redoutables, il y résiste. Rembrandt lui-même y eût-il apporté tant d’expérience et de laisser-aller, c’est-à-dire un tel accord de qualités mûres, avant d’avoir passé par les profondes recherches et les grandes audaces qui venaient d’occuper les années les plus laborieuses de sa vie? je ne le crois pas. Rien n’est perdu des efforts d’un homme, et tout lui sert, même ses erreurs. Il y a là la bonne humeur d’un esprit qui se détend, le sans-façon d’une main qui se délasse et par-dessus tout cette manière d’interpréter la vie, qui n’appartient qu’aux penseurs rompus à de plus hauts problèmes. Sous ce rapport, et si l’on songe aux tentatives de la Ronde de nuit, la parfaite réussite du portrait de Six est, si je ne me trompe, un argument sans réplique.

Je ne sais pas si les portraits de Martin Daey et de sa femme, les deux imposans panneaux qui ornent le grand salon de l’hôtel Van-Loon, valent plus ou moins que celui du bourgmestre. Dans tous les cas, ils sont plus imprévus, et beaucoup moins connus; le nom des personnages les ayant d’abord moins recommandés. D’ailleurs ils ne se rattachent visiblement ni à la première manière de Rembrandt ni à la seconde. Rien plus encore que le portrait de Six, ils sont une exception dans l’œuvre de ses années moyennes, et le besoin qu’on a de classer les ouvrages d’un maître d’après telle ou telle page ultra-célèbre, les a fait, je crois, considérer comme des toiles sans type, et, pour ce motif, un peu négliger. L’un, celui du mari, est de 1634, deux ans après la Leçon d’anatomie; l’autre, celui de la femme, de 1643, douze mois après la Ronde de nuit. Neuf années les séparent, et cependant ils ont l’air d’avoir été conçus à la même heure, et si rien dans le premier ne rappelle la période timide, appliquée, mince et jaunâtre dont la Leçon d’anatomie demeure le spécimen le plus important ; rien, absolument rien dans le second ne porte la trace des tentatives audacieuses dans lesquelles Rembrandt venait d’entrer. Voici, très sommairement indiqué par des notes, quelle est la valeur originale de ces deux pages admirables.

Le mari est debout, de face, en pourpoint noir, culotte noire, avec chapeau de feutre noir, une collerette de guipures, manchettes de guipures, nœud de guipures aux jarretières, larges cocardes de guipures sur des souliers noirs. Il a le bras gauche plié et la main cachée sous un manteau noir, galonné de satin noir ; de la main droite écartée et jetée en avant, il tient un gant de daim. Le fond est noirâtre, le parquet gris. Belle tête douce et grave, un peu ronde, jolis yeux regardant bien; dessin charmant, grand, facile et familier, du plus parfait naturel. Peinture égale, ferme de bords, d’une consistance et d’une ampleur telles qu’elle pourrait être mince ou épaisse sans qu’on exigeât ni plus ni moins ; imaginez un Velasquez hollandais plus intime et plus recueilli. Quant au rang du personnage, la plus intime manière de le bien marquer : ce n’est pas un prince, à peine un grand seigneur; c’est un gentilhomme de bonne naissance, de belle éducation, d’élégantes habitudes. La race, l’âge, le tempérament, la vie en un mot dans ce qu’elle a de plus caractéristique, tout ce qui manquait à la Leçon d’anatomie, ce qui devait manquer plus tard à la Ronde de nuit vous le trouvez dans cette œuvre de pure bonne foi.

La femme est posée de même en pied, devant un fond noirâtre et sur un parquet gris, et pareillement toute habillée de noir, avec collier de perles, bracelets de perles, nœuds de dentelles d’argent à la ceinture, cocardes de dentelles d’argent fixées sur de fines mules de satin blanc. Elle est maigre, blanche et longue. Sa jolie tête un peu penchée vous regarde avec des yeux tranquilles, et son teint de couleur incertaine emprunte un éclat des plus vifs à l’ardeur de sa chevelure qui tourne au roux. Un léger grossissement de la taille, très décemment exprimé sous l’ampleur de la robe, lui donne un air de jeune matrone infiniment respectable. Sa main droite tient un éventail de plumes noires à chaînette d’or; l’autre pendante est toute pâle, fluette, allongée, de race exquise.

Du noir, du gris, du blanc : rien de plus, rien de moins, et la tonalité est sans pareille. Une atmosphère invisible, et cependant de l’air; un modelé court et cependant tout le relief possible ; une inimitable manière d’être précis sans petitesse, d’opposer le travail le plus délicat aux plus larges ensembles, d’exprimer par le ton le luxe et le prix des choses; en un mot, une sûreté d’œil, une sensibilité de palette, une certitude dans la main qui suffiraient à la gloire d’un maître : voilà, si je me trompe, d’étonnantes qualités obtenues par le même homme qui venait quelques mois auparavant de signer la Ronde de nuit.

N’avais-je pas raison d’en appeler de Rembrandt à Rembrandt? Si l’on supposait, en effet la Leçon d’anatomie et la Ronde de nuit traitées ainsi, avec le respect des choses nécessaires, des physionomies, des costumes, des traits typiques, ne serait-ce pas dans ce genre de compositions à portraits un extraordinaire exemple à méditer et à suivre? Rembrandt ne risquait-il pas beaucoup à se compliquer? Était-il moins original quand il s’en tenait à la simplicité de ces belles pratiques? Quel sain et fort langage, un peu de tradition, mais si bien à lui ! Pourquoi en changer du tout au tout? Avait-il donc un si pressant besoin de se créer un idiome étrange, expressif, mais incorrect, et que personne après lui n’a pu parler sans tomber dans les barbarismes? Telles sont les questions qui se poseraient d’elles-mêmes, si Rembrandt avait consacré sa vie à peindre des personnages de son temps, tels que le docteur Tulp, le capitaine Kock, le bourgmestre Six, M. Martin Daey; mais le grand souci de Rembrandt n’était pas là. Si le peintre des dehors avait si spontanément trouvé sa formule et du premier coup pour ainsi dire atteint son but, il n’en était pas de même du créateur inspiré que nous allons voir à l’œuvre. Celui-ci était bien autrement difficile à satisfaire, parce qu’il avait à dire des choses qui ne se traitent pas comme de beaux yeux, de jolies mains, de riches guipures sur des satins noirs, et pour lesquelles il ne suffit pas d’un aperçu catégorique, d’une palette claire, de quelques locutions franches, nettes et concises.

Vous rappelez-vous le Bon Samaritain que nous avons au Louvre? Vous souvenez-vous de cet homme à moitié mort, plié en deux, soutenu par les épaules, porté par les jambes, brisé, faussé dans tout son corps, haletant au mouvement de la marche, les jambes nues, les pieds rassemblés, les genoux se touchant, un bras contracté gauchement sur sa poitrine creuse, le front enveloppé d’un bandage où l’on voit du sang? Vous souvenez-vous de ce petit masque souffrant, avec son œil demi-clos, son regard éteint, sa physionomie d’agonisant, un sourcil relevé, cette bouche qui gémit et ces deux lèvres écartées par une imperceptible grimace où la plainte expire? Il est tard, tout est dans l’ombre; hormis une ou deux lueurs flottantes qui semblent se déplacer à travers la toile, tant elles sont capricieusement posées, mobiles et légères, rien ne le dispute à la tranquille uniformité du crépuscule, à peine, dans ce mystère du jour qui finit, remarquez-vous à la gauche du tableau le cheval d’un si beau style et l’enfant à mine souffreteuse qui se hausse sur la pointe des pieds, regarde par-dessus l’encolure de la bête, et, sans grande pitié, suit des yeux jusqu’à l’hôtellerie ce blessé qu’on a ramassé sur le chemin, qu’on emporte avec précaution, qui pèse entre les mains des porteurs et qui geint. La toile est enfumée, toute imprégnée d’ors sombres, très riche en dessous, surtout très grave. La matière est boueuse et cependant transparente; le faire est lourd et cependant subtil, hésitant et résolu, pénible et libre, très inégal, incertain, vague en quelques endroits, d’une étonnante précision dans d’autres. Je ne sais quoi vous invite à vous recueillir et vous avertirait, si la distraction était permise devant une œuvre aussi impérieuse, que l’auteur était lui-même singulièrement attentif et recueilli lorsqu’il la peignit. Arrêtez-vous, regardez de loin, de près, examinez longtemps. Nul contour apparent, pas un accent donné de routine, une extrême timidité qui n’est pas de l’ignorance et qui vient, dirait-on, de la crainte d’être banal, ou du prix que le penseur attache à l’expression immédiate et directe de la vie; une structure des choses qui semble exister en soi, presque sans le secours des formules connues, et rend sans nul moyen saisissable les incertitudes et les précisions de la nature. Des jambes nues et des pieds de construction irréprochable de style aussi ; on ne les oublie pas plus en leur petite dimension qu’on n’oublie les jambes et les pieds du Christ dans l’Ensevelissement de Titien. Dans ce pâle, maigre et gémissant visage, rien qui ne soit une expression, une chose venant de l’âme, du dedans au dehors : l’atonie, la souffrance, et comme la triste joie de se voir recueilli quand on se sent mourir. Pas une contorsion, pas un trait qui dépasse la mesure, pas une touche, dans cette manière de rendre l’inexprimable, qui ne soit pathétique et contenue; tout cela dicté par une émotion profonde et traduit par des moyens tout à fait extraordinaires.

Cherchez autour de ce tableau sans grand extérieur et que la seule puissance de sa gamme générale impose de loin à l’attention de ceux qui savent voir; parcourez la grande galerie, revenez même jusqu’au salon carré, consultez les peintres les plus forts et les plus habiles, depuis les Italiens jusqu’aux fins Hollandais, depuis Giorgion dans son Concert jusqu’à Metzu dans sa Visite, depuis Holbein dans son Érasme jusqu’à Terburg et Ostade; examinez les peintres de sentimens, de physionomie, d’attitudes, les hommes d’observation scrupuleuse ou de verve; rendez-vous compte de ce qu’ils se proposent, étudiez leurs recherches, mesurez leur domaine, pesez bien leur langue, et demandez-vous si vous apercevez quelque part une pareille intimité dans l’expression d’un visage, une émotion de cette nature, une telle ingénuité dans la manière de sentir, quelque chose en un mot qui soit aussi délicat à concevoir, aussi délicat à dire, et qui soit dit en termes ou plus originaux, ou plus exquis, ou plus parfaits.

On pourrait jusqu’à un certain point définir ce qui fait la perfection d’Holbein, ou même l’étrange beauté de Léonard. On dirait à peu près, grâce à quelle attentive et forte observation des traits humains le premier doit l’évidence de ses ressemblances, la précision de sa forme, la clarté et la rigueur de son langage. Peut-être soupçonnerait-on dans quel monde idéal des hautes formules ou des types rêvés Léonard a deviné ce que devait être en soi la Joconde et comment de cette conception première il a tiré le regard de ses Saint Jean et de ses Vierges. On expliquerait avec moins de peine encore les lois du dessin chez les imitateurs hollandais. Partout la nature est là pour les enseigner, les soutenir, les retenir, et pour assister leur main aussi bien que leur œil. Mais Rembrandt? Si l’on cherche son idéal dans le monde supérieur des formes, on s’aperçoit qu’il n’y a vu que des beautés morales et des laideurs physiques. Si l’on cherche ses points d’appui dans le monde réel, on découvre qu’il en exclut tout ce qui sert aux autres, qu’il le connaît aussi bien, ne le regarde qu’à peu près, et que, s’il l’adapte à ses besoins, il ne s’y conforme presque jamais. Cependant il est plus naturel que personne, tout en étant moins près de la nature, plus familier, tout en étant moins terre à terre, plus trivial et tout aussi noble, laid dans ses types, extraordinairement beau par le sens des physionomies, moins adroit de sa main, c’est-à-dire moins couramment et moins également sûr de son fait, et cependant d’une habileté si rare, si féconde et si ample qu’elle peut aller du Samaritain aux Syndics, du Tobie à la Ronde de nuit, de la Famille du menuisier au Portrait de Six, aux portraits des Martin Daey, c’est-à-dire du pur sentiment à l’apparat presque pur et de ce qu’il y a de plus intime à ce qu’il y a de plus superbe.

Ce que je vous dis à propos du Samaritain, je le dirais du Tobie; je le dirai à plus forte raison des Disciples d’Emmaüs, une merveille un peu trop perdue dans un coin du Louvre et qui peut compter parmi les chefs-d’œuvre du maître. Il suffirait de ce petit tableau de pauvre apparence, de mise en scène nulle, de couleur terne, de facture discrète et presque gauche, pour établir à tout jamais la grandeur d’un homme. Sans parler du disciple qui comprend et joint les mains, de celui qui s’étonne, pose sa serviette sur la table, regarde droit à la tête du Christ et dit nettement ce qu’en langage ordinaire on pourrait traduire par une exclamation d’homme stupéfait, — sans parler du jeune valet aux yeux noirs qui apporte un plat et ne voit qu’une chose, un homme qui allait manger, ne mange pas et se signe avec componction, — on pourrait de cette œuvre unique ne conserver que le Christ, et ce serait assez. Quel est le peintre qui n’a pas fait un Christ, à Rome, à Florence, à Sienne, à Milan, à Venise, à Bâle, à Bruges, à Anvers? Depuis Léonard, Raphaël et Titien jusqu’à Van-Eyck, Holbein, Rubens et Van-Dyck, comment ne l’a-t-on pas déifié, humanisé, transfiguré, montré dans son histoire, dans sa passion, dans la mort? Comment n’a-t-on pas raconté les aventures de sa vie terrestre, conçu les gloires de son apothéose? L’a-t-on jamais imaginé ainsi : pâle, amaigri, assis de face, rompant le pain comme il avait fait le soir de la Cène, dans sa robe de pèlerin, avec ses lèvres noirâtres où le supplice a laissé des traces, ses grands yeux bruns, doux, largement dilatés et levés vers le ciel, avec son nimbe froid, une sorte de phosphorescence autour de lui qui le met dans une gloire indécise, et ce je ne sais quoi d’un vivant qui respire et qui certainement a passé par la mort. L’attitude de ce revenant divin, ce geste impossible à décrire, à coup sûr impossible à copier, l’intense ardeur de ce visage, dont le type est exprimé sans traits et dont la physionomie tient au mouvement des lèvres et au regard, — ces choses inspirées on ne sait d’où et produites on ne sait comment, tout cela est sans prix. Aucun art ne les rappelle, personne avant Rembrandt, personne après lui ne les a dites.

Trois des portraits signés de sa main et que possède notre galerie sont de même essence et de même valeur : son Portrait (numéro 413 du catalogue), le beau buste de Jeune homme aux petites moustaches, aux longs cheveux (numéro 417), et le Portrait de femme (numéro 419), peut-être celui de Saskia à la fin de sa courte vie. Pour multiplier les exemples, c’est-à-dire les témoignages de sa souplesse et de sa force, de sa présence d’esprit quand il rêve, de sa prodigieuse lucidité quand il discerne l’invisible, il faudrait citer la Famille du menuisier, où Rembrandt se jette en plein dans le merveilleux de la lumière, cette fois en toute réussite, parce que la lumière est dans la vérité de son sujet, et surtout les Deux Philosophes, deux miracles de clair-obscur que lui seul était capable d’accomplir sur ce thème abstrait : la Méditation.

Voilà, si je ne me trompe, dans quelques pages, non pas les plus célèbres, un exposé des facultés uniques et de la belle manière de ce grand esprit. Notez que ces tableaux sont de toutes les dates et que par conséquent il n’est guère possible d’établir à quel moment de sa carrière il a été le plus maître de sa pensée et de son métier, en tant que poète. Il est positif qu’à partir de la Ronde de nuit il y a dans ses procédés matériels un changement, quelquefois un progrès, quelquefois seulement un parti-pris, une habitude nouvelle; mais le vrai et le profond mérite de ses ouvrages n’a presque rien à voir avec les nouveautés de son travail. Il revient d’ailleurs à sa langue incisive et légère quand le besoin de dire expressément des choses profondes l’emporte dans son esprit sur la tentation de les dire plus énergiquement qu’autrefois.

La Ronde de nuit est de 1642, le Tobie de 1637, la Famille du menuisier de 1640, le Samaritain de 1648, les Deux Philosophes de 1633, les Disciples d’Emmaüs, le plus limpide et le plus tremblant, de 1648. Et si son portrait est de 1634, celui du jeune homme, un des plus accomplis qui soient sortis de sa main, est de 1658. Ce que je conclurai seulement de cette énumération de dates, c’est que, six ans après la Ronde de nuit, il signait les Disciples d’Emmaüs et le Samaritain ; or, lorsqu’après un éclat pareil, en pleine gloire, — et quelle gloire bruyante, — applaudi par les uns, contredit par les autres, on se calme au point de demeurer si humble; on se possède assez pour revenir de tant de turbulence à tant de sagesse, c’est qu’à côté du novateur qui cherche, du peintre qui s’évertue à perfectionner ses ressources, il y a le penseur qui poursuit son œuvre comme il peut, comme il la sent, presque toujours avec la force de clairvoyance propre aux cerveaux illuminés par les intuitions.


II.

Avec les Syndics, on sait à quoi s’en tenir sur le Rembrandt définitif. En 1661, il n’avait plus que huit ans à vivre. Pendant ces dernières années, tristes, difficiles, fort délaissées, toujours laborieuses, la pratique allait s’alourdir; quant à la manière elle ne devait plus changer. Avait-elle donc tant changé que cela? A prendre Rembrandt depuis 1632 jusqu’aux Syndics, de son point de départ à son point d’arrivée, quelles sont les variations qui se sont produites en ce génie obstiné et si peu mêlé aux autres? Le mode est devenu plus expéditif ; la brosse est plus large, la matière plus lourde et plus substantielle, le tuf plus résistant. La solidité des constructions premières est d’autant plus grande que la main doit agir avec plus d’emportement sur les surfaces. C’est ce qu’on appelle traiter magistralement une toile, parce qu’en effet de tels élémens sont peu maniables, que souvent au lieu de les gouverner à son aise on en est esclave, et qu’il faut un long passé d’expériences heureuses pour employer sans trop de risques de pareils expédiens,

Rembrandt était arrivé à ce degré d’assurance graduellement et plutôt par secousse, avec des impulsions subites, puis des retours en arrière. Quelquefois des tableaux très sages avaient succédé, je vous l’ai dit, à des œuvres qui ne l’étaient pas; mais finalement, après ce long trajet de trente années, il s’était fixé sur tous les points, et les Syndics peuvent être considérés comme le résumé de ses acquisitions, ou pour mieux dire comme le résultat éclatant de ses certitudes. Ce sont des portraits réunis dans un même cadre, non pas les meilleurs, mais comparables aux meilleurs qu’il ait faits dans ces dernières années. Bien entendu, ils ne rappellent en rien ceux des Martin Daey. Ils n’ont pas non plus la fraîcheur d’accent et la netteté de couleur de Six. Ils sont conçus dans le style ombré, fauve et puissant du Jeune homme du Louvre, — et beaucoup meilleurs que le Saint Matthieu, qui date de la même année et où déjà se trahit la vieillesse. Les habits et les feutres sont noirs, mais à travers le noir on sent des rousseurs profondes; les linges sont blancs, mais fortement glacés de bistre; les visages, extrêmement vivans, sont animés par de beaux yeux lumineux et directs qui ne regardent pas précisément le spectateur et dont le regard cependant vous suit, vous interroge, vous écoute. Ils sont individuels et ressemblans. Ceux-là sont bien des bourgeois, des marchands, mais des notables, réunis chez eux devant une table à tapis rouge, leur registre ouvert sous la main, surpris en plein conseil. Ils sont occupés sans agir, ils parlent sans remuer les lèvres. Pas un ne pose, ils vivent. Les noirs s’affirment ou s’estompent. Une atmosphère chaude décuplée de valeur enveloppe tout cela de demi-teintes riches et graves. La saillie des linges, des visages, des mains est extraordinaire, et l’extrême vivacité de la lumière est aussi finement observée que si la nature elle-même en avait donné la qualité et la mesure. On dirait presque de ce tableau qu’il est des plus contenus et des plus modérés, tant il y a d’exactitude dans ses équilibres, si l’on ne sentait à travers toute cette maturité pleine de sang-froid beaucoup de nerfs, d’impatience et de flamme. C’est superbe. Prenez quelques-uns de ses beaux portraits conçus dans le même esprit, et ils sont nombreux, et vous aurez une idée de ce que peut être une réunion ingénieusement disposée de quatre ou cinq portraits de premier ordre. L’ensemble est grandiose, l’œuvre est décisive. On ne peut pas dire qu’elle révèle un Rembrandt ni plus fort, ni même plus audacieux ; mais elle atteste que le chercheur a retourné bien des fois le même problème, et qu’enfin il en a trouvé la solution.

La page au reste est trop célèbre et trop justement consacrée pour que j’y insiste. Ce que je tiendrais à bien établir, le voici : elle est à la fois très réelle et très imaginée, copiée et conçue, prudemment conduite et magnifiquement peinte. Tous les efforts de Rembrandt ont donc porté; pas une de ses recherches n’a été vaine. Que se proposait-il, en somme? Il entendait traiter la nature vivante à peu près comme il traitait les fictions, mêler l’idéal au vrai. A travers quelques paradoxes, il y parvient. Il noue ainsi tous les chaînons de sa belle carrière. Les deux hommes qui longtemps s’étaient partagé les forces de son esprit, se donnent la main à cette heure de parfaite réussite. Il clôt sa vie par une entente avec lui-même et par un chef-d’œuvre. Était-il fait pour connaître la paix de l’esprit? Du moins, les Syndics signés, il put croire ce jour venu.

Un dernier mot pour en finir avec la Ronde de nuit. Je vous ai dit que la donnée me semblait ici trop réelle pour admettre autant de magie, et que par conséquent la fantaisie qui la trouble ne me paraissait pas à sa place, — que, considéré comme représentation d’une scène réelle, le tableau s’expliquait mal, et que, envisagé comme art, il manquait des ressources d’idéal, qui sont le naturel élément où Rembrandt s’affirme avec tous ses mérites. Je vous ai dit en outre qu’une qualité incontestable se manifestait déjà dans ce tableau : l’art d’introduire, dans un cadre étendu et dans une scène aussi largement développée, un pittoresque nouveau, une transformation des choses, une force de clair-obscur, dont nul avant ni après lui n’a aussi profondément connu les secrets. J’ai osé dire que ce tableau ne démontrait point que Rembrandt fût un grand dessinateur, dans le sens où d’ordinaire on entend le dessin, qu’il attestait toutes les différences qui le séparent des grands et vrais coloristes; je n’ai pas dit la distance, parce que entre Rembrandt et les grands manieurs de palette il n’y a que des dissemblances et pas de degrés. Enfin j’ai tâché d’expliquer pourquoi, dans cette œuvre en particulier, il n’est pas non plus ce qu’on appelle un bel exécutant, et je me suis servi de ses tableaux du Louvre et de ses portraits de la famille Six pour établir que, lorsqu’il consent à voir la nature telle qu’elle est, sa pratique est admirable, et que, lorsqu’il exprime un sentiment, ce sentiment parût-il inexprimable, c’est alors un exécutant sans pareil.

N’ai-je pas à peu près tracé par là les contours et les limites de ce grand esprit? Et ne vous est-il pas aisé de conclure?

La Ronde de nuit est un tableau intermédiaire dans sa vie, qu’il partage à peu près par moitié, moyen dans le domaine de ses facultés. Il révèle, il manifeste, tout ce qu’on peut attendre d’un aussi souple génie. Il ne le contient pas, il ne marque sa perfection dans aucun des genres qu’il a traités, mais il fait pressentir que dans plusieurs il peut être parfait. Les têtes du fond, une ou deux physionomies dans les premiers plans témoignent de ce que doit être le portraitiste et montrent quelle est sa manière nouvelle de traiter la ressemblance par la vie abstraite, par la vie même. Une fois pour toutes, le maître du clair-obscur aura donné, de cet élément jusqu’alors confondu avec tant d’autres, une expression distincte. Il aura prouvé qu’il existe en soi, indépendamment de la forme extérieures et du coloris, et qu’il pourra par sa force, la variété de son emploi, la puissance de ses effets, le nombre, la profondeur ou la subtilité des idées qu’il exprime, devenir le principe d’un art nouveau. Il aura prouvé qu’on peut soutenir des comparaisons écrasantes, sans coloris, par la seule action des lumières sur des ombres. Il aura par là formulé plus expressément que personne la loi des valeurs et rendu d’incalculables services à notre art moderne. Sa fantaisie s’est fourvoyée dans cette œuvre un peu terre à terre par sa donnée. Et cependant la Petite fille au coq, bien ou mal à propos, est là pour attester que ce grand portraitiste est avant tout un visionnaire, que ce très exceptionnel coloriste est d’abord un peintre de lumière, que son atmosphère étrange est l’air qui convient à ses conceptions, et qu’il y a en dehors de la nature, ou plutôt dans les profondeurs de la nature, des choses que ce pêcheur de perles a seul découvertes.

Un grand effort et d’intéressans témoignages, voilà selon moi ce que le tableau contient de plus positif. Il n’est incohérent que parce qu’il affecte beaucoup de visées contraires. Il n’est obscur que parce que la donnée même était incertaine et la conception peu claire. Il n’est violent que parce que l’esprit du peintre se tendait à l’embrasser, et excessif que parce que la main qui l’exécutait était moins résolue qu’audacieuse. On y cherche des mystères qui n’y sont pas. Le seul mystère que j’y découvre, c’est l’éternelle et secrète lutte entre la réalité telle qu’elle s’impose et la vérité telle que la conçoit un cerveau épris de chimères. Son importance historique lui vient de la grandeur du travail et de l’importance des tentatives dont elle est le résumé, sa célébrité de ce qu’elle est étrange ; son titre enfin le moins douteux ne lui vient pas de ce qu’elle est, mais, je vous l’ai dit, de ce qu’elle affirme et de ce qu’elle annonce.

Un chef-d’œuvre n’a jamais été, que je sache, une œuvre sans défaut; mais ordinairement il est du moins le formel et le complet exposé des facultés d’un maître. À ce titre, le tableau d’Amsterdam serait-il un chef-d’œuvre? Je ne le pense pas. Pourrait-on, d’après cette seule page, écrire une étude bien judicieuse sur ce génie de si grande envergure? aurait-on sa mesure? Si la Ronde de nuit disparaissait, qu’arriverait-il? quel vide, quelle lacune? Et qu’arriverait-il également si tels et tels tableaux, si tels et tels portraits choisis venaient à disparaître? Quelle est celle de ces pertes qui diminuerait le plus ou le moins la gloire de Rembrandt et dont raisonnablement la postérité aurait le plus à souffrir? Enfin connaît-on parfaitement Rembrandt quand on l’a vu à Paris, à Londres, à Dresde? et le connaîtrait-on parfaitement si on ne l’avait vu qu’à Amsterdam dans le tableau qui passe pour son œuvre maîtresse? J’imaginerais qu’il en est de la Ronde de nuit comme de l’Assomption de Titien, page capitale et fort significative, qui n’est point un de ses meilleurs tableaux. J’imagine aussi, sans aucun rapprochement quant aux mérites des œuvres, que Véronèse resterait ignoré s’il n’avait pour le représenter que l’Enlèvement d’Europe, une de ses pages les plus célèbres et certainement les plus bâtardes, une œuvre qui, loin de prédire un pas en avant, annoncerait la décadence de l’homme et le déclin de toute une école. La Ronde de nuit n’est pas, comme on le voit, le seul malentendu qu’il y ait dans l’histoire de l’art.


III.

La vie de Rembrandt est, comme sa peinture, pleine de demi-teintes et de coins sombres. Autant Rubens se montre tel qu’il était au plein jour de ses œuvres, de sa vie publique, de sa vie privée, net, lumineux et tout chatoyant d’esprit, de bonne humeur, de grâce hautaine et de grandeur, autant Rembrandt se dérobe et semble toujours cacher quelque chose, soit qu’il ait peint, soit qu’il ait vécu. Point de palais avec l’état de maison d’un grand seigneur, point de train et de galeries à l’italienne. Une installation médiocre, la maison noirâtre d’un petit marchand, le pêle-mêle intérieur d’un collectionneur, d’un bouquiniste, d’un amateur d’estampes et de raretés. Nulle affaire publique qui le tire hors de son atelier et le fasse entrer dans la politique de son temps, nulles grandes faveurs qui jamais l’aient rattaché à aucun prince. Point d’honneurs officiels, ni ordres, ni titres, ni cordons, rien qui le mêle de près ni de loin à tel fait ou à tels personnages qui l’auraient sauvé de l’oubli, car l’histoire en s’occupant d’eux aurait incidemment parlé de lui. Rembrandt était du tiers, à peine du tiers, comme on eût dit en France en 1789. Il appartenait à ces foules où les individus se confondent, dont les mœurs sont plates, les habitudes sans aucun cachet qui les relève, et même en ce pays de soi-disant égalité dans les classes, protestant, républicain, sans préjugés nobiliaires, la singularité de son génie n’a pas empêché que la médiocrité sociale de l’homme ne le retînt en bas dans les couches obscures et ne l’y noyât. Pendant fort longtemps on n’a rien su de lui que d’après le témoignage de Sandrart ou de ses élèves, ceux du moins qui ont écrit, Hoogstraeten, Houbraken, et tout se réduisit à quelques légendes d’ateliers, à des renseignemens contestables, à des jugemens trop légers, à des commérages. Ce qu’on apercevait de sa personne, c’étaient des bizarreries, des manies, quelques trivialités, des défauts, presque des vices. On le disait intéressé, cupide, même avare, quelque peu trafiquant, et d’autre part on le disait dissipateur et désordonné dans ses dépenses, témoin sa ruine. Il avait beaucoup d’élèves, les mettait en cellule dans des chambres à compartimens, veillait à ce qu’il n’y eût entre eux ni contact, ni influences, et tirait de cet enseignement méticuleux de gros revenus. On cite quelques fragmens de leçons orales recueillis par la tradition qui sont des vérités de simple bon sens, mais ne tirent point à conséquence. Il n’avait pas vu l’Italie, ne recommandait pas ce voyage, et ce fut là, pour ses ex-disciples devenus des docteurs en esthétique, un grief et l’occasion de regretter que leur maître n’eût pas ajouté cette culture nécessaire à ses saines doctrines et à son original talent. On lui savait des goûts singuliers, l’amour des vieilles défroques, des friperies orientales, des casques, des épées, des tapis d’Asie. Avant de connaître plus exactement le détail de son mobilier d’artiste et toutes les curiosités instructives et utiles dont il avait encombré sa maison, on n’y voyait qu’un désordre de choses hétéroclites, tenant de l’histoire naturelle et du bric-à-brac, panoplies sauvages, bêtes empaillées, herbes desséchées. Cela sentait le capharnaüm, le laboratoire, un peu la science occulte et la cabale, et cette baroquerie, jointe à la passion qu’on lui supposait pour l’argent, donnait à la figure méditative et rechignée de ce travailleur acharné je ne sais quel air compromettant de chercheur d’or. Il avait la rage de poser devant un miroir et de se peindre, non pas comme Rubens le faisait dans des tableaux héroïques, sous de chevaleresques dehors, en homme de guerre et pêle-mêle avec des figures d’épopée, mais tout seul, en un petit cadre, les yeux dans les yeux, pour lui-même et pour le seul prix d’une lumière frisante ou d’une demi-teinte plus rare, jouant sur les plans arrondis de sa grosse figure à pulpe injectée. Il se retroussait la moustache, mettait de l’air et du jeu dans sa chevelure frisottante; il souriait d’une lèvre forte et sanguine, et son petit œil noyé sous d’épaisses saillies frontales dardait un regard singulier où il y avait de l’ardeur, de la fixité, de l’insolence et du contentement. Ce n’était pas l’œil de tout le monde. Le masque avait des plans solides; la bouche était expressive, le menton volontaire. Entre les deux sourcils, le travail avait tracé deux sillons verticaux, des renflemens, et ce pli contracté par l’habitude de froncer propre aux cerveaux qui se concentrent, réfractent les sensations reçues et font effort du dehors au dedans. Il se parait d’ailleurs et se travestissait à la façon des gens de théâtre. Il empruntait à son vestiaire de quoi se vêtir, se coiffer ou s’orner, se mettait des turbans, des toques de velours, des feutres, des pourpoints, des manteaux, quelquefois une cuirasse; il agrafait une joaillerie à sa coiffure, attachait à son cou des chaînes d’or avec pierreries. Et pour peu qu’on ne fût pas dans le secret de ses recherches, on arrivait à se demander si toutes ces complaisances du peintre pour le modèle n’étaient pas des faiblesses de l’homme auxquelles l’artiste se prêtait. Plus tard, après ses années mûres, dans les jours difficiles, on le vit paraître en des tenues plus graves, plus modestes, plus véridiques : sans or, sans velours, en vestes sombres, avec un mouchoir en serre-tête, le visage attristé, ridé, macéré, la palette entre ses rudes mains. Cette tenue de désabusé fut une forme nouvelle que prit l’homme quand il eut passé cinquante ans, mais elle ne fit que compliquer davantage l’idée vraie qu’on aimerait à se former de lui. Tout cela en somme ne faisait pas un ensemble très concordant, ne se tenait pas, cadrait mal avec le sens de ses œuvres, la haute portée de ses conceptions, le sérieux profond de ses visées habituelles.

Les saillies de ce caractère-mal défini, les points révélés de ses habitudes presque inédites, se détachaient avec quelque aigreur sur le fond d’une existence terne, neutre, enfumée d’incertitudes et biographiquement assez confuse.

Depuis lors, la lumière s’est répandue à peu près sur toutes les parties demeurées douteuses de ce tableau ténébreux. L’histoire de Rembrandt a été faite et fort bien en Hollande, et même en France, d’après les écrivains hollandais. Grâce aux travaux d’un de ses adorateurs les plus fervens, M. Vosmaert, nous savons maintenant de Rembrandt sinon tout ce qu’il importe de savoir, du moins tout ce que probablement on saura jamais, et cela suffit pour le faire aimer, plaindre, estimer, et je crois bien comprendre.

A le considérer par l’extérieur, c’était un brave homme, aimant le chez soi, la vie de ménage, le coin du feu, un homme de famille, une nature d’époux plus que de libertin, un monogame qui ne put jamais supporter ni le célibat ni le veuvage, et que des circonstances mal expliquées entraînèrent à se marier trois fois, un casanier, cela va de soi; peu économe, car il ne sut pas aligner ses comptes, pas avare, car il se ruina, et que, s’il dépensa peu d’argent pour son bien-être, il le prodigua, paraît-il, pour les curiosités de son esprit, difficile à vivre, peut-être ombrageux, solitaire, en tout et dans sa sphère modeste un être singulier. Il n’eut pas de faste, mais il eut une sorte d’opulence cachée, des trésors enfouis en valeurs d’art, qui lui causèrent bien des joies, qu’il perdit dans un total désastre et qui sous ses yeux, devant une porte d’auberge, en un jour vraiment sinistre, se vendirent à vil prix. Tout n’était pas bric-à-brac, on l’a bien vu d’après l’inventaire dressé lors de la vente, dans ce mobilier, dont la postérité s’occupa longtemps sans le connaître. Il y avait là des marbres, des tableaux italiens, des tableaux hollandais, en grand nombre des œuvres de lui, surtout des gravures, et des plus rares, qu’il échangeait contre les siennes ou payait fort cher. Il tenait à toutes ces choses, belles, curieusement recueillies et de choix, comme à des compagnons de solitude, à des témoins de son travail, aux confidens de sa pensée, aux inspirateurs de son esprit. Peut-être thésaurisait-il comme un dilettante, comme un érudit, comme un délicat en fait de jouissances intellectuelles, et telle est probablement la forme inusitée d’une avarice dont on ne comprenait pas le sens intime. Quant à ses dettes, qui l’écrasèrent, il en avait déjà à l’époque où, dans une correspondance qui nous a été conservée, il se disait riche. Il était assez fier, et il souscrivait des lettres de change avec le sans-façon d’un homme qui ne connaît pas le prix de l’argent et ne compte pas assez exactement ni celui qu’il possède ni celui qu’il doit.

Il eut une femme charmante, Saskia, qui fut comme un rayon dans ce perpétuel clair-obscur et pendant des années trop courtes, à défaut d’élégance et de charmes bien réels, y mit quelque chose comme un éclat plus vif. Ce qui manque à cet intérieur morne, comme à ce labeur morose tout en profondeur, c’est l’expansion, un peu de jeunesse amoureuse, de grâce féminine et de tendresse. Saskia lui apportait-elle tout cela? On ne le voit pas distinctement. Il en fut épris, dit-on, la peignit souvent, l’affubla, comme il avait fait pour lui-même, de déguisemens bizarres ou magnifiques, la couvrit ainsi que lui-même de je ne sais quel luxe d’occasion, la représenta en Juive, en Odalisque, en Judith, peut-être en Susanne et en Bethsabée, ne la peignit jamais comme elle était vraiment, et ne laissa pas d’elle un portrait habillé ou non qui fût fidèle, — on aime à le croire. Voilà tout ce que nous connaissons de ses joies domestiques trop vite éteintes. Saskia mourut jeune en 1642, l’année même où il produisait la Ronde de nuit. De ses enfans, car il en eut plusieurs de ses trois mariages, on ne rencontre pas une seule fois l’aimable et riante figure dans ses tableaux. Son fils Titus mourut quelques mois avant lui. Les autres disparaissent dans l’obscurité qui couvrit ses dernières années et suivit sa mort.

On sait que Rubens, dans sa grande vie si entraînante et toujours heureuse, eut à son retour d’Italie, quand il se sentit dépaysé dans son propre pays, puis après la mort d’Isabelle Brandt, quand il se vit veuf et seul dans sa maison, un moment de grande faiblesse et comme une soudaine défaillance. On en a la preuve d’après ses lettres. Chez Rembrandt, il est impossible de savoir ce que le cœur souffrit. Saskia meurt, son labeur continue sans un jour d’arrêt, on le constate par la date de ses tableaux et mieux encore par ses eaux-fortes. Sa fortune s’écroule, il est traîné devant la chambre des insolvables, tout ce qu’il aimait lui est enlevé : il emporte son chevalet, s’installe ailleurs, et ni les contemporains, ni la postérité n’ont recueilli ni un cri, ni une plainte de cette étrange nature qu’on aurait pu croire absolument terrassée. Sa production ne faiblit ni ne décline. La faveur l’abandonne avec la fortune, avec le bonheur, avec le bien-être : il répond aux injustices du sort, aux infidélités de l’opinion par le portrait de Six et par les Syndics, sans parler du Jeune homme du Louvre et de tant d’autres œuvres classées parmi ses plus posées, ses plus convaincues et ses plus vigoureuses. Dans ses deuils, au milieu de malheurs humilians, il conserve je ne sais quelle impassibilité, qui serait tout à fait inexplicable, si l’on ne savait ce dont est capable, comme ressort, comme indifférence ou comme promptitude d’oubli, une âme occupée de vues profondes.

Eut-il beaucoup d’amis? On ne le croit pas; à coup sûr il n’eut pas tous ceux qu’il méritait d’avoir : ni Vondel, qui lui-même était un familier de la maison Six; ni Rubens, qu’il connaissait bien, qui vint en Hollande en 1636, y visita tous les peintres célèbres, lui excepté, et mourut l’année qui précéda la Ronde de nuit, sans que le nom de Rembrandt figure ou dans ses lettres ou dans ses collections. Était-il fêté, très entouré, très en vue? Non plus. Quand il est question de lui dans les Apologies, dans les écrits, dans les petites poésies fugitives et de circonstance du temps, c’est en sous-ordre, un peu par esprit de justice, par hasard, sans grande chaleur. Les littérateurs avaient d’autres préférences, après lesquelles venait Rembrandt, lui le seul illustre. Dans les cérémonies officielles, aux grands jours des pompes de tout genre, on l’oubliait, ou pour ainsi parler on ne le voit nulle part, au premier rang, sur les estrades.

Malgré son génie, sa gloire, le prodigieux engouement qui poussa les peintres vers lui dans ses débuts, ce qu’on appelle le monde était, même à Amsterdam, un milieu social dont on lui entr’ouvrit la porte peut-être, mais dont il ne fut jamais. Ses portraits ne le recommandaient pas plus que sa personne. Quoiqu’il en eût fait de magnifiques et d’après des personnages d’élite, ce n’était point de ces œuvres plaisantes, naturelles, lucides, qui pouvaient le poser dans certaines compagnies, y être goûtées et l’y faire admettre. Je vous ai dit que le capitaine Kock, qui figure dans la Ronde de nuit, s’était dédommagé plus tard avec Van der Helst; quant à Six, un jeune homme par rapport à lui, et qui, je persiste à le croire, ne se fit peindre qu’à son corps défendant, lorsque Rembrandt allait chez ce personnage officiel, il allait plutôt chez le bourgmestre et le mécène que chez l’ami. D’habitude et de préférence, il frayait avec des gens de peu, boutiquiers, petits bourgeois. On a même trop rabaissé ces fréquentations très humbles, mais non dégradantes, comme on le disait. Encore un peu, on lui eût reproché des habitudes crapuleuses, lui qui ne hantait guère les cabarets, chose rare alors, parce que dix ans après son veuvage on crut s’apercevoir que ce solitaire avait des relations suspectes avec sa servante. Pour cela, la servante fut réprimandée et Rembrandt passablement décrié. À ce moment d’ailleurs, tout tournait mal, fortune, honneur, et quand il quitte le Breestraat, sans gîte, sans le sou, mais en règle avec ses créanciers, il n’y a plus ni talent ni gloire acquise qui tienne. On perd sa trace, on l’oublie, et pour le coup sa personne disparait dans la petite vie nécessiteuse et obscure d’où il n’était, à dire vrai, jamais sorti.

En tout, comme on le voit, c’était un homme à part, un rêveur, peut-être un taciturne, quoique sa figure dise le contraire; peut-être un caractère anguleux et un peu rude, tendu, tranchant, peu commode à contredire, encore moins à convaincre, ondoyant au fond, raide en ses formes, à coup sûr un original. S’il fut célèbre et choyé et vanté d’abord, en dépit des jaloux, des gens à courte vue, des pédans et des imbéciles, on se vengea bien quand il ne fut plus là.

Dans sa pratique, il ne peignait, ne crayonnait, ne gravait comme personne. Ses œuvres étaient même, en leurs procédés, des énigmes. On admirait non sans quelque inquiétude; on le suivait sans trop le comprendre. C’était surtout à son travail qu’il avait des airs d’alchimiste. A le voir à son chevalet, avec une palette certainement engluée, d’où sortaient tant de matières lourdes, d’où se dégageaient tant d’essences subtiles, ou penché sur ses planches de cuivre et burinant contre toutes les règles, — on cherchait, au bout de son burin et de sa brosse, des secrets qui venaient de plus loin. Sa manière était si nouvelle, qu’elle déroutait les esprits forts, passionnait les esprits simples. Tout ce qu’il y avait de jeune, d’entreprenant, d’insubordonné et d’étourdi parmi les écoliers peintres courait à lui. Ses disciples directs furent médiocres; la queue fut détestable. Chose frappante après l’enseignement cellulaire que je vous ai dit, pas un ne sauva tout à fait son indépendance. Ils l’imitèrent comme jamais maître ne fut imité par des copistes serviles, et bien entendu ne prirent de lui que le pire de ses procédés.

Était-il savant, instruit? Avait-il seulement quelque lecture? Parce qu’il avait l’esprit des mises en scène, qu’il toucha à l’histoire, à la mythologie, aux dogmes chrétiens, on dit oui. On dit non, parce qu’à l’examen de son mobilier on découvrit d’innombrables gravures et presque pas de livres. Était-ce enfin un philosophe comme on entend le mot philosopher. Qu’a-t-il pris au mouvement de la réforme? A-t-il, comme on s’en est avisé de nos jours, contribué pour sa part d’artiste à déchirer les dogmes et à révéler les côtés purement humains de l’Évangile? Aurait-il intentionnellement dit son mot dans les questions politiques, religieuses, sociales, qui si longtemps avaient bouleversé son pays et qui fort heureusement étaient enfin résolues? Il peignit des mendians, des déshérités, des gueux, plus encore que des riches, des juifs plus souvent encore que des chrétiens; s’ensuit-il qu’il eût pour les classes misérables autre chose que des prédilections purement pittoresques? Tout cela est plus que conjectural, et je ne vois pas la nécessité de creuser davantage une œuvre déjà si profonde et d’ajouter une hypothèse à tant d’hypothèses. Le fait est qu’il est difficile de l’isoler du mouvement intellectuel et moral de son pays et de son temps, qu’il a respiré dans le XVIIe siècle hollandais l’air natal dont il a vécu. Venu plus tôt il serait inexplicable; né partout ailleurs, il jouerait plus étrangement encore ce rôle de comète qu’on lui attribue hors des axes de l’art moderne; venu plus tard, il n’aurait plus cet immense mérite de clore un passé et d’ouvrir une des grandes portes de l’avenir. Sous tous les rapports, il a trompé bien des gens. Comme homme, il manquait de dehors, d’où l’on a conclu qu’il était grossier. Comme homme d’études, il a dérangé plus d’un système, d’où l’on a conclu qu’il manquait d’études. Comme homme de goût, il a péché contre toutes les lois communes, d’où l’on a conclu qu’il manquait de goût. Comme artiste épris du beau, il a donné des choses de la terre quelques idées fort laides. On n’a pas remarqué qu’il regardait ailleurs. Bref, si fort qu’on le vantât, si méchamment qu’on l’ait dénigré, si injustement qu’on l’ait pris en bien comme en mal, à l’inverse de sa nature, personne ne soupçonnait exactement sa vraie grandeur.

Remarquez qu’il est le moins Hollandais des peintres hollandais, et que, s’il est de son temps, il n’y est jamais tout à fait. Ce que ses compatriotes ont observé, il ne le voit pas; ce dont ils s’écartent, c’est là qu’il revient. On a dit adieu à la fable, et il y retourne, à la Bible, il l’illustre, aux Évangiles, il s’y complaît. Il les habille à sa mode personnelle, mais il en dégage un sens unique, nouveau, universellement compréhensible. Il rêve de Saint Siméon, de Jacob et de Laban, de l’Enfant prodigue, de Tobie, des Apôtres, de la Sainte Famille, du Roi David, du Calcaire, du Samaritain, de Lazare, des Évangélistes. Il tourne autour de Jérusalem, d’Emmaüs, toujours, on le sent, tenté par la synagogue. Ces thèmes consacrés, il les voit apparaître en des milieux sans noms, sous des costumes sans bon sens. Il les conçoit, il les formule avec aussi peu de souci des traditions que peu d’égards pour la vérité locale. Et telle est cependant sa force créatrice que cet esprit si particulier, si personnel, donne aux sujets qu’il traite une expression générale, un sens intime et typique que les grands penseurs ou dessinateurs épiques n’atteignent pas toujours. Je vous ai dit quelque part en cette étude que son principe était d’extraire des choses un élément parmi tous les autres, ou plutôt de les abstraire tous pour n’en saisir expressément qu’un seul. Il a fait ainsi dans tous ses ouvrages œuvre d’analyste, de distillateur, ou, pour parler plus noblement, de métaphysicien plus encore que de poète. Jamais la réalité ne l’a saisi par des ensembles. A voir la façon dont il traitait les corps, on pourrait douter de l’intérêt qu’il prenait aux enveloppes. Il aimait les femmes et ne les a vues que difformes, il aimait les tissus et ne les imitait pas; mais en revanche, à défaut de grâce, de beauté, de lignes pures, de délicatesse dans les chairs, il exprimait le corps nu par des souplesses, des rondeurs, des élasticités, avec un amour des substances, un sens de l’être vivant, qui font le ravissement des praticiens. Il décomposait et réduisait tout, la couleur autant que la lumière, de sorte qu’en éliminant des apparences tout ce qui est multiple, en condensant ce qui est épars, il arrivait à dessiner sans bords, à peindre un portrait presque sans traits apparens, à colorer sans coloris, à concentrer la lumière du monde solaire en un rayon. Il n’est pas possible dans un art plastique de pousser plus loin la curiosité de l’être en soi. A la beauté physique il substitue l’expression morale, — à l’imitation des choses, leur métamorphose presque totale, — à l’examen, les spéculations du psychologue, — à l’observation nette, savante ou naïve, des aperçus de visionnaire et des apparitions si sincères que lui-même il en est la dupe. Par cette faculté de double vue, grâce à cette intuition de somnambule, dans le surnaturel, il voit plus loin que n’importe qui. La vie qu’il perçoit en songe a je ne sais quel accent de l’autre monde qui rend la vie réelle presque froide et la fait pâlir. Voyez au Louvre son Portrait de femme, à deux pas de la Maîtresse de Titien. Comparez les deux êtres, interrogez bien les deux peintures, et vous comprendrez la différence des deux cerveaux. Son idéal, comme dans un rêve poursuivi les yeux fermés, c’est la lumière : le nimbe autour des objets, la phosphorescence sur un fond noir. C’est fugitif, incertain, formé de linéamens insensibles, tout prêts à disparaître avant qu’on ne les fixe, éphémère et éblouissant. Arrêter la vision, la poser sur la toile, lui donner sa forme, son relief, lui conserver sa contexture fragile, lui rendre son éclat, et que le résultat soit une solide, mâle et substantielle peinture, réelle autant que pas une autre, et qui résiste au contact de Rubens, de Titien, de Véronèse, de Giorgion, de Van-Dyck, voilà ce que Rembrandt a tenté. L’a-t-il fait? Le témoignage universel est là pour le dire.

Un dernier mot. En procédant comme il procédait lui-même, en extrayant de cet œuvre si vaste et de ce multiple génie ce qui le représente en son principe, en le réduisant à ses élémens natifs, en éliminant sa palette, ses pinceaux, ses huiles colorantes, ses glacis. ses empâtemens, tout le mécanisme du peintre, on arriverait enfin à saisir l’essence première de l’artiste dans le graveur. Rembrandt est tout entier dans ses eaux-fortes. Esprit, tendances, imaginations, rêveries, bon sens, chimères, difficultés de rendre l’impossible, réalités dans le rien, — vingt eaux-fortes de lui le révèlent, font pressentir tout le peintre, et, mieux encore, l’expliquent. Même métier, même parti-pris, même négligé, même insistance, même étrangeté dans le faire, même désespérante et soudaine réussite par l’expression. A les bien confronter, je ne vois nulle différence entre le Tobie du Louvre et telle planche gravée. Il n’est personne qui ne mette le graveur au-dessus de tous les graveurs. Sans aller aussi loin quand il s’agit de sa peinture, il serait bon de penser plus souvent à la Pièce aux cent florins lorsqu’on hésite à le comprendre en ses tableaux. On verrait que toutes les scories de cet art, un des plus difficiles à épurer qu’il y ait au monde, n’altèrent en rien la flamme incomparablement belle qui brûle au-dedans, et je crois qu’on changerait enfin tous les noms qu’on a donnés à Rembrandt pour lui donner les noms contraires.

Au vrai, c’était un cerveau servi par un œil de noctiluque, par une main habile sans grande adresse. Ce travail pénible venait d’un esprit agile et délié. Cet homme de rien, ce fureteur, ce costumier, cet érudit nourri de disparates, cet homme des bas-fonds, de vol si haut, cette nature de phalène qui va à ce qui brille, cette âme si sensible à certaines formes de la vie, si indifférente aux autres, cette ardeur sans tendresse, cet amoureux sans flamme visible, cette nature de contrastes, de contradictions et d’équivoques, émue et peu éloquente, aimante et peu aimable, ce disgracié si bien doué, ce prétendu homme de matière, ce trivial, ce laid, c’était un pur spiritualiste, disons-le d’un seul mot : un idéologue, je veux dire un esprit dont le domaine est celui des idées et la langue celle des idées. La clé du mystère est là.

A le prendre ainsi, tout Rembrandt s’explique : sa vie, son œuvre, ses penchans, ses conceptions, sa poétique, sa méthode, ses procédés, et jusqu’à la patine de sa peinture, qui n’est qu’une spiritualisation audacieuse et cherchée des élémens matériels de son métier.


IV.


Bruges.

Je reviens par Gand et par Bruges, c’est d’ici qu’en bonne logique j’aurais dû partir, si j’avais eu la pensée d’écrire une histoire raisonnée des écoles dans les Pays-Bas; mais l’ordre chronologique n’importe guère en ces études qui n’ont, vous vous en êtes aperçu, ni plan, ni méthode. Je remonte le fleuve au lieu de le descendre. J’en ai suivi le cours irrégulièrement, avec quelque négligence et beaucoup d’oublis. Je l’ai même abandonné assez loin de son embouchure et ne vous ai pas montré comment il finit, car, à partir d’un certain point, il finit par des insignifiances et s’y perd. Maintenant j’aime à penser que je suis à la source, et que je vais voir jaillir ce premier flot d’inspirations cristallines et pures, d’où le vaste mouvement de l’art septentrional est sorti.

Autres pays, autres temps, autres idées. Je quitte Amsterdam et le XVIIe siècle hollandais. Je laisse l’école après son grand éclat : supposons que ce soit vers 1670, deux ans avant l’assassinat des frères de Witt et le stathoudérat héréditaire du futur roi d’Angleterre, Guillaume III. À cette date, de tous les beaux peintres que nous avons vus naître dans les trente premières années du siècle, que reste-t-il? Les grands sont morts ou vont mourir, précédant Rembrandt ou le suivant de près. Ceux qui subsistent sont des vieillards à bout de carrière. En 1683, sauf Van der Heyden et Van der Neer, qui représentent encore à eux seuls une école éteinte, pas un ne survit. C’est le règne des Tempesta, des Mignon, des Netscher, des Lairesse et des Yan der Werf. Tout est fini. Je traverse Anvers. J’y revois Rubens imperturbable et plein comme un grand esprit qui contient en lui le bien et le mal, le progrès et la décadence, et qui termine en sa propre vie deux époques, la précédente et la sienne. Après lui je vois, comme après Rembrandt, ceux qui l’entendent mal, ne sont pas de force à le suivre et le compromettent. Rubens m’aide à passer du XVIIe siècle au XVIe. Ce n’est déjà plus ni Louis XIII, ni Henri IV, ni l’infante Isabelle, ni l’archiduc Albert; déjà ce n’est plus même ni le duc de Parme, ni le duc d’Albe, ni Philippe II, ni Charles-Quint.

Nous remontons encore à travers la politique, les mœurs et la peinture. Charles-Quint n’est pas né, ni près de naître, son père non plus. Son aïeule Marie de Bourgogne est une enfant de vingt ans, et son bisaïeul Charles le Téméraire vient de mourir à Nancy, quand finit à Bruges, par une série de chefs-d’œuvre sans pareils, cette étonnante période comprise entre les débuts des Van-Eyck et la disparition de Memling, au moins son départ présumé des Flandres. Placé comme je le suis entre les deux villes, Gand et Bruges, entre les deux noms qui les illustrent le plus par la nouveauté des tentatives et la pacifique portée de leur génie, je suis entre le monde moderne et le moyen âge, et j’y suis en pleins souvenirs de la petite cour de France et de la grande cour de Bourgogne, avec Louis XI, qui veut faire une France, avec Charles le Téméraire, qui rêve de la défaire, avec Commines, l’historien-diplomate, qui passe d’une maison à l’autre. Je n’ai pas à vous parler de ces temps de violences et de ruses, de finesse en politique, de sauvagerie en fait, de perfidies, de trahisons, de sermens jurés et violés, de révoltes dans les villes, de massacres sur les champs de bataille, d’efforts démocratiques et d’écrasement féodal, de demi-culture intellectuelle, de faste inouï. Rappelez-vous seulement cette haute société bourguignonne et flamande, cette cour gantoise, si luxueuse par les habits, si raffinée par les élégances, si négligée, si brutale, si malpropre au fond, superstitieuse et dissolue, païenne en ses fêtes, dévote à travers tout cela. Voyez les pompes ecclésiastiques, les pompes princières, les galas, les carrousels, les festins et leurs goinfreries, les représentations scéniques et leurs licences, l’or des chasubles, l’or des armures, l’or des tuniques, les pierreries, les perles, les diamans; imaginez en dessous l’état des âmes, et de ce tableau qui n’est plus à faire, ne retenez qu’un trait, — c’est que la plupart des vertus primordiales manquaient alors à la conscience humaine : la droiture, le respect sincère des choses sacrées, le sentiment du devoir, celui de la patrie, et chez les femmes comme chez les hommes, la pudeur. Voilà surtout ce dont il faut se souvenir quand, au milieu de cette société brillante et affreuse, on voit fleurir l’art inattendu qui devait, semble-t-il, en représenter le fond moral avec les surfaces.

C’est en 1420 que les Van-Eyck s’établissent à Gand. Hubert, l’aîné, met la main au grandiose triptyque de Saint-Bavon : il en conçoit l’idée, en ordonne le plan, en exécute une partie et meurt à la tâche vers 1426. Jean, son jeune frère et son élève, poursuit le travail, le termine en 1432, fonde à Bruges l’école qui porte son nom, et y meurt en 1440, le 9 juillet. En vingt ans, l’esprit humain, représenté par ces deux hommes, a trouvé par la peinture la plus idéale expression de ses croyances, la plus physionomique expression des visages, non pas la plus noble, mais la première et correcte manifestation des corps en leurs formes exactes, la première image du ciel, de l’air, des campagnes, des vêtemens, de la richesse extérieure par des couleurs vraies; il a créé un art vivant, inventé ou perfectionné son mécanisme, fixé une langue et produit des œuvres impérissables. Tout ce qui était à faire est fait. Van der Weyden n’a d’autre importance historique que de tenter à Bruxelles ce qui s’accomplissait merveilleusement à Gand et à Bruges, de passer plus tard en Italie, d’y populariser les procédés et l’esprit flamands, et surtout d’avoir laissé parmi ses ouvrages un chef-d’œuvre unique, je veux dire un élève qui s’appelait Memling.

D’où venaient les Van-Eyck, quand on les voit se fixer à Gand, au centre d’une corporation de peintres qui existait déjà? Qu’y apportèrent-ils? qu’y trouvèrent-ils? Quelle est l’importance de leurs découvertes dans l’emploi des couleurs à l’huile? Quelle fut enfin la part de chacun des deux frères dans cette imposante page de l’Agneau pascal? Toutes ces questions ont été posées, discutées savamment, mal résolues. Ce qu’il y a de probable, quant à leur collaboration, c’est que Hubert fut l’inventeur du travail, qu’il en peignit les parties supérieures, les grandes figures, Dieu le père, la Vierge, saint Jean, certainement aussi l’Adam et l’Eve en leur minutieuse et peu décente nudité. Il a conçu le type féminin et surtout le masculin, qui devaient servir à son frère. Il a mis des barbes héroïques sur des visages qui, dans la société du temps, n’en portaient pas; il a dessiné ces ovales pleins, — avec leurs yeux saillans, leurs regards fixes, à la fois doux et farouches, leurs poils frisés, leurs cheveux bouclés, leurs mines hautaines, boudeuses, leurs lèvres violentes, enfin tout cet ensemble de caractères moitié byzantins, moitié flamands, si fortement empreints de l’esprit de l’époque et du lieu. Dieu le père avec sa tiare étincelante à brides tombantes, son attitude hiératique, ses habits sacerdotaux, est encore la double figuration de l’idée divine telle qu’elle était représentée sur la terre en ses deux personnifications redoutées, l’empire et le pontificat.

La Vierge a déjà le manteau à agrafes, les robes ajustées, le front bombé, le caractère très humain et la physionomie sans aucune grâce, que Jean donnera quelques années plus tard à toutes ses madones. Le saint Jean n’a ni rang, ni type dans l’échelle sociale où ce peintre observateur prenait ses formes. C’est un homme déclassé, maigre, allongé, un peu souffreteux, un homme qui a pâti, langui, jeûné, quelque chose comme un vagabond. Quant à nos premiers parens, c’est à Bruxelles qu’il faut les voir dans les panneaux originaux qui ont paru trop peu vêtus pour une chapelle, et non dans la copie de Saint-Bavon, plus bizarres encore avec le tablier de cuir noir qui les habille. N’y cherchez bien entendu rien qui rappelle la Sixtine ou les Loges. Ce sont deux êtres sauvages, horriblement poilus, sortis l’un et l’autre, sans que nul sentiment de leur laideur les intimide, de je ne sais quelles forêts primitives, laids, enflés du torse, maigres des jambes : Eve avec son gros ventre, emblème trop évident de la première maternité. Tout cela, dans sa bizarrerie naïve, est fort, rude, très imposant. Le trait en est rigide, la peinture ferme, lisse et pleine, la couleur nette, grave, déjà égale par le ressort, le rayonnement mesuré, l’éclat et la consistance au coloris si audacieux de la future école de Bruges. Si, comme tout porte à le croire, Jean Van-Eyck est l’auteur du panneau central et des volets inférieurs dont malheureusement on ne possède plus à Saint-Bavon que les copies faites cent ans après par Coxcie, il n’avait plus qu’à se développer dans l’esprit et conformément à la manière de son frère. Il y joignit de son propre fonds plus de vérité dans les visages, plus d’humanité dans les physionomies, plus de luxe et de réalité minutieuse dans les architectures, les étoffes et les dorures. Il y introduisit surtout le plein air, la vue des campagnes fleuries, des lointains bleuâtres. Enfin ce que son frère avait maintenu dans les splendeurs du mythe et sur des fonds byzantins, il le fit descendre au niveau des horizons terrestres.

Les temps sont révolus. Le Christ est né et mort. L’œuvre de la rédemption est accomplie. Voulez-vous savoir comment plastiquement, non pas en enlumineur de missel, mais en peintre, Jean Van-Eyck a compris l’exposé de ce grand mystère? le voici : une vaste pelouse toute émaillée de fleurs printanières ; en avant, la Fontaine de vie, un joli jet d’eau retombant en gerbes dans un bassin de marbre ; au centre, un autel drapé de pourpre, et sur l’autel un Agneau blanc, immédiatement autour, une guirlande de petits anges ailés, presque tous en blanc, avec quelques nuances de bleu pâle et de gris rosâtre. Un grand espace libre isole l’auguste symbole, et sur ce gazon non foulé il n’y a plus que le vert sombre des frondaisons épaisses et par centaines l’étoile blanche des pâquerettes des prés. Le premier plan de gauche est occupé par les prophètes agenouillés et par un groupe abondant d’hommes debout. Il y a là tous ceux qui, croyant d’avance, ont annoncé le Christ, et aussi les païens, les docteurs, les philosophes, les incrédules, depuis des bardes antiques jusqu’à des bourgeois de Gand; barbes épaisses, visages un peu camards, lèvres faisant la moue, physionomies toutes vivantes; peu de gestes, des attitudes; un petit résumé en vingt figures du monde moral, après comme depuis le Christ, pris en dehors des confesseurs de la nouvelle foi. Ceux qui doutent encore hésitent et se recueillent, ceux qui avaient nié sont confondus, les prophètes sont dans l’extase. Le premier plan de droite, juste en pendant, — et avec cette symétrie voulue sans laquelle il n’y aurait plus ni majesté dans l’idée ni rhythme dans l’ordonnance, — le premier plan de droite est occupé par le groupe des douze apôtres agenouillés et par l’imposante assemblée des vrais serviteurs de l’Évangile, prêtres, abbés, évêques et papes, tous imberbes, gras, blêmes et calmes, ne regardant guère, sûrs du fait, adorant en toute béatitude, magnifiques en leurs habits rouges, avec leurs chasubles d’or, leurs mitres d’or, leurs crosses d’or, leurs étoles lissées d’or, le tout emperlé, chargé de rubis, d’émeraudes, une étincelante bijouterie jouant sur cette pourpre ardente, qui est le rouge de Van-Eyck. Au troisième plan, loin derrière l’Agneau, et sur un terrain relevé qui va conduire aux horizons, un bois vert, un bocage d’orangers, de rosiers et de myrtes tous en fleurs ou en fruits, d’où sortent, à droite, le long cortège des Martyrs, à gauche, celui des Saintes femmes coiffées de roses et portant des palmes. Celles-ci, habillées de couleurs tendres, sont toutes en bleu pâle, en bleu, en rose et en lilas. Les Martyrs, pour la plupart des évêques, sont en manteaux bleus, et rien n’est plus exquis que l’effet de ces deux théories lointaines, fines, précises, toujours vivantes, se détachant par ces notes d’azur clair ou foncé sur l’austère tenture du bois sacré. Enfin une ligne de collines plus sombres, puis Jérusalem figurée par une silhouette de ville ou plutôt par des clochers d’églises, de hautes tours et des flèches, et pour extrême plan de lointaines montagnes bleues. Le ciel a la sérénité immaculée qui convient en un pareil moment. Pâle en bas, faiblement teinté d’outremer à son sommet, il a la blancheur nacrée, la netteté matinale et la poétique signification d’une belle aurore. Tel est traduit, c’est-à-dire trahi par un résumé glacial, le panneau central et la partie maîtresse de ce colossal triptyque. Vous en ai-je donné l’idée? Nullement; l’esprit peut s’y arrêter à l’infini, y rêver à l’infini, sans trouver le fond de ce qu’il exprime ou de ce qu’il évoque. L’œil de même peut s’y complaire sans épuiser l’extraordinaire richesse des jouissances qu’il cause ou des enseignemens qu’il nous donne. Le petit tableau des Mages de Bruxelles n’est plus qu’un délicieux amusement de bijoutier à côté de cette concentration puissante de l’âme et des dons manuels d’un vrai grand homme.

Reste, quand on a vu cela, à considérer attentivement la Vierge et le Saint Donatien du musée de Bruges. Ce tableau, dont la reproduction se trouve au musée d’Anvers, est le plus important qu’ait signé Van-Eyck, au moins quant à la dimension des figures. Il est de 1436, par conséquent postérieur de quatre ans à l’Agneau mystique. Par la mise en scène, le style et le caractère de la forme, de la couleur et du travail, il rappelle la Vierge au donateur, que nous avons au Louvre. Il n’est pas plus précieux dans le fini, pas plus finement observé dans le détail. Le clair-obscur ingénu qui baigne la petite composition du Louvre, cette vérité parfaite et cette idéalisation de toutes choses obtenue par le soin de la main, la beauté du travail, la transparence inimitable de la matière; ce mélange d’observation méticuleuse et de rêveries poursuivies à travers des demi-teintes, — ce sont là des qualités supérieures que le tableau de Bruges atteint et ne dépasse pas. Mais ici tout est plus large, plus mûr, plus grandement conçu, construit et peint. Et l’œuvre en devient plus magistrale, en ce qu’elle entre en plein dans les visées de l’art moderne et qu’elle est sur le point de les satisfaire toutes.

La Vierge est laide. L’enfant, un nourrisson rachitique à cheveux rares, copié sans altération sur un pauvre petit modèle mal nourri, porte un bouquet de fleurs et caresse un perroquet. A droite de la Vierge, saint Donatien, mitré d’or, en chape bleue; à gauche et formant coulisse, Saint George, un beau jeune homme, une sorte d’androgyne dans une armure damasquinée, soulève son casque, salue l’enfant-Dieu d’un air étrange et lui sourit. Mantegna, quand il conçut sa Minerve chassant les vices, avec sa cuirasse ciselée, son casque d’or et son joli visage en colère, n’aurait pas buriné le Saint George dont je parle d’un outil plus ferme, ne l’aurait pas bordé d’un trait plus incisif et ne l’aurait jamais peint ni coloré comme cela. Entre la Vierge et le Saint George à genoux figure le chanoine George de Pala (Van der Paele), le donateur. C’est incontestablement le plus fort morceau du tableau. Il est en surplis blanc; il tient dans ses mains jointes, dans ses mains courtes, carrées, toutes ridées, un livre ouvert, des gants, des bésicles en corne; sur son bras gauche pend une bande de fourrures grises. C’est un vieillard. Il est chauve; de petits poils follets jouent sur ses tempes, dont l’os est visible et dur sous la peau mince. Le masque est épais, les yeux sont bridés, les muscles réduits, durcis, couturés, crevassés par l’âge. Ce gros visage flasque et rugueux est une merveille de dessin physionomique et de peinture. Tout l’art d’Holbein est là-dedans. Ajoutez à la scène son cadre et son ameublement ordinaire : le trône, le dais à fond noir avec dessins rouges, une architecture compliquée, des marbres sombres, un bout de verrière qui tamise à travers ses vitres lenticulaires le jour verdâtre des tableaux de Van- Eyck, un parquet de marbre, et sous les pieds de la Vierge ce beau tapis oriental, ce vieux Persan, peut-être bien copié en trompe-l’œil, mais dans tous les cas tenu, comme le reste, dans une dépendance parfaite avec le tableau. La tonalité est grave, sourde et riche, extraordinairement harmonieuse et forte. La couleur y ruisselle à pleins bords. Elle est entière, mais très savamment composée, et reliée plus savamment encore par des valeurs subtiles. En vérité, quand on s’y concentre, c’est une peinture qui fait oublier tout ce qui n’est pas elle et donnerait à penser que l’art de peindre a dit son dernier mot, et cela dès la première heure. Et cependant, sans changer de thème ni de mode, Memling allait dire quelque chose de plus.

L’histoire de Memling, telle que les traditions l’avaient transmise, était originale et touchante. Un jeune peintre attaché après la mort de Van-Eyck à la maison de Charles le Téméraire, peut-être un jeune soldat des guerres de Suisse et de Lorraine, un combattant de Granson et de Morat, rentrait en Flandre fort désemparé; et un soir de janvier 1477, par un des jours glacés qui suivirent la défaite de Nancy et la mort du duc, il venait frapper à l’Hôpital Saint-Jean et y demander un gîte, du repos, du pain et des soins. On lui donnait tout cela. Il se remettait de ses fatigues, de ses blessures, et, l’année suivante, dans la solitude de cette maison hospitalière, dans la tranquillité du cloître, il entreprenait la Châsse de sainte Ursule, puis exécutait le Mariage de sainte Catherine et les autres petits diptyques ou triptyques qu’on y voit aujourd’hui. Malheureusement, paraît-il, et quel dommage! ce joli roman n’est qu’une légende à laquelle il faut renoncer. D’après l’histoire véridique, Memling serait tout simplement un bourgeois de Bruges qui faisait de la peinture comme tant d’autres, l’avait apprise à Bruxelles, la pratiquait en 1472, vivait rue Saint-George, et non point à l’Hôpital Saint-Jean, en propriétaire aisé et mourut en 1495. De ses voyages en Italie, de son séjour en Espagne, de sa mort et de sa sépulture au couvent de Miraflorès, qu’y a-t-il de vrai ou de faux? Du moment que la fleur de la légende a disparu, autant vaut que le reste suive. Il subsiste néanmoins plus qu’une étrangeté dans l’éducation, dans les habitudes et dans la carrière de cet homme, il reste une chose assez merveilleuse, la qualité même de son génie, si surprenante à pareille heure et dans de pareils milieux.

D’ailleurs, malgré les démentis des historiens, c’est encore à l’Hôpital Saint-Jean qui a conservé ses ouvrages qu’on aime à se représenter Memling quand il les peignit. Et lorsqu’on les retrouve au fond de cet hospice toujours le même, entre ces murs de place forte, dans ce carrefour humide, étroit, herbeux, à deux pas de la vieille église de Notre-Dame, c’est encore là et pas ailleurs que malgré soi on les a vus naître. Je ne vous dirai rien de la Châsse de sainte Ursule, qui est bien la plus célèbre des œuvres de Memling et passe à tort pour la meilleure. C’est une miniature à l’huile, ingénieuse, ingénue, exquise en certains détails, enfantine en beaucoup d’autres, une inspiration charmante, — à vrai dire, un travail par trop minutieux. Et la peinture, loin de faire un pas en avant, aurait rétrogradé depuis Van-Eyck et même depuis Van der Weyden (regardez à Bruxelles ses deux triptyques et surtout sa Femme qui pleure), si Memling s’était arrêté là.

Le Mariage de sainte Catherine au contraire est une page décisive. Je ne sais pas si elle marque un progrès matériel sur Van-Eyck : ceci est à examiner; mais du moins elle marque, dans la manière de sentir et dans l’idéal, un élan tout personnel qui n’existait pas chez Van-Eyck et qu’aucun art quel qu’il soit ne manifeste aussi délicieusement. La Vierge est au centre de la composition sur une estrade, assise et trônant. A sa droite, elle a saint Jean le précurseur et sainte Catherine avec sa roue emblématique, à sa gauche sainte Barbe, et au-dessus le donateur Jean Floreins dans le costume ordinaire de frère de l’hôpital Saint-Jean. Sur le second plan figurent saint Jean l’Évangéliste et deux anges en habits de prêtres. Je néglige la Vierge, très supérieure par le choix du type aux vierges de Van-Eyck, très inférieure aux portraits des deux saintes. La sainte Catherine est en longue jupe collante et traînante à fond noir, ramagée d’or, avec manches de velours cramoisi, corsage échancré et collant; un petit diadème d’or et de pierreries enferme son front bombé. Un voile transparent comme de l’eau ajoute à la blancheur du teint la pâleur d’un tissu impalpable. Rien n’est plus exquis que ce visage enfantin et féminin, si finement serré dans sa coiffure d’orfèvreries et de gaze, et jamais peintre amoureux des mains d’une femme ne peignit quelque chose de plus parfait en son geste, dans son dessin, dans son galbe, que la main pleine et longue, fuselée et nacrée qui tend un de ses doigts à l’anneau des fiançailles.

La sainte Barbe est assise. Avec sa jolie tête droite, son cou droit, sa nuque haute et lisse à fermes attaches, ses lèvres serrées et mystiques, ses belles paupières pures et baissées sur un regard qu’on devine, elle lit attentivement dans un livre d’heures au dos duquel on voit un bout de couverture en soie bleue. Son buste se dessine sous le corsage ajusté d’une robe verte. Un manteau grenat l’étoffe et l’habille un peu plus amplement de ses larges plis très pittoresques et très savans. Memling n’eût-il fait que ces deux figures, — et le Donateur avec le saint Jean sont aussi des morceaux de premier ordre, de même intérêt, quant à l’esprit, — on pourrait presque dire qu’il eût fait assez pour sa gloire d’abord, et surtout pour l’étonnement de ceux que certains problèmes préoccupent et pour le ravissement qu’on éprouve à les voir résolus. A n’observer que la forme, le dessin parfait, le geste naturel et sans pose, la netteté des teints, la douceur satinée des épidémies, leur unité, leur souplesse; à considérer les ajustemens dans leur couleur si riche, dans leur coupe si juste et si physionomique, on dirait de la nature elle-même observée par un œil admirablement sensible et sincère. Les fonds, l’architecture et les accessoires ont toute la somptuosité des mises en scène de Van-Eyck. Un trône à colonnes noires, un portique de marbre, un parquet de marbre; sous les pieds de la Vierge, un tapis persan; enfin pour perspective une campagne toute blonde et la silhouette gothique d’une ville à clochers noyée dans le tranquille éclat d’une lumière élyséenne; le même clair-obscur que dans Van-Eyck avec des souplesses nouvelles; quelques distances mieux marquées entre les demi-teintes et les lumières ; en tout une œuvre moins énergique et plus tendre, — tel est, en le résumant d’un coup d’œil, le premier aspect du Mariage mystique de sainte Catherine.

Je ne vous parle ni des autres petits tableaux si respectueusement conservés dans cette même salle ancienne de l’Hôpital Saint-Jean, ni du Saint Christophe du musée de Bruges, pas plus que je ne vous ai parlé du portrait de la femme de Van-Eyck et de sa fameuse Tête de Christ exposée au même musée. Ce sont de beaux ou de curieux morceaux qui confirment l’idée qu’on doit se faire de la manière de voir de Van-Eyck, de la manière de sentir de Memling; mais les deux peintres, les deux caractères, les deux génies, sont révélés plus fortement qu’ailleurs dans leurs deux tableaux du Saint Donatien et de la Sainte Catherine. C’est sur le même terrain et dans la même acception qu’on peut les comparer, les opposer, et l’un par l’autre les mettre décidément en évidence.

Comment se sont formés leurs talens? quelle éducation supérieure a pu leur donner tant d’expérience? qui leur a dit de voir avec cette naïveté forte, cette attention émue, cette patience énergique, ce sentiment toujours égal dans un travail si appliqué et si lent? Sitôt formés l’un et l’autre, si vite et si parfaitement! La première renaissance italienne n’a rien de comparable. Et dans l’ordre particulier des sentimens exprimés, des sujets mis en scène, on convient que nulle école lombarde, ou toscane, ou vénitienne, n’a produit quoi que ce soit qui ressemble à ce premier jet de l’école de Bruges. La pratique elle-même est accomplie. La langue depuis s’est enrichie, s’est assouplie, s’est développée, bien entendu avant de se corrompre. Elle n’a jamais retrouvé ni cette concision expressive, ni cette propriété de moyens, ni cet éclat.

Considérez Van-Eyck et Memling par l’extérieur de leur art, c’est le même art qui, s’appliquant à des choses augustes, les rend avec ce qu’il y a de plus précieux. Riches tissus, perles et or, velours et soies, marbres et métaux ciselés, la main n’est occupée qu’à faire sentir le luxe et la beauté des matières, par le luxe et la beauté du travail. En cela, la peinture est encore bien près de ses origines, car elle entend lutter de ressources avec l’art des orfèvres, des graveurs et des émailleurs. On voit d’autre part à quelle distance elle en est déjà. Sous le rapport des procédés, il n’y a donc pas de différences très sensibles entre Memling et Jean Van-Eyck, qui le précéda de quarante ans. On se demanderait lequel a marché le plus vite et le plus loin. Et, si les dates ne nous apprenaient pas quel fut l’inventeur et quel fut le disciple, on s’imaginerait, à des sûretés de résultat plus grandes encore, que Van-Eyck a plutôt profité des leçons de Memling, C’est à les croire d’abord contemporains tant les compositions sont identiques, la méthode identique, les archaïsmes du même moment.

Les premières différences qui apparaissent dans leur pratique sont des différences de sang et tiennent à des nuances de tempérament entre les deux natures. Chez Van-Eyck, il y a plus de charpente, de muscles et d’afflux sanguin; de là la frappante virilité de ses visages et le style de ses tableaux. En tout, c’est un portraitiste de la famille d’Holbein, précis, aigu, pénétrant jusqu’à la violence. Il voit plus juste et aussi plus gros et plus court. Les sensations qui lui viennent de l’aspect des choses sont plus robustes, celles qui lui viennent de leur teinture plus intenses. Sa palette a des plénitudes, une abondance et des rigueurs que celle de Memling n’a pas. Sa gamme est plus également forte et mieux tenue comme ensemble, composée de valeurs plus savantes. Ses blancs sont plus onctueux, sa pourpre plus riche, et le bleu indigo, le beau bleu d’ancien émail japonais qui lui est propre, plus nourri de principes colorans et de substance plus épaisse.

Il est plus fortement saisi par le luxe et le haut prix des objets rares qui fourmillaient dans les fastueuses habitudes de son temps. Jamais rajah indien ne mit plus d’or et de pierreries sur ses habits que Van-Eyck n’en mit dans ses tableaux. Quand un tableau de Van-Eyck est beau, et celui de Bruges en est le meilleur exemple, on dirait d’une bijouterie émaillée sur or, ou de ces étoffes aux couleurs variées dont la trame est d’or. L’or se sent partout, dessus et dessous. Lorsqu’il ne joue pas dans les surfaces, il apparaît sous le tissu. Il est le lien, la base, l’élément visible ou latent de cette peinture opulente entre toutes. Van-Eyck est aussi plus adroit parce que sa main de copiste obéit à des préférences marquées. Il est plus précis, plus affirmatif ; il imite excellemment. Lorsqu’il peint un tapis, il le tisse avec un choix de teintures meilleures. Quand il peint des marbres, il est plus près du poli des marbres, et lorsqu’il fait miroiter dans l’ombre de ses chapelles les lentilles opalines de ses vitraux, il arrive au parfait trompe-l’œil.

Chez Memling, même puissance de ton, même éclat, avec moins d’ardeur et de vérité vraie. Je n’oserais pas dire que, dans ce merveilleux triptyque de la Sainte Catherine, malgré l’extrême résonnance du coloris, sa gamme soit aussi soutenue que celle de son grand devancier. En revanche, il a déjà des passages, des demi-teintes vaporeuses et fondues que Van-Eyck n’avait pas connues. La figure du saint Jean, celle du Donateur indiquent dans la voie des sacrifices, dans les relations de la lumière principale avec les secondaires, et dans le rapport des choses avec le plan qu’elles occupent, un progrès sur le Saint Donatien et surtout un pas décisif sur le triptyque de Saint-Bavon. La couleur même des vêtemens, l’un grenat foncé, l’autre rouge un peu étouffé, révèle un art nouveau de composer le ton vu dans l’ombre et des combinaisons de palette déjà plus subtiles. Le travail de la main n’est pas très différent. Cependant il diffère, et voici en quoi : partout où le sentiment le soutient, l’anime et l’émeut, Memling est aussi ferme que Van-Eyck. Partout où l’intérêt de l’objet est moindre et moindre surtout le prix qu’affectueusement il y attache, relativement à Van-Eyck on peut dire qu’il faiblit. L’or n’est plus à ses yeux qu’un accessoire, et la nature vivante est plus étudiée que la nature morte. Les têtes, les mains, les cous, la pulpe nacrée d’une peau rosâtre, — c’est là qu’il s’applique et qu’il excelle, parce qu’en effet, dès qu’on les compare au point de vue du sentiment, il n’y a plus rien de commun entre Van-Eyck et lui. Un monde les sépare. A quarante ans de distance, ce qui est bien peu, il s’est produit dans la manière de voir et de sentir, de croire et d’inspirer les croyances, un phénomène étrange et qui éclate ici comme une lumière.

Van-Eyck voyait avec son œil, Memling commence à voir avec son esprit. L’un pensait bien, pensait juste; l’autre n’a pas l’air de penser autant, mais il a le cœur qui bat tout autrement. L’un copiait et imitait; l’autre copie de même, imite et transfigure. Celui-là reproduisait, sans aucun souci de l’idéal, les types humains, surtout les types virils qui lui passaient sous les yeux à tous les échelons de la société de son temps. Celui-ci rêve en regardant la nature, imagine en la traduisant, y choisit ce qu’il y a de plus aimable, de plus délicat dans les formes humaines et crée, surtout comme type féminin, un être d’élection inconnu jusque-là, disparu depuis. Ce sont des femmes, mais des femmes vues comme il les aime et selon les tendres prédilections d’un esprit tourné vers la grâce, la noblesse et la beauté. Cette image inédite de la femme, il en fait une personne réelle et aussi un emblème. Il ne l’embellit pas, mais il aperçoit en elle ce que nul n’y a vu. On dirait qu’il ne la peint ainsi que parce qu’il y découvre un charme, des attraits, une conscience aussi, dont personne encore ne s’était douté. Il la pare au physique et au moral. En peignant le beau visage d’une femme, il peint une âme charmante. Son application, son talent, les soins de sa main ne sont qu’une forme des égards et des respects attendrissans qu’il a pour elle. Nulle incertitude sur l’époque, sur la race, sur le rang auxquels appartiennent ces créatures fragiles, blondes, candides et cependant mondaines. Ce sont des princesses, et du meilleur sang. Elles en ont les fines attaches, les mains oisives et blanches, la pâleur contractée dans la vie close. Elles ont cette façon naturelle de porter leurs habits, leurs diadèmes, de tenir leur missel et de le lire qui n’est ni empruntée, ni inventée par un homme étranger au monde et à ce monde.

Mais, si la nature était ainsi, d’où vient que Van-Eyck ne l’a pas vue ainsi, lui qui connut le même monde, y fut placé probablement dans des situations plus hautes, y vécut comme peintre et valet de chambre de Jean de Bavière et puis de Philippe le Bon, au cœur de ces sociétés plus que royales? Si telles étaient les petites princesses de la cour, comment se fait-il que Yan-Eyck ne nous en ait pas donné la moindre idée délicate, attachante et belle? Pourquoi n’a-t-il bien vu que des hommes? Pourquoi du fort, du trapu, du rude, ou bien du laid, quand il s’agit de passer des attributs virils aux féminins? Pourquoi n’a-t-il pas sensiblement embelli l’Ève de son frère Hubert? Pourquoi si peu de décence au-dessus du Mythe de l’Agneau; et dans Memling toutes les délicatesses adorables de la chasteté et de la pudeur; de jolies femmes avec des airs de saintes, de beaux fronts honnêtes, des tempes limpides, des lèvres sans un pli; toutes les innocences en leur fleur, tous les charmes enveloppant la candeur des anges; une béatitude, une douceur tranquille, une extase en dedans qui ne se voit nulle part? Quelle grâce du ciel était donc descendue sur ce jeune soldat ou sur ce riche bourgeois pour attendrir son âme, épurer son œil, cultiver son goût et lui ouvrir à la fois sur le monde physique et sur le monde moral des perspectives si nouvelles?

Moins célestement inspirés que les femmes, les hommes peints par Memling ne ressemblent pas davantage à ceux de Van-Eyck. Ce sont des personnages doux et tristes, un peu longs de corps, à teint cuivré, à nez droit, à barbe rare et légère, aux regards pensifs. Moins de passions et la même ardeur. Ils ont l’action musculaire moins prompte et moins virile, mais on leur trouve je ne sais quoi de grave et d’éprouvé qui leur donne l’air d’avoir traversé la vie en souffrant et d’y réfléchir. Le saint Jean dont la belle tête évangélique, noyée dans la demi-teinte, est d’une exécution si veloutée, personnifie une fois pour toutes le type des figures masculines telles que Memling les conçoit. Il en est de même du Donateur avec son visage de Christ et sa barbe en pointe. Notez, et j’y insiste, que saints et saintes sont manifestement des portraits.

Cela vit d’une vie profonde, sereine et recueillie. Dans cet art cependant si humain, pas une trace des vilenies ou des atrocités du temps. Consultez l’œuvre de ce peintre, qui, de quelque façon qu’il ait vécu, devait bien connaître son siècle : vous n’y trouverez pas une de ces scènes tragiques comme on s’est plu à en représenter depuis. Pas d’écartèlement ni de poix bouillante, excepté incidemment, à titre d’anecdote et de médaillon; pas de poignets coupés, de corps nus qu’on écorche, d’arrêts féroces, de juge assassin, pas de bourreaux. Le Martyre de saint Hippolyte, qu’on voit à la cathédrale de Bruges et qu’on lui attribuait, est de Bouts ou de Gérard David. De vieilles et touchantes légendes comme la Sainte Ursule ou le Saint Christophe, des Vierges, des Saintes fiancées au Christ, des prêtres qui croient, des Saints qui font croire à eux, un pèlerin qui passe et sous les traits duquel on reconnaît l’artiste, — voilà les personnages de Memling. En tout, une bonne foi, une honnêteté, une ingénuité, qui tiennent du prodige ; un mysticisme de sentiment qui se trahit plus qu’il ne se montre, dont on a le parfum, sans qu’il en transpire aucune affectation dans la forme, un art chrétien s’il en fut, exempt de tout mélange avec les idées païennes. Si Memling échappe à son siècle, il oublie les autres. Son idéal est à lui. Peut-être annoncerait-il les Bellin, les Boticelli, les Pérugin ; mais ni Léonard, ni Luini, ni les Toscans, ni les Romains de la vraie renaissance. Ici pas de Saint Jean qu’on prendrait pour un Bacchus, pas de Vierge ou de Sainte Élisabeth avec le sourire étrangement païen d’une Joconde, pas de prophètes ressemblant à des dieux antiques et philosophiquement confondus avec les sibylles. Ni mythes, ni symboles profonds. Il n’est pas besoin d’une exégèse bien savante pour expliquer cet art sincère, de pure bonne foi, d’ignorance et de croyance. Il dit ce qu’il veut dire avec la candeur des simples d’esprit et de cœur, avec le naturel d’un enfant. Il peint ce qu’on vénère, ce que l’on croit, comme on y croit. Il s’abstrait dans son monde intime, s’y enferme, s’y élève et s’y épanche. Rien du monde extérieur ne pénètre dans ce sanctuaire des âmes en plein repos, ni ce qu’on y fait, ni ce qu’on y pense, ni ce qu’on y dit, ni aucunement ce qu’on y voit.

Imaginez, au milieu des horreurs du siècle, un lieu privilégié, une sorte de retraite angélique idéalement silencieuse et fermée où les passions se taisent, où les troubles cessent, où l’on prie, où l’on adore, où tout se transfigure, laideurs physiques, laideurs morales, où naissent des sentimens nouveaux, où poussent comme des lys des ingénuités, des douceurs, une mansuétude surnaturelles, et vous aurez une idée de l’âme unique de Memling et du miracle qu’il opère en ses tableaux. Chose singulière, pour parler dignement d’un pareil esprit, par égard pour lui, pour soi-même, il faudrait se servir de termes particuliers et refaire à notre langage une sorte de virginité de circonstance. C’est à ce prix seulement qu’on le ferait connaître ; mais les mots ont servi à de tels usages depuis Memling, qu’on a beaucoup de peine à trouver ceux qui lui conviennent.


EUGENE FROMENTIN.

  1. Voyez la Revue des 1er, 15 janvier, 1er et 15 février, et du 1er mars.