Les Maîtres d’autrefois
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 14 (p. 110-140).
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LES
MAITRES D'AUTREFOIS

V.[1]
L’ÉCOLE HOLLANDAISE. — FRANS HALS. — LA RONDE DE NUIT.


Harlem.


I.

C’est à Harlem, comme je vous l’ai dit, qu’un peintre en quête de belles et fortes leçons doit se donner le plaisir de voir Frans Hals. Partout ailleurs, dans nos musées ou cabinets français, dans les galeries ou collections hollandaises, l’idée qu’on se fait de ce maître brillant et très inégal en sa tenue est séduisante, aimable, spirituelle, assez futile, et n’est ni vraie ni équitable. L’homme y perd autant que l’artiste est amoindri. Il étonne, il amuse. Avec sa célérité sans exemple, la prodigieuse bonne humeur et les excentricités de sa pratique, il se détache par des goguenardises d’esprit et de main sur le fond sévère des peintures de son temps. Quelquefois il frappe; il donne à penser qu’il est aussi savant que bien doué, et que sa verve irrésistible n’est que la grâce heureuse d’un talent profond; presque aussitôt il se compromet, se discrédite et vous décourage. Son portrait qui figure au musée d’Amsterdam et dans lequel il s’est reproduit de grandeur naturelle, en pied, posant sur un talus champêtre, à côté de sa femme, nous le représente assez bien comme on l’imaginerait dans ses momens d’impertinence, quand il gouaille et se moque un peu de nous. Peinture et geste, pratique et physionomie, tout dans ce portrait par trop sans façon est à l’avenant. Hals nous rit au nez, la femme de ce gai farceur en fait autant, et la peinture, tout habile qu’elle est, n’est pas beaucoup plus sérieuse.

Tel est, à le juger par ses côtés légers, le peintre fameux dont la renommée fut grande en Hollande pendant la première moitié du XVIIe siècle. Aujourd’hui le nom de Hals reparaît dans notre école au moment où l’amour du naturel y rentre lui-même avec quelque bruit et non moins d’excès. Sa méthode sert de programme à certaines doctrines en vertu desquelles l’exactitude la plus terre-à-terre est prise à tort pour la vérité, et la plus parfaite insouciance pratique pour le dernier mot du savoir et du goût. En invoquant son témoignage à l’appui d’une thèse à laquelle il n’a jamais donné que des démentis par ses belles œuvres, on se trompe, et par cela même on lui fait injure. Parmi tant de qualités si hautes, ne verrait-on par hasard et ne préconiserait-on que ses défauts? J’en ai peur, et je vous dirai ce qui me le fait craindre. Ce serait, je vous en donne l’assurance, une erreur nouvelle et une injustice.

Dans la grande salle de l’académie de Harlem, qui contient beaucoup de pages analogues aux siennes, mais où il vous oblige à ne regarder que lui, Frans Hals a huit grandes toiles dont la dimension varie entre 2 mètres 1/2 et 4 mètres passés. Ce sont d’abord des Repas ou Réunions d’officiers du corps des archers de Saint-George, du corps des archers de Saint-Adrien, — ensuite et plus tard des Régens ou régentes d’hôpital. Les figures y sont de taille naturelle et en grand nombre; c’est fort imposant. Les tableaux appartiennent à tous les momens de sa vie, et la série embrasse sa longue carrière. Le premier, de 1616, nous le montre à trente-deux ans; le dernier, peint en 1664, nous le montre deux années seulement avant sa mort, à l’âge extrême de quatre-vingts ans. On le prend pour ainsi dire à ses débuts, on le voit grandir et tâtonner. Son épanouissement se produit tard, vers le milieu de sa vie, même un peu au-delà; il se fortifie et se développe en pleine vieillesse; enfin on assiste à son déclin, et l’on est tout surpris de voir en quelle possession de lui-même ce maître infatigable était encore, quand la main lui manqua d’abord, la vie ensuite.

Il y a peu de peintres, s’il en existe, sur lesquels on possède un ensemble d’informations plus heureusement échelonnées et plus précises. Embrasser d’un coup d’œil cinquante années d’un travail d’artiste, assister à ses recherches, le saisir en ses réussites, le juger d’après lui-même dans ce qu’il a fait de plus important et de meilleur, c’est un spectacle qui nous est rarement donné. De plus, toutes ses toiles sont posées à hauteur d’appui ; on les consulte sans aucun effort, elles vous livrent tous leurs secrets, à supposer que Hals fût un peintre cachotier, ce qu’il n’était pas. On le verrait peindre qu’on n’en saurait pas beaucoup plus long. Aussi l’esprit ne tarde pas à se décider, le jugement à se faire. Hals n’était qu’un praticien, je vous en avertis tout de suite; mais, en tant que praticien, il est bien un des plus habiles maîtres et des plus experts qui aient jamais existé nulle part, même en Flandre malgré Rubens et Van-Dyck, même en Espagne malgré Velasquez. Permettez-moi de transcrire mes notes : elles auront ce mérite d’être brèves, prises sur le fait, et de mesurer l’analyse des choses à leur intérêt. Avec un pareil artiste, on serait tenté d’en dire ou trop ou trop peu. Avec le penseur, ce serait bientôt dit; avec le peintre, on irait bien loin : il faut se tenir et lui faire sa part.

Numéro 54, 1616. — Son premier grand tableau. Il a trente-deux ans; il se cherche; il a devant lui Ravestein, Pieterz Grebber, Cornelisz van Harlem, qui l’éclairent, mais ne le tentent point. Son maître Karel van Mander est-il plus capable de l’orienter? La peinture est forte de tonalité, rousse en principe; le modelé est ronflant et pénible; les mains sont lourdes, les noirs mal vus. Avec cela, l’œuvre est déjà très physionomique. Trois têtes charmantes sont à noter.

Numéro 56, 1627, onze ans après. — Déjà lui, le voici dans sa fleur. Peinture grise, fraîche, naturelle, harmonie noire. Écharpes fauves, orangées ou bleues, fraises blanches. Il a trouvé son registre et fixé ses élémens de coloris. Il emploie le vrai blanc, colore en clair, avec quelques glacis, y ajoute un peu de patine. Les fonds bruns et sourds semblent avoir inspiré Pierre de Hooch et font penser au père de Cuyp. Les physionomies sont plus étudiées, les types parfaits.

Numéro 55, 1627. — Même année, meilleur encore. Plus de pratique, la main plus habile et plus libre. L’exécution se nuance, il la varie. Même tonalité; les blancs plus légers; le détail des collerettes indiqué avec plus de caprice. En tout, l’aisance et la grâce aimable d’un homme sûr de lui; une écharpe azur tendre, qui est tout Hals. Têtes inégalement belles, quant au rendu, toutes expressives et étonnamment individuelles. Le porte-étendard debout au centre, le visage en valeur chaude et franche sur la soie de la bannière, avec sa tête un peu de côté, son œil clignotant, sa petite bouche fine, amincie par un sourire, est de la tête aux pieds un morceau délicieux. Les noirs sont plus mats; il les dégage du roux, les compose, les amalgame d’une façon plus ample et plus saine. Le modelé est plat, l’air devient rare; les tons se juxtaposent sans transitions ménagées. Nul emploi de clair-obscur, c’est le plein air d’une chambre très éclairée et également. De là des trous entre les tons que rien ne relie, des souplesses quand les valeurs et les couleurs naturelles s’appuient l’une sur l’autre au plus près, des duretés quand l’accord est plus distant. Un peu de système. Je vois très bien ce que notre école actuelle en conclut. Elle a raison de penser que Hals reste excellent, malgré ce parti-pris accidentel; elle aurait tort si elle estimait que sa grande science et ses mérites en dépendent. Et ce qui pourrait l’en avertir, c’est le numéro 57, 1633. — Hals a quarante-sept ans. Voici dans ce genre éclatant, à clavier riche, son œuvre maîtresse et tout à fait belle, non pas la plus piquante, mais la plus relevée, la plus abondante, la plus substantielle, la plus savante. Ici, pas de parti-pris, nulle affectation de placer ses figures hors de l’air plutôt que dans l’air, et de faire le vide autour d’elles. Rien n’est éludé des difficultés d’un art qui, s’il est bien entendu, les accepte et les résout toutes.

Peut-être, prises individuellement, les têtes sont-elles moins parfaites que dans le numéro précédent, moins spirituellement expressives. A cela près d’un accident qui pourrait être la faute des modèles autant que celle du peintre, comme ensemble le tableau est supérieur. Le fond est noir, et par conséquent les valeurs sont renversées. Le noir des velours, des soies, des satins, y joue avec plus de fantaisie; les lumières s’y déploient, les couleurs s’en dégagent avec une largeur, une certitude et dans des accords que Hals n’a jamais dépassés. Aussi belles, aussi sûrement observées dans l’ombre que dans la lumière, dans la force que dans la douceur, c’est un charme pour l’œil de voir ce qu’elles ont de richesse et de simplicité, d’en examiner le choix, le nombre, les nuances infinies, et d’en admirer la si parfaite union. La partie gauche en plein éclat est surprenante. La matière en elle-même est des plus rares : pâtes épaisses et coulantes, fermes et pleines, grasses et minces suivant les besoins, facture libre, sage, souple, hardie, jamais folle, jamais insignifiante. Chaque chose est traitée selon son intérêt, sa nature propre et son prix. Dans tel détail, on sent l’application, tel autre est à peine effleuré. Les guipures sont plates, les dentelles légères, les satins miroitans, les soieries mates, les velours plus absorbans; tout cela sans minutie, sans petites vues. Un sentiment subit de la substance des choses, une mesure sans la moindre erreur, l’art d’être précis sans trop expliquer, de tout faire comprendre à demi mots, de ne rien omettre, mais en sous-entendant l’inutile; la touche expéditive, prompte et rigoureuse; le mot juste, et rien que le mot juste, trouvé du premier coup et jamais fatigué par des surcharges; pas de turbulence et pas de superflu; autant de goût que dans Van-Dyck, autant d’habileté pratique que dans Velasquez, avec les centuples difficultés d’une palette infiniment plus riche, car au lieu de se réduire à trois tons elle est le répertoire entier des tons connus, — telles sont, dans l’éclat de son expérience et de sa verve, les qualités presque uniques de ce beau peintre. Le personnage central, avec ses satins bleus et son justaucorps jaune verdâtre est un chef-d’œuvre. Jamais on n’a mieux peint, on ne peindra pas mieux.

C’est avec ces deux œuvres capitales, les numéros 55 et 57, que Frans Hals se défend contre les abus qu’on voudrait faire de son nom. Certainement il a plus de naturel que personne, mais ne dites pas qu’il est ultra-naïf. Certainement il colore avec plénitude, il modèle à plat, il évite les rondeurs vulgaires; mais, pour avoir son modelé spécial, il n’en observe pas moins les reliefs de la nature: ses figures ont leurs dos quand on les voit de face, et ne sont pas des planches. Certainement encore ses couleurs sont simples, à base froide, rompues; elles sentent aussi peu l’huile que possible; la substance en est homogène, le tuf solide, leur rayonnement profond vient de leur qualité première autant que de leurs nuances; mais ces couleurs d’un choix si délicat, d’un goût si sobre et si sûr, il n’en est ni avare ni même économe. Il les prodigue au contraire avec une générosité qui n’est guère imitée par ceux qui le prennent pour exemple, et l’on ne remarque pas assez grâce à quel tact infaillible il sait les multiplier sans qu’elles se nuisent. Enfin assurément il se permet de grandes libertés de main ; mais jusqu’alors on ne lui voit pas un moment de négligence. Il exécute comme tout le monde, seulement en montrant mieux son métier. Son adresse est incomparable, il le sait et il ne lui déplaît pas qu’on s’en aperçoive; sur ce point spécialement, ses imitateurs ne lui ressemblent guère. Convenez encore qu’il dessine à merveille, une tête d’abord et puis des mains, et puis tout ce qui se rapporte au corps, l’habille, l’aide en son geste, concourt à son attitude, complète sa physionomie. Enfin ce peintre des beaux ensembles n’en est pas moins un portraitiste consommé, bien plus fin, bien plus vivant, bien plus élégant que Van der Helst, et ce n’est pas non plus l’habituel mérite de l’école qui s’attribue le privilège exclusif de le bien comprendre.

Ici finit à Harlem la manière fleurie de ce maître excellent. Je passe sur le numéro 58-1639, exécuté vers sa cinquantième année, et qui, par un hasard malheureux, clôt assez lourdement la série. — Avec le numéro 59, qui date de 161, deux ans après, nous entrons dans un mode nouveau, le mode grave, la gamme entièrement noire, grise et brune, conforme au sujet. C’est le tableau des Régens de l’hôpital Sainte-Elisabeth. Dans son acception forte et simple, avec ses têtes en lumière, ses habits de couleur noire, la qualité des chairs, la qualité des draps, son relief et son sérieux, sa richesse dans des tons si sobres, ce tableau magnifique représente Hals tout autrement, non pas mieux. Les têtes, aussi belles que possible, ont d’autant plus de prix que rien autour ne lutte avec l’intérêt capital des morceaux vivans. Est-ce à cet exemple de sobriété rare, à cette absence de coloris, jointe à la science accomplie du coloriste, que se rattachent plus particulièrement les néo-coloristes dont je parle? Je n’en vois pas encore la preuve bien évidente; mais si tel était, comme on aime à le dire, le très noble objectif de leurs recherches, quels tourmens ne devraient pas causer à des hommes d’études les scrupules profonds, le savant dessin, la conscience édifiante, qui font la force et la beauté de ce tableau !

Loin de rappeler des tentatives un peu vaines, ce magistral tableau fait au contraire penser à des chefs-d’œuvre. Le premier souvenir qu’il éveille est celui des Syndics. La scène est la même, la donnée pareille, les conditions à remplir sont exactement semblables. Une figure centrale, belle entre toutes celles que Hals a peintes, appellerait des comparaisons frappantes. Les relations des deux œuvres sautent aux yeux. Avec elles apparaît la différence des deux peintres : point de vue contraire, opposition des deux natures, force égale dans la pratique, supériorité de la main chez Hals, de l’esprit chez Rembrandt, — résultat contraire. Si, dans la salle du musée d’Amsterdam où figurent les Drapiers, on remplaçait Van der Helst par Frans Hals, les Arquebusiers par les Régens, quelle leçon décisive et que de malentendus évités ! Il y aurait une étude spéciale à faire sur ces deux toiles de Régens. Il faudrait se garder d’y voir toutes les qualités multiples de Hals, ni toutes les facultés plus multiples encore de Rembrandt; mais sur un thème commun, à peu près comme dans un concours, on assisterait à une épreuve des deux praticiens. Tout de suite on verrait où chacun d’eux excelle et faiblit, et l’on saurait pourquoi. On apprendrait sans nulle hésitation qu’il y a mille choses encore à découvrir sous la pratique extérieure de Rembrandt, qu’il n’y a pas grand’chose à deviner derrière la belle pratique extérieure du peintre de Harlem. Je suis très surpris qu’on ne se soit pas servi de ce texte pour dire une fois la vérité sur ce point.

Enfin Hals est vieux, très vieux : il a quatre-vingts ans. Nous sommes en 1664. Cette même année, il signe les deux dernières toiles de la série, les dernières auxquelles il ait mis la main : les Portraits de Régens et les portraits de Régentes de l’hôpital des Vieillards. Le sujet coïncidait avec son âge. La main n’y est plus. Il étale au lieu de peindre ; il n’exécute pas, il enduit; les perceptions de l’œil sont toujours vives et justes, les couleurs tout à fait sommaires. Peut-être en leur composition première ont-elles une qualité simple et mâle qui trahit le dernier effort d’un œil admirable et dit le dernier mot d’une éducation consommée. On ne saurait imaginer ni de plus beaux noirs ni de plus beaux blancs grisâtres. Le régent de droite avec son bas rouge, qu’on aperçoit au-dessus de la jarretière, est pour un peintre un morceau sans prix; mais vous n’apercevez plus ni dessin bien consistant ni facture. Les têtes sont un abrégé, les mains le néant, si l’on en cherche les formes et les articulations. La touche, si touche il y a, est jetée sans ordre, un peu au hasard, et ne dit plus ce qu’elle aurait à dire. À cette absence de tout rendu, aux défaillances de sa brosse, il supplée par le ton, qui donne un semblant d’être à ce qui n’est plus. Tout lui manque, netteté de la vue, sûreté des doigts ; il est d’autant plus acharné à faire vivre les choses en des abstractions puissantes. Le peintre est aux trois quarts éteint; il lui reste, je ne dis pas des pensées, je ne dirai plus une langue, mais des sensations d’or.

Vous avez vu Hals débutant; j’ai tâché de vous le représenter tel qu’il était en sa pleine force : voilà comment il finit, et si, ne le prenant qu’aux deux extrémités de sa brillante carrière, on me donnait à choisir entre l’heure où son talent commençait à naître et l’heure beaucoup plus solennelle où son extraordinaire talent l’abandonne, entre le tableau de 1616 et le tableau de 1664, je n’hésiterais pas, et bien entendu c’est le dernier que je choisirais. À ce moment extrême. Hals est un homme qui sait tout, parce que dans des entreprises difficiles il a successivement tout appris. Il n’est pas de problèmes pratiques qu’il n’ait abordés, débrouillés, résolus, et pas d’exercices périlleux dont il ne se soit fait une habitude. Sa rare expérience est telle qu’elle survit à peu près intacte dans cette organisation en débris. Elle se révèle encore et d’autant plus fortement que le grand virtuose a disparu. Cependant, comme il n’est plus que l’ombre de lui-même, ne croyez-vous pas qu’il est bien tard pour le consulter? L’erreur de nos jeunes camarades n’est donc à vrai dire qu’une erreur d’à-propos. Quelle que soit la surprenante présence d’esprit et la verdeur vivace de ce génie expirant, si respectables que soient les derniers efforts de sa vieillesse, ils conviendront que l’exemple d’un maître de quatre-vingts ans n’est pas le meilleur qu’on ait à suivre.

II.

Amsterdam.

Un lacet de rues étroites et de canaux m’a conduit à la Doelen Straat. Le jour finit. La soirée est douce, grise et voilée. De fins brouillards d’été baignent l’extrémité des canaux. Ici, plus encore qu’à Rotterdam, l’air est imprégné de cette bonne odeur de Hollande qui vous dit où vous êtes et vous fait connaître les tourbières par une sensation subite et originale. Une odeur dit tout : la latitude, la distance où l’on est du pôle ou de l’équateur, de la houille ou de l’aloès, le climat, les saisons, les lieux, les choses. Toute personne ayant quelque peu voyagé sait cela : il n’y a de pays favorisés que ceux dont les fumées sont aromatiques et dont les foyers parlent au souvenir. Quant à ceux qui n’ont pour se recommander à la mémoire des sens que les confuses exhalaisons de la vie animale et des foules, ils ont d’autres charmes, et je ne dis pas qu’on les oublie, mais on s’en souvient autrement. Ainsi noyée dans ses buées odorantes, vue à pareille heure, traversée par son centre, peu boueuse, mais humectée par la nuit qui tombe, avec ses ouvriers dans les rues, sa multitude d’enfans sur les perrons, ses boutiquiers devant leurs portes, ses petites maisons criblées de fenêtres, ses bateaux marchands, son port au loin, son luxe tout à fait à l’écart dans les quartiers neufs, — Amsterdam est bien ce qu’on imagine quand on ne rêve pas d’une Venise septentrionale dont l’Amstel serait la Giudecca, le Dam une autre place Saint-Marc, — lorsque d’avance on s’en rapporte à Van der Heyden et qu’on oublie Canaletto.

Cela est vieillot, bourgeois, étouffé, affairé, fourmillant, avec des airs de juiverie, même en dehors du quartier des Juifs,-— moins grandiosement pittoresque que Rotterdam vue de la Meuse, moins noblement pittoresque que La Haye, pittoresque cependant par l’intimité plus que par les dehors. Il faut connaître la naïveté profonde, la passion de fils, l’amour des petits coins qui distinguent les peintres hollandais, pour s’expliquer les aimables et piquans portraits qu’ils nous ont laissés de leur ville natale. Les couleurs y sont fortes et mornes, les formes symétriques, les façades entretenues dans leur neuf, sans nulle architecture et sans art, les petits arbres des quais grêles et laids, les canaux fangeux. On sent un peuple pressé de s’installer sur des boues conquises, uniquement occupé d’y loger ses affaires, son commerce, ses industries, son labeur, plutôt que son bien-être, et qui jamais, même en ses plus grands jours, ne songea à y bâtir des palais. Dix minutes passées sur le grand canal de Venise et dix autres minutes passées dans la Kalverstraat vous diraient tout ce que l’histoire peut nous apprendre de ces deux villes, du génie des deux peuples, de l’état moral des deux républiques, et par conséquent de l’esprit des deux écoles. Rien qu’à voir ici les habitations en lanternes où les vitres tiennent autant de place et ont l’air d’être plus indispensables que la pierre, les petits balcons soigneusement et pauvrement fleuris et les miroirs fixés aux fenêtres, on comprend que dans ce climat l’hiver est long, le soleil infidèle, la lumière avare, la vie sédentaire et forcément curieuse ; que les contemplations en plein air y sont rares, les jouissances à huis-clos très vives, et que l’œil, l’esprit et l’âme y contractent cette forme d’investigation patiente, attentive, minutieuse, un peu tendue, pour ainsi dire clignotante, commune à tous les penseurs hollandais, depuis les métaphysiciens jusqu’aux peintres.

Me voici donc dans la patrie de Spinoza et de Rembrandt. De ces deux grands noms, qui représentent, dans l’ordre des spéculations abstraites ou des inventions purement idéales, le plus intense effort du cerveau hollandais, un seul m’occupe, le dernier. Rembrandt a ici sa statue, la maison qu’il habita dans ses années heureuses, et deux de ses œuvres les plus célèbres, — c’est plus qu’il n’en faut pour éclipser bien des gloires. Où est la statue du poète national Juste van den Vondel, son contemporain, et, à sa date, son égal au moins en importance? On me dit qu’elle est au Nouveau-Parc? La verrai-je? Qui va la voir? Où donc a demeuré Spinoza? Que sont devenues la maison où séjourna Descartes, celle où passa Voltaire, celles où moururent l’amiral Tromp et le grand Ruyter? Ce que Rubens est à Anvers, Rembrandt l’est ici. Le type est moins héroïque, le prestige est le même, la souveraineté égale. Seulement, au lieu de resplendir dans de hauts transsepts de basiliques, sur des autels somptueux, dans des chapelles votives, sur les radieuses parois d’un musée princier, Rembrandt se montre ici dans les petites chambres poudreuses d’une maison quasi bourgeoise. La destinée de ses œuvres continue conforme à sa vie. Du logis que j’habite à l’angle du Kolveniers Burgwal, j’aperçois à droite, au bord du canal, la façade rougeâtre et enfumée du musée Trippenhuis; c’est vous dire qu’à travers des fenêtres closes et dans la pâleur de ce doux crépuscule hollandais, déjà je vois rayonner comme une gloire un peu cabalistique l’étincelante renommée de la Ronde de nuit.

Je n’ai point à le cacher, cette œuvre, la plus fameuse qu’il y ait en Hollande, une des plus célèbres qu’il y ait au monde, est le souci de mon voyage. Elle m’inspire un grand attrait et de grands doutes. Je ne connais pas de tableau sur lequel on ait plus écrit, plus discuté, plus raisonné et naturellement plus déraisonné. Ce n’est pas qu’il ravisse également tous ceux qu’il a passionnés; mais certainement il n’est personne, au moins parmi les écrivains d’art, dont par ses mérites et par sa bizarrerie, la Ronde de nuit n’ait plus ou moins troublé le clair bon sens. Depuis son titre, qui est une erreur, jusqu’à son éclairage, dont on vient à peine de trouver la clé, on s’est plu je ne sais pourquoi à mêler toute sorte d’énigmes à des questions techniques qui ne me semblent pas si mystérieuses que cela, pour être un peu plus compliquées qu’ailleurs. Jamais, la Chapelle Sixtine exceptée, on n’a apporté moins de simplicité, de bonhomie, de précision dans l’examen d’une œuvre peinte; on l’a vantée sans mesure, admirée sans dire bien nettement pourquoi, un peu discutée, mais très peu, et toujours comme avec tremblement. Les plus hardis la traitant comme un mécanisme indéchiffrable, en ont démonté, examiné toutes les pièces, et n’ont pas beaucoup mieux révélé le secret de sa force et de ses évidentes faiblesses. Un seul point les a tous mis d’accord, ceux que l’œuvre transporte et ceux qu’elle choque, c’est que, parfaite ou non, la Ronde de nuit appartient à ce groupe sidéral où l’universelle admiration a rapproché comme autant d’étoiles quelques œuvres d’art quasi célestes! On est allé jusqu’à dire que la Ronde de nuit est une des merveilles du monde : one of the wonders of the world, et de Rembrandt, qu’il est le plus parfait coloriste qui ait jamais existé : the most perfect colourist that ever existed, — autant d’exagérations ou de contre-vérités dont Rembrandt n’est pas responsable, et qui certainement auraient offusqué ce grand esprit réfléchi et sincère, car mieux que personne il savait bien qu’il n’avait rien de commun avec les coloristes pur-sang auxquels on l’oppose, ni rien à voir avec la perfection telle qu’on l’entend.

En deux mots, pris dans son ensemble, — et un tableau même exceptionnel ne saurait déranger la rigoureuse économie de ce fort génie, — Rembrandt est un maître unique en son pays, dans tous les pays de son temps, dans tous les temps : coloriste, si l’on veut, mais à sa manière; dessinateur, si l’on veut encore, mais comme personne, mieux que cela peut-être, mais il faudrait le prouver; très imparfait, si l’on pense à la perfection dans l’art d’exprimer de belles formes et de les bien peindre avec des moyens simples; admirable au contraire par des côtés cachés, indépendamment de sa forme, de sa couleur, dans son essence; incomparable alors en ce sens littéral qu’il ne ressemble à personne, et qu’il échappe aux comparaisons mal entendues qu’on lui fait subir, et en ce sens aussi que sur les points délicats où il excelle, il n’a pas d’analogue et, je le croirais, pas de rival. Une œuvre qui le représente tel qu’il était au plein milieu de sa carrière, à trente-quatre ans, dix ans juste après la Leçon d’anatomie, ne pouvait manquer de reproduire en tout leur éclat quelques-unes de ses originales facultés. S’ensuit-il qu’elle les ait toutes exprimées? Et n’y a-t-il pas dans cette tentative un peu forcée quelque chose qui s’opposait à l’emploi naturel de ce qu’il y avait en lui de plus profond, de meilleur et de plus rare?

L’entreprise était nouvelle. La page était vaste, compliquée. Elle contenait, chose unique dans son œuvre, du mouvement, des gesticulations et du bruit. Le sujet n’était pas de son choix, c’était un thème à portraits. Vingt-trois personnes connues attendaient de lui qu’il les peignît toutes en vue, dans une action quelconque et cependant dans leurs habitudes de miliciens. Le sujet était trop banal pour qu’il ne l’historiât pas de quelque manière, et d’autre part trop précis pour qu’il y mît beaucoup d’invention. Il fallait, qu’ils lui plussent ou non, accepter des types, peindre des physionomies. D’abord on exigeait de lui des ressemblances et, tout grand portraitiste qu’on le dise et qu’il soit par certains côtés, la formelle exactitude des traits n’est pas son fort. Rien dans cette composition d’apparat ne convenait précisément à son œil de visionnaire, à son âme plutôt portée hors du vrai : rien, sinon la fantaisie qu’il entendait y mettre et que le moindre écart pouvait changer en fantasmagorie. Ce que Ravestein, Van der Helst, Frans Hals, faisaient si librement ou si excellemment, le ferait-il avec la même aisance, avec un égal succès, lui le contraire en tout de ces parfaits physionomistes et de ces beaux praticiens de premier jet? L’effort était grand. Et Rembrandt n’était pas de ceux que la tension fortifie ni qu’elle équilibre. Il habitait une sorte de chambre obscure où la vraie lumière des choses se transformait en d’étranges contrastes, et vivait dans un milieu de rêveries bizarres où cette compagnie de gens en armes allait mettre quelque désarroi. Le voilà, durant l’exécution de ces vingt-trois portraits, contraint de s’occuper longtemps des autres, peu de lui-même, ni bien aux autres, ni bien à lui, tourmenté par un démon qui ne le quittait guère, retenu par des gens qui posaient et n’entendaient pas qu’on les traitât comme des fictions. Pour qui connaît les habitudes ténébreuses et fantasques d’un pareil esprit, ce n’était pas là que pouvait apparaître le Rembrandt inspiré des beaux momens. Partout où Rembrandt s’oublie, j’entends dans ses compositions, chaque fois qu’il ne s’y met pas lui-même, et tout entier, l’œuvre est incomplète, et fùt-elle extraordinaire, a priori on peut affirmer qu’elle est défectueuse. Cette nature compliquée a deux faces bien distinctes, l’une intérieure, l’autre extérieure, et celle-ci est rarement la plus belle. Les erreurs qu’on est tenté de commettre en le jugeant tiennent à ceci, que souvent on se trompe de face et qu’on le regarde à l’envers.

La Ronde de nuit est-elle donc, pouvait-elle être le dernier mot de Rembrandt? Est-elle seulement la plus parfaite expression de sa manière? N’y a-t-il pas là des obstacles propres au sujet, des difficultés de mise en scène, des circonstances nouvelles pour lui, et qui jamais depuis ne se sont reproduites dans sa carrière? Voilà le point qu’il faudrait examiner. Peut-être en tirerait-on quelques lumières. Je ne crois pas que Rembrandt y perdît rien. Il y aurait seulement une légende de moins dans l’histoire de son œuvre, un préjugé de moins dans les opinions courantes, une superstition de moins dans la critique.

Faut-il le dire? avec tous ses airs rebelles, l’esprit humain au fond n’est qu’un idolâtre. Sceptique, oui, mais crédule; son plus impérieux besoin, c’est de croire, et son habitude native de se soumettre. Il change de maîtres, il change d’idoles; sa nature sujette subsiste à travers tous ces renversemens. Il n’aime pas qu’on l’enchaîne, et il s’enchaîne. Il doute, il nie, mais il admire, ce qui est une des formes de la foi, et, dès qu’il admire, on obtient de lui le plus complet abandon de cette faculté de libre examen dont il prétend être si jaloux. En fait de croyances politiques, religieuses, philosophiques, en reste-t-il une qu’il ait respectée ? Et remarquez qu’à la même heure, par des retours subtils, où l’on découvrirait sous ses révoltes le vague besoin d’adorer et le sentiment orgueilleux de sa grandeur, il se crée à côté, dans le monde des choses de l’art, un autre idéal et d’autres cultes, ne soupçonnant pas à quelles contradictions il s’expose en niant le vrai pour se mettre à genoux devant le beau. Il semble qu’il ne voit pas bien la parfaite identité de l’un et de l’autre. Les choses de l’art lui paraissent un domaine à lui où sa raison n’a pas peur des surprises, où son adhésion peut se donner sans contrainte. Il y choisit des œuvres célèbres, en fait ses titres nobiliaires, s’y attache, et n’admet plus qu’on les lui conteste. Toujours il y a quelque chose de fondé dans ses choix : pas tout, mais quelque chose. On pourrait, en parcourant l’œuvre des grands artistes depuis trois siècles, dresser la liste de ces persistantes crédulités. Sans examiner de trop près si ses préférences sont toujours rigoureusement exactes, on verrait du moins que l’esprit moderne n’a pas une si grande aversion pour le convenu, et l’on découvrirait son secret penchant pour les dogmes en apercevant tous ceux dont il a bien ou mal semé son histoire. Il y a, semblerait-il, dogmes et dogmes. Il y a ceux dont on s’irrite, il y a ceux qui plaisent et qui flattent. Il ne coûte à personne de croire à la souveraineté d’une œuvre d’art qu’on sait être le produit d’un cerveau humain. Tout homme tant soit peu avisé croit bonnement, parce qu’il la juge et dit la comprendre, tenir le secret de cette chose visible et tangible sortie des mains de son semblable. Quelle est l’origine de cette chose d’humaine apparence écrite dans la langue de tous, peinte également pour l’esprit des savans, pour les yeux des simples, si semblable à la vie? D’où vient-elle? Qu’est-ce que l’inspiration? un phénomène d’ordre naturel, ou un vrai miracle? Toutes ces questions, qui donnent beaucoup à penser, personne ne les approfondit; on admire, on crie au grand homme, au chef-d’œuvre, et tout est dit. De l’inexplicable formation d’une œuvre tombée du ciel, personne ne s’occupe. Et grâce à cette inadvertance, qui régnera sur le monde aussi longtemps que le monde vivra, le même homme qui fait fi du surnaturel s’inclinera devant le surnaturel sans paraître s’en douter.

Telles sont, je crois, les causes, l’empire et l’effet des superstitions en fait d’art. On en citerait plus d’un exemple, et le tableau dont je veux vous entretenir en est peut-être le plus notable et le plus éclatant. Il me faut déjà quelque hardiesse pour éveiller vos doutes; ce que je vais ajouter sera probablement plus téméraire.


III.

On sait comment est placée la Ronde de nuit. Elle fait face au Banquet des arquebusiers de Van der Helst, et, quoi qu’on en ait dit, les deux tableaux ne se font pas tort. Ils s’opposent comme le jour et la nuit, comme la transfiguration des choses et leur imitation littérale, un peu vulgaire et savante. Admettez qu’ils soient aussi parfaits qu’ils sont célèbres, et vous auriez sous les yeux une antithèse unique, ce que La Bruyère appelle « une opposition de deux vérités qui se donnent du jour l’une à l’autre. » Je ne vous parlerai de Van der Helst ni aujourd’hui, ni probablement à aucun moment. C’est un beau peintre que nous pouvons envier à la Hollande, car en certains jours de pénurie il aurait rendu de grands services à la France comme portraitiste et surtout comme peintre d’apparat; mais, en fait d’art imitatif et purement sociable, la Hollande a beaucoup mieux. Et, quand on vient de voir les Frans Hals de Harlem, on peut sans inconvénient tourner le dos à Van der Helst pour ne plus s’occuper que de Rembrandt.

Je n’étonnerai personne en disant que la Ronde de nuit, n’a aucun charme, et le fait est sans exemple parmi les belles œuvres d’art pittoresque. Elle étonne, elle déconcerte, elle s’impose, mais elle manque absolument de ce premier attrait insinuant qui nous persuade et presque toujours elle a commencé par déplaire. Tout d’abord elle blesse cette logique et cette rectitude habituelle de l’œil qui aiment les formes claires, les idées lucides, les audaces nettement formulées; quelque chose vous avertit que l’imagination, comme la raison, ne seront qu’à demi satisfaites, et que l’esprit le plus facile à se laisser gagner ne se soumettra qu’à la longue et ne se rendra pas sans disputer. Cela tient à diverses causes qui ne sont pas toutes le fait du tableau, — au jour, qui est détestable, au cadre de bois sombre dans lequel la peinture se noie, qui n’en détermine ni les valeurs moyennes, ni la gamme bronzée, ni la puissance, et qui la fait paraître encore plus enfumée qu’elle ne l’est, enfin et surtout cela tient à l’exiguïté du lieu, qui ne permet pas de placer la toile à la hauteur voulue, et, contrairement à toutes les lois de la perspective la plus élémentaire, vous oblige à la voir de niveau, pour ainsi dire à bout portant. Je sais qu’on est généralement d’avis que la place est au contraire en parfait rapport avec les convenances de l’œuvre, et que la force d’illusion qu’on obtient en l’exposant ainsi vient au secours des efforts du peintre. Il y a là beaucoup de contre-sens en peu de mots. Je ne connais qu’une seule manière de bien placer un tableau, c’est de déterminer quel est son esprit, de consulter par conséquent ses besoins et de le placer suivant ses besoins. Qui dit une œuvre d’art, un tableau de Rembrandt surtout, dit une œuvre non pas mensongère, mais imaginée, qui n’est jamais l’exacte vérité, qui n’est pas non plus son contraire, mais qui dans tous les cas est séparée des réalités de la vie extérieure par les à-peu-près profondément calculés des vraisemblances. Les personnages qui se meuvent dans cette atmosphère spéciale, en grande partie fictive, et que le peintre a placés dans cette perspective lointaine propre aux inventions de l’esprit, ne pourraient en sortir, si quelque indiscrète combinaison de point de vue les déplaçait, qu’au risque de n’être plus ni ce que le peintre les a faits, ni ce qu’on voudrait à tort qu’ils devinssent. Il existe entre eux et nous une rampe, comme on dit en termes d’optique et de convenances théâtrales. Ici cette rampe est déjà fort étroite. Si vous examinez la Ronde de nuit, vous vous apercevrez que, par une mise en toile un peu risquée, les deux premières figures du tableau posées à fleur de cadre ont à peine la reculée qu’exigeraient les nécessités du clair-obscur et les obligations d’un effet bien calculé. C’est donc assez peu connaître l’esprit de Rembrandt, le caractère de son œuvre, ses visées, ses incertitudes, l’instabilité de certains équilibres, que de lui faire subir une épreuve à laquelle Van der Helst résiste, il est vrai, mais on sait à quelles conditions. J’ajoute qu’une toile peinte est une chose discrète qui ne dit que ce qu’elle veut dire, le dit de loin quand il ne lui convient pas de le dire de près, et que toute peinture qui tient à ses secrets est mal placée si vous la forcez à des aveux.

Vous n’ignorez pas que la Ronde de nuit passe à tort ou à raison pour une œuvre à peu près incompréhensible, et c’est là un de ses grands prestiges. Peut-être aurait-elle fait beaucoup moins de bruit dans le monde, si depuis deux siècles on n’avait conservé l’habitude d’en chercher le sens au lieu d’en examiner les mérites, et persisté dans la manie de la considérer comme un tableau par dessus tout énigmatique. A le prendre au pied de la lettre, ce que nous savons du sujet me paraît suffire. D’abord nous savons quels sont les noms et la qualité des personnages, grâce au soin que le peintre a pris de les inscrire sur un cartouche, au fond du tableau, et ceci prouve que, si la fantaisie du peintre a transfiguré bien des choses, la donnée première appartenait du moins aux habitudes de la vie locale. Nous ignorons, il est vrai, dans quel dessein ces gens sortent en armes, s’ils vont au tir, à la parade ou ailleurs; mais, comme il n’y a pas là matière à de profonds mystères, je me persuade que, si Rembrandt a négligé d’être plus explicite, c’est qu’il n’a pas voulu ou qu’il n’a pas su l’être, et voilà toute une série d’hypothèses qui s’expliqueraient très simplement par quelque chose comme une impuissance ou des réticences volontaires. Quant à la question d’heure, la plus controversée de toutes et la seule aussi qui pouvait être résolue dès le premier jour, on n’avait pas besoin pour la fixer de découvrir que la main tendue du capitaine portait son ombre sur un pan d’habit. Il suffisait de se rappeler que jamais Rembrandt n’a traité la lumière autrement, que l’obscurité nocturne est son habitude, que l’ombre est la forme ordinaire de sa poétique, son moyen d’expression dramatique usuel, et que, dans ses portraits, dans ses intérieurs, dans ses légendes, dans ses anecdotes, dans ses paysages, dans ses eaux-fortes comme dans sa peinture, communément c’est avec la nuit qu’il a fait du jour.

Peut-être en raisonnant ainsi par analogie, et au moyen de quelques inductions de pur bon sens, arriverait-on à lever quelques doutes encore, et ne resterait-il au bout du compte, comme obscurités irrémédiables, que les embarras d’un esprit en peine devant l’impossible, et les à-peu-près d’un sujet mêlé, comme cela devait être, de réalités insuffisantes et de fantaisies peu motivées.

Je ferai donc ce que je voudrais qu’on eût fait depuis longtemps : un peu plus de critique et moins d’exégèse. J’abandonnerai les énigmes du sujet pour aborder avec le soin qu’elle exige une œuvre peinte par un homme qui s’est rarement trompé. Du moment que cette œuvre nous est donnée comme la plus haute expression de son génie et comme la plus parfaite expression de sa manière, il y a lieu d’examiner de très près et dans tous ses motifs une opinion si universellement accréditée. Aussi n’échapperai-je pas, je vous en avertis, aux controverses techniques que la discussion nécessitera. Je vous demande grâce d’avance pour les formes tant soit peu pédantes que je sens déjà venir sous ma plume. Je tâcherai d’être clair; je ne réponds point d’être aussi bref qu’il le faudrait et de ne pas scandaliser d’abord certains esprits fanatisés.

La composition ne constitue pas, on en convient, le principal mérite du tableau. Le sujet n’avait pas été choisi par le peintre, et la façon dont le peintre entendait le traiter ne permettait pas que le premier jet en fût ni très spontané, ni très lucide. Aussi la scène est-elle indécise, l’action presque nulle, l’intérêt par conséquent fort divisé. Un vice inhérent à l’idée première, une sorte d’irrésolution dans la façon de la concevoir, de la distribuer et de la poser, se trahit dès le début. Des gens qui marchent, d’autres qui s’arrêtent, l’un amorçant un mousquet, l’autre chargeant le sien, un autre faisant feu, un tambour qui pose pour la tête en battant sa caisse, un porte-étendard un peu théâtral, enfin une foule de figures fixées dans l’immobilité propre à des portraits, voilà, si je ne me trompe, quant au mouvement, les seuls traits pittoresques du tableau. Est-ce bien assez pour lui donner le sens physionomique, anecdotique et local qu’on attendait de Rembrandt peignant des lieux, des choses et des hommes de son temps? Si Van der Helst, au lieu d’asseoir ses arquebusiers, les avait fait se mouvoir dans une action quelconque, ne doutez pas qu’il ne nous eût donné sur leurs manières d’être les indications les plus justes, sinon les plus fines. Et quant à Frans Hals, vous imaginez avec quelle clarté, quel ordre et quel naturel il aurait disposé la scène; s’il eût été piquant, vivant, ingénieux, abondant et magnifique. La donnée conçue par Rembrandt est donc des plus ordinaires, et j’oserai dire que la plupart de ses contemporains l’auraient jugée pauvre en ressources, les uns parce que la ligne abstraite en est incertaine, étriquée, symétrique, maigre et singulièrement décousue, les autres, les coloristes, parce que cette composition pleine de trous, d’espaces mal occupés, ne se prêtait pas à ce large et généreux emploi des couleurs, qui est l’exercice ordinaire des palettes savantes. Rembrandt était seul à savoir comment avec des visées particulières on pouvait se tirer de ce mauvais pas; et la composition, bonne ou mauvaise, devait convenablement suffire à son dessein, car son dessein était de ne ressembler en rien ni à Frans Hals, ni à Grebber, ni à Ravestein, ni à Van der Helst, ni à personne.

Ainsi nulle vérité, et peu d’inventions pittoresques dans la disposition générale. Les figures en ont-elles individuellement davantage ? Je n’en vois pas une seule qui puisse être signalée comme un morceau de choix. Ce qui saute aux yeux, c’est qu’il existe entre elles des disproportions que rien ne motive, et dans chacune d’elles des insuffisances et pour ainsi dire un embarras de les caractériser que rien ne justifie. Le capitaine est trop grand et le lieutenant trop petit, non pas seulement à côté du Capitaine Kock, dont la stature l’écrase, mais à côté des figures accessoires, dont la longueur ou l’ampleur donnent à ce jeune homme assez mal venu l’air d’un enfant qui porterait trop tôt des moustaches. A les considérer l’un et l’autre comme des portraits, ce sont des portraits peu réussis, de ressemblance douteuse, de physionomie ingrate, ce qui surprend de la part d’un portraitiste qui en 1642 avait fait ses preuves, et ce qui excuse un peu le capitaine Kock de s’être adressé plus tard à l’infaillible Van der Helst. Le garde qui charge son mousquet est-il mieux observé? Que pensez-vous également du porte-mousquet de droite et du tambour? On pourrait dire que les mains manquent à tous ces portraits, tant elles sont vaguement esquissées et peu significatives en leur action. Il en résulte que ce qu’elles tiennent est assez mal tenu : mousquets, hallebardes, baguettes de tambour, cannes, lances, hampe de la bannière, et que le geste d’un bras est avorté quand la main qui doit agir ne l’achève pas nettement, vivement, soit avec énergie, soit avec précision, soit avec esprit. Je ne parlerai pas des pieds que l’ombre dérobe pour la plupart. Telles sont en effet les nécessités du système d’enveloppe adopté par Rembrandt, et tel est l’impérieux parti-pris de sa méthode, qu’un même nuage obscur envahit les bases du tableau et que les formes y flottent, au grand détriment des points d’appui.

Faut-il ajouter que les costumes sont comme les ressemblances, vus à peu près, tantôt baroques et peu naturels, tantôt rigides, rebelles aux allures du corps. On dirait d’eux qu’ils sont mal portés. Les casques sont mis gauchement, les feutres sont bizarres et coiffent sans grâce. Les écharpes sont à leur place et cependant nouées avec quelque maladresse. Rien de ce qui fait l’élégance naturelle, la désinvolture unique, le négligé surpris et rendu sur le vif des ajustemens dont Frans Hals sait revêtir tous les âges, toutes les statures, toutes les corpulences et certainement aussi tous les rangs. On n’est pas plus rassuré sur ce point que sur beaucoup d’autres. On se demande s’il n’y a pas là comme une fantaisie laborieuse, comme un souci d’être étrange qui n’est point aimable et n’est pas frappant. Quelques têtes sont fort belles, j’ai signalé celles qui ne le sont pas. Les meilleures, les seules où se reconnaissent la main du maître et le sentiment d’un maître, sont celles qui, des profondeurs de la toile, dardent sur vous leurs yeux vagues et la fine étincelle de leur regard mobile; n’en examinez sévèrement ni la construction, ni les plans, ni la structure osseuse; accoutumez-vous à la pâleur grisâtre de leur teint, interrogez-les de loin, comme ils vous regardent à grande distance, et, si vous voulez savoir comment ils vivent, regardez-les comme Rembrandt veut qu’on regarde ses effigies humaines, attentivement, longuement, aux lèvres et dans les yeux.

Reste une figure épisodique qui jusqu’ici a déjoué toutes les conjectures, parce qu’elle semble personnifier dans ses traits, sa mise, son éclat bizarre et son peu d’à-propos, la magie, le sens romanesque, ou, si l’on veut, les contre-sens du tableau; je veux parler de cette petite personne à mine de sorcière, enfantine et vieillotte, avec sa coiffure en comète, sa chevelure emperlée, qui se glisse on ne sait trop pourquoi entre les jambes des gardes, et qui, détail non moins inexplicable, porte pendu à sa ceinture un coq blanc qu’on prendrait à la rigueur pour une escarcelle.

Quelque raison qu’elle ait de se mêler au cortège, cette figurine affecte de n’avoir rien d’humain. Elle est incolore, presque informe. Son âge est douteux parce que ses traits sont indéfinissables. Sa taille est celle d’une poupée et sa démarche est automatique. Elle a des allures de mendiante et quelque chose comme des diamans sur tout le corps, des airs de petite reine avec un accoutrement qui ressemble à des loques. On dirait qu’elle vient de la juiverie, de la friperie, du théâtre ou de la Bohême, et que, sortie d’un rêve, elle s’est habillée dans le plus singulier des mondes. Elle a les lueurs, l’incertitude et les ondoiemens d’un feu pâle. Plus on l’examine et moins on saisit les linéamens subtils qui servent d’enveloppe à son existence incorporelle. On arrive à ne plus voir en elle qu’une sorte de phosphorescence extraordinairement bizarre, qui n’est pas la lumière naturelle des choses, qui n’est pas non plus l’éclat ordinaire d’une palette bien réglée et qui ajoute une sorcellerie de plus aux étrangetés intimes de sa physionomie. Notez qu’à la place qu’elle occupe, en un des coins sombres de la toile un peu en bas, au second plan, entre un homme rouge foncé et le capitaine habillé de noir, cette lumière excentrique a d’autant plus d’activité que le contraste avec ce qui l’avoisine est plus subit, et que, sans des précautions extrêmes, il aurait suffi de cette explosion de lumière accidentelle pour désorganiser tout le tableau.

Quel est le sens de ce petit être imaginaire ou réel qui n’est cependant qu’un comparse et qui s’est, pour ainsi dire, emparé du premier rôle? Je ne me charge point de vous le dire. De plus habiles que moi ne se sont pas fait faute de se demander qui il était, ce qu’il faisait là, et n’ont rien imaginé qui les satisfasse. Une seule chose m’étonne, c’est qu’on argumente avec Rembrandt, comme si lui-même était un raisonneur. On s’extasie sur la nouveauté, l’originalité, l’absence de toute règle, le libre essor d’une inspiration toute personnelle qui font, comme on l’a dit très bien, le grand attrait de cette œuvre aventureuse. Et c’est précisément la fine fleur de ces imaginations un peu déréglées qu’on soumet à l’examen de la logique et de la raison pure. Mais si par hasard, à toutes ces questions un peu vaines sur le pourquoi de tant de choses qui probablement n’en ont pas, Rembrandt répondait ceci : « Cette enfant, c’est un caprice non moins bizarre et tout aussi plausible que beaucoup d’autres dans mon œuvre gravée ou peinte. Je l’ai placée comme une étroite lumière entre de grandes masses d’ombres, parce que son exiguïté la rendait plus vibrante et qu’il m’a convenu de réveiller par un éclair un des coins obscurs de mon tableau. Sa mise est d’ailleurs le costume assez ordinaire de mes figures de femmes, grandes ou petites, jeunes ou vieilles, et vous en trouvez le type à peu près semblable fréquemment dans mes ouvrages. J’aime ce qui brille, et c’est pour cela que je l’ai vêtue de matières brillantes. Quant à ces lueurs phosphorescentes dont on s’étonne ici, tandis qu’ailleurs elles passent inaperçues, c’est dans son éclat incolore et dans sa qualité surnaturelle la lumière que je donne habituellement à mes personnages quand je les éclaire un peu vivement, » ne pensez-vous pas qu’une pareille réponse aurait de quoi satisfaire les plus difficiles et que finalement, les droits du compositeur étant réservés, il n’aurait plus de compte à nous rendre que sur un point : la façon dont il a traité le tableau?

On sait à quoi s’en tenir sur l’effet que produisit la Ronde de nuit, lorsqu’elle parut en 1642. Cette tentative mémorable ne fut ni comprise ni goûtée. Elle ajouta du bruit à la gloire de Rembrandt, le grandit aux yeux de ses admirateurs fidèles, le compromit aux yeux de ceux qui ne l’avaient suivi qu’avec quelque effort et l’attendaient à ce pas décisif. Elle fit de lui un peintre plus étrange, un maître moins sûr. Elle passionna, divisa les gens de goût suivant la chaleur de leur sang ou la raideur de leur raison. Bref on la considéra comme une aventure absolument nouvelle mais scabreuse qui le fit applaudir, pas mal blâmer et qui au fond ne rassura personne. Si vous connaissez à ce sujet les jugemens qu’ont exprimés les contemporains de Rembrandt, ses amis, ses élèves, vous devez voir que les opinions n’ont pas sensiblement varié depuis deux siècles et que nous répétons à peu de chose près ce que ce grand homme téméraire put entendre dire de son vivant. Les seuls points sur lesquels l’opinion soit unanime, surtout de nos jours, c’est la couleur du tableau qu’on dit éblouissante, aveuglante, inouïe (et vous conviendrez que de pareils mots seraient plutôt faits pour gâter l’éloge) et l’exécution qu’on s’accorde à trouver souveraine. Ici la question devient fort délicate. Il faut coûte que coûte abandonner les chemins commodes, entrer dans les broussailles et parler métier.

Si Rembrandt n’était coloriste dans aucun sens, on n’aurait jamais commis l’erreur de le prendre pour un coloriste, et dans tous les cas rien ne serait plus aisé que d’indiquer pour quels motifs il ne l’est pas; mais il est évident que sa palette est son moyen d’expression le plus ordinaire, le plus puissant et que dans ses eaux-fortes comme dans sa peinture, il s’exprime encore mieux par la couleur et par l’effet que par le dessin. Rembrandt est donc, avec beaucoup de raison, classé parmi les plus forts coloristes qu’il y ait jamais eu. En sorte que le seul moyen de le mettre à part et de dégager le don qui lui est propre, c’est de le distinguer des grands coloristes connus pour tels et d’établir quelle est la profonde et exclusive originalité de ses notions en fait de couleur.

On dit de Véronèse, de Corrège, de Titien, de Giorgion, de Rubens, de Velasquez, de Frans Hals et de Van-Dyck, qu’ils sont des coloristes parce que dans la nature ils perçoivent la couleur plus délicatement encore que les formes, et qu’aussi ils colorent plus parfaitement qu’ils ne dessinent. Bien colorer, c’est à leur exemple finement ou richement saisir les nuances, les bien choisir sur la palette et les bien juxtaposer dans le tableau. Une partie de cet art compliqué est régie en principe par quelques lois de physique assez précises, mais la plus large part est faite aux aptitudes, aux habitudes, aux instincts, aux caprices, aux sensibilités subites de chaque artiste. Il y aurait là-dessus beaucoup à dire, car la couleur est une chose dont les personnes étrangères à notre art parlent assez volontiers sans la bien comprendre et sur laquelle les gens du métier n’ont jamais, que je sache, dit leur mot. Réduite à ses termes les plus simples, la question peut se formuler ainsi : choisir des couleurs belles en soi et secondairement les combiner dans des relations belles, savantes et justes. J’ajouterai que les couleurs peuvent être profondes ou légères, riches de teinture ou neutres, c’est-à-dire plus sourdes, franches, c’est-à-dire plus près de la couleur mère ou nuancées et rompues comme on dit en langage technique, enfin de valeurs diverses (et je vous ai dit ailleurs ce qu’on entend par là), — tout cela c’est affaire de tempérament, de préférence et aussi de convenance. Ainsi Rubens, dont la palette est fort limitée, quant au nombre des couleurs, mais très riche en couleurs mères, et qui parcourt le clavier le plus étendu, depuis le vrai blanc jusqu’au vrai noir, sait se réduire quand ille faut et rompre sa couleur dès qu’il lui convient d’y mettre une sourdine. Véronèse, qui procède tout autrement, ne se plie pas moins que Rubens aux nécessités des circonstances; rien n’est plus fleuri que certains plafonds du palais ducal, rien n’est plus sobre dans sa tenue générale que le Repas chez Simon, du Louvre. Il faut dire aussi qu’il n’est pas nécessaire de colorier beaucoup pour faire œuvre de grand coloriste. Il y a des hommes, témoin Velasquez, qui colorent à merveille avec les couleurs les plus tristes. Du noir, du gris, du brun, du blanc teinté de bitume, que de chefs-d’œuvre n’a-t-on pas exécutés avec ces quelques notes un peu sourdes! Il suffit pour cela que la couleur soit rare, tendre ou puissante, mais résolûment composée par un homme habile à sentir les nuances et à les doser. Le même homme, lorsque cela lui plaît, sait étendre ses ressources ou les réduire. Le jour où Rubens peignit avec du bistre à toutes les doses la Communion de saint François d’Assise, ce jour-là fut, à ne parler que des aventures de sa palette, un des mieux inspirés de sa vie.

Enfin, et c’est là le trait à bien retenir dans cette définition plus que sommaire, un coloriste proprement dit est un peintre qui sait conserver aux couleurs de sa gamme, quelle qu’elle soit, riche ou non, rompue ou non, compliquée ou réduite, leur principe, leur propriété, leur résonnance et leur justesse, et cela partout et toujours, dans l’ombre, dans la demi-teinte, et jusque dans la lumière la plus vive. C’est par là surtout que les écoles et les hommes se distinguent. Prenez une peinture anonyme, examinez quelle est la qualité du ton local, ce qu’il devient dans la lumière, s’il persiste dans la demi-teinte, s’il persiste dans l’ombre la plus intense, et vous pourrez dire avec certitude si cette peinture est ou n’est pas l’œuvre d’un coloriste, à quelle époque, à quel pays, à quelle école elle appartient. Il existe à ce sujet dans la langue technique une formule usuelle bonne à citer. Chaque fois que la couleur subit toutes les modifications de la lumière et de l’ombre sans rien perdre de ses qualités constitutives, on dit que l’ombre et la lumière sont de même famille; ce qui veut dire que l’une et l’autre doivent conserver, quoi qu’il arrive, la parenté la plus facile à saisir avec le ton local. Les manières d’entendre la couleur sont très diverses. Il y a, de Rubens à Giorgion et de Velasquez à Véronèse, des variétés qui prouvent l’immense élasticité de l’art de peindre et l’étonnante liberté d’allures que le génie peut prendre sans changer de but; mais une loi leur est commune à tous et n’est observée que par eux, soit à Venise, soit à Parme, soit à Madrid, soit à Anvers, soit à Harlem, c’est précisément la parenté de l’ombre et de la lumière et l’identité du ton local à travers tous les incidens de la lumière.

Est-ce ainsi que procède Rembrandt? Il suffit d’un coup d’œil jeté sur la Ronde de nuit pour s’apercevoir du contraire. Sauf une ou deux couleurs franches, deux rouges et un violet foncé, excepté une ou deux étincelles de bleu, vous n’apercevez rien dans cette toile incolore et violente qui rappelle la palette et la méthode ordinaire d’aucun des coloristes connus. Les têtes ont plutôt les apparences que le coloris propre à la vie. Elles sont rouges, vineuses ou pâles, sans avoir pour cela la pâleur vraie que Velasquez donne à ses visages, ou ces nuances sanguines, jaunâtres, grisâtres ou pourprées que Frans Hals oppose avec tant de finesse lorsqu’il veut spécifier les tempéramens de ses personnages. Dans les habits, les coiffures, dans les parties si diverses des ajustemens, la couleur n’est pas plus exacte ni plus expressive que ne l’est, comme je l’ai dit, la forme elle-même. Quand un rouge apparaît, c’est un rouge assez peu délicat par sa nature et qui exprime indistinctement la soie, le drap, le salin. Le garde qui charge son mousquet est habillé de rouge de la tête aux pieds, depuis son feutre jusqu’à ses souliers. Vous apercevez-vous que les particularités physionomiques de ce rouge, sa nature, sa substance, ce qu’un coloriste vrai n’eût pas manqué de saisir, aient un seul moment occupé Rembrandt? On dit que ce rouge est admirablement conséquent dans son ombre et dans sa lumière : en vérité, je ne crois pas qu’un homme quelque peu habitué à manier un ton puisse être de cet avis, et je ne sup- pose pas que ni Velasquez, ni Véronèse, ni Titien, ni Giorgion, pour écarter Rubens, en eussent admis la composition première et l’emploi. Je défie qu’on me dise comment est babillé le lieutenant, et de quelle couleur est son habit. Est-ce du blanc teinté de jaune? Est-ce du jaune décoloré jusqu’au blanc? La vérité, c’est que ce personnage devant exprimer la lumière centrale du tableau, Rembrandt l’a vêtu de lumière, fort savamment quant à son éclat, fort négligemment quant à sa couleur.

Or, et c’est ici que Rembrandt commence à se trahir, pour un coloriste, il n’y a pas de lumière abstraite. La lumière en soi n’est rien : elle est le résultat de couleurs diversement éclairées et diversement rayonnantes d’après la nature du rayon qu’elles renvoient ou qu’elles absorbent. Telle teinte très foncée peut être extraordinairement lumineuse; telle autre très claire peut au contraire ne l’être pas du tout. Il n’y a pas un élève de l’école qui ne sache cela. Chez les coloristes, la lumière dépend donc exclusivement du choix des couleurs employées pour la rendre et se lie si étroitement au ton, qu’on peut dire en toute vérité que chez eux la lumière et la couleur ne font qu’un. Dans la Ronde de nuit, rien de semblable. Le ton disparaît dans la lumière comme il disparaît dans l’ombre. L’ombre est noirâtre, la lumière blanchâtre. Tout s’éclaire ou s’assombrit, tout rayonne ou s’obscurcit par un effacement alternatif du principe colorant. Il y a là des écarts de valeurs plutôt que des contrastes de ton. Et cela est si vrai qu’une belle gravure, un dessin bien rendu, la lithographie de Mouilleron, une photographie, donnent exactement l’idée du tableau dans ces grands partis-pris d’effet, et qu’une image seulement dégradée du clair au sombre ne détruit rien de son arabesque.

Si je suis bien compris, voilà qui démontre avec évidence que les combinaisons du coloris tel qu’il est entendu d’habitude ne sont point le fait de Rembrandt, et qu’il faut continuer de chercher ailleurs le secret de sa vraie puissance et l’expression familière à son génie. Rembrandt est en toutes choses un abstracteur qu’on ne parvient à définir qu’en éliminant. Quand j’aurai dit avec certitude tout ce qu’il n’est pas, peut-être arriverai-je à déterminer par là et très exactement ce qu’il est.

Est-il un grand praticien? Assurément. La Ronde de nuit est-elle dans son œuvre et par rapport à lui-même, est-elle, quand on la compare aux œuvres de maîtrise des grands virtuoses, un beau morceau d’exécution? Je ne le crois pas : autre malentendu qu’il est bon de faire disparaître. Le travail de la main, je l’ai dit à propos de Rubens, n’est que l’expression conséquente, adéquate, des sensations de l’œil et des opérations de l’esprit. Qu’est-ce en soi qu’une phrase bien tournée, qu’un mot bien choisi, sinon le témoignage instantané de ce que l’écrivain a voulu dire et de l’intention qu’il a eue de le dire ainsi plutôt qu’autrement? Par conséquent bien peindre en général, c’est ou bien dessiner ou bien colorer, et la façon dont la main agit n’est plus que l’énoncé définitif des intentions du peintre. Si l’on examine les exécutans sûrs d’eux-mêmes, on verra combien la main est obéissante, prompte à bien dire sous la dictée de l’esprit, et quelles nuances de sensibilité, d’ardeur, de finesse, d’esprit, de profondeur, passent par le bout de leurs doigts, que ces doigts soient armés de l’ébauchoir, du pinceau ou du burin. Chaque artiste a donc sa manière de peindre comme il a sa taille et son coup de pouce, et Rembrandt, pas plus qu’un autre, n’échappe à cette loi commune. Il exécute à sa manière, il exécute excessivement bien; on pourrait dire qu’il exécute comme personne, parce qu’il ne sent, ne voit et ne veut comme aucun autre.

Comment exécute-t-il dans le tableau qui nous occupe? Traite-t-il bien une étoffe? Non. En exprime-t-il ingénieusement, vivement, les plis, les cassures, les souplesses, le tissu? Assurément non. Quand il met une plume au bord d’un feutre, donne-t-il à cette plume la légèreté, le flottant, la grâce qu’on voit dans Van-Dyck ou dans Hals, ou dans Velasquez? Indique-t-il avec quelques luisans sur un fond mat, dans leur forme, dans le sens du corps, l’humaine physionomie d’un habit bien ajusté, froissé par un geste ou chiffonné par l’usage? Sait-il, en quelques touches sommaires, et mesurant sa peine à la valeur des choses, indiquer une dentelle, faire croire à des orfèvreries, à des broderies riches? Il y a dans la Ronde de nuit des épées, des mousquets, des pertuisanes, des casques polis, des hausse-cols damasquinés, des bottes à entonnoir, des souliers à nœuds, une hallebarde avec son flot de soie bleue, un tambour, des lances. Imaginez avec quelle aisance, avec quel sans-façon et quelle preste manière de faire croire aux choses sans y insister, Rubens, Véronèse, Van-Dyck, Titien lui-même, Frans Hals enfin, cet ouvrier d’esprit sans pareil, auraient indiqué sommairement et superbement enlevé tous ces accessoires. Trouvez-vous de bonne foi que Rembrandt, dans la Ronde de nuit, excelle à les traiter ainsi? Regardez, je vous en prie, car en cette discussion pointilleuse il faut des preuves, la hallebarde que tient au bout de son bras raide le petit lieutenant Ruijtenberg ; voyez le fer en raccourci, voyez surtout la soie flottante, et dites-moi s’il est permis à un exécutant de cette valeur d’exprimer plus péniblement un objet qui devait naître sous sa brosse sans qu’il s’en doutât. Regardez les manches à crevés dont on parle avec tant d’éloges, les manchettes, les gants, examinez les mains. Considérez bien comment, dans leur négligence affectée ou non, la forme est accentuée, les raccourcis s’expriment. La touche est épaisse, embarrassée, presque maladroite et tâtonnante. On dirait vraiment qu’elle porte à faux, et que mise en travers quand elle devrait être posée en long, mise à plat quand tout autre que lui l’aurait appliquée circulairement, elle embrouille la forme au lieu de la déterminer. Partout des rehauts, comme on dit, c’est-à-dire des accens décisifs sans nécessité, ni grande justesse ni réel à propos. Des épaisseurs qui sont des surcharges, des rugosités que rien ne justifie, sinon le besoin de donner de la consistance aux lumières, et l’obligation dans sa méthode nouvelle d’opérer sur des tissus raboteux plutôt que sur des bases lisses; des saillies qui veulent être réelles et n’y parviennent pas, déroutent l’œil et sont réputées pour du métier original; des sous-entendus qui sont des omissions, des oublis qui feraient croire à de l’impuissance. En toutes les parties saillantes, une main convulsive, un embarras pour trouver le mot propre, une violence de termes, une turbulence de faire qui jure avec le peu de réalité obtenue et l’immobilité un peu morte du résultat.

Ne me croyez pas sur parole. Allez voir ailleurs de bons et de beaux exemples chez les plus sérieux comme chez les plus spirituels; adressez-vous successivement aux mains expéditives, aux mains appliquées ; voyez leurs œuvres accomplies, voyez leurs esquisses, revenez ensuite devant la Ronde de nuit, et comparez. Je dirai plus : adressez-vous à Rembrandt lui-même quand il est à l’aise, libre avec ses idées, libre avec son métier, quand il imagine, quand il est ému, nerveux sans trop d’exaspération, et que, maître de son sujet, de son sentiment et de sa langue, il devient parfait, c’est-à-dire admirablement habile et profond, ce qui vaut mieux que d’être adroit. Il y a des circonstances où la pratique de Rembrandt va de pair avec celle des meilleurs maîtres et se tient à la hauteur de ses plus beaux dons. C’est quand elle est par hasard soumise à des obligations de parfait naturel, ou bien quand elle est animée par l’intérêt d’un sujet imaginaire. Hors de là, et c’est le cas de la Ronde de nuit, vous n’avez que du Rembrandt mixte, c’est-à-dire les ambiguïtés de son esprit et les faux semblans d’adresse de sa main.

Enfin j’arrive à l’incontestable intérêt du tableau, au grand effort de Rembrandt dans un sens nouveau : je veux parler de l’application sur une grande échelle de cette manière de voir qui lui est propre et qu’on a nommée le clair-obscur. Ici pas d’erreur possible. Ce qu’on prête à Rembrandt est bien à lui. Le clair-obscur est, à n’en pas douter, la forme native et nécessaire de ses impressions et de ses idées. D’autres que lui s’en servirent; nul ne s’en servit aussi continuellement, aussi ingénieusement que lui. C’est la forme mystérieuse par excellence, la plus enveloppée, la plus elliptique, la plus riche en sous-entendus et en surprises, qu’il y ait dans le langage pittoresque des peintres. À ce titre, elle est plus qu’aucune autre la forme des sensations intimes ou des idées. Elle est légère, vaporeuse, voilée, discrète; elle prête son charme aux choses qui se cachent, invite aux curiosités, ajoute un attrait aux beautés morales, donne une grâce aux spéculations de la conscience. Elle participe enfin du sentiment, de l’émotion, de l’incertain, de l’indéfini et de l’infini, du rêve et de l’idéal. — Et voilà pourquoi elle est, comme elle devait l’être, la poétique et naturelle atmosphère que le génie de Rembrandt n’a pas cessé d’habiter. On pourrait donc à propos de cette forme habituelle de sa pensée, étudier Rembrandt dans ce qu’il a de plus intime et de plus vrai. Et si, au lieu de l’effleurer, je creusais profondément un sujet si vaste, vous verriez tout son être psychologique sortir de lui-même des brouillards du clair-obscur; mais je n’en dirai que ce qu’il faut dire, et Rembrandt ne s’en dégagera pas moins, je l’espère.

En langage très ordinaire et dans son acception commune à toutes les écoles, le clair-obscur est l’art de rendre l’atmosphère visible et de peindre un objet enveloppé d’air. Son but est de créer tous les accidens pittoresques de l’ombre, de la demi-teinte et de la lumière, du relief et des distances, et de donner par conséquent plus de variété, d’unité d’effet, de caprice et de vérité relative, soit aux formes, soit aux couleurs. Le contraire est une acception plus ingénue et plus abstraite, en vertu de laquelle on montre les objets tels qu’ils sont, vus de près, l’air étant supprimé, et par conséquent sans autre perspective que la perspective linéaire, celle qui résulte de la diminution des objets et de leur rapport avec l’horizon. Qui dit perspective aérienne suppose déjà un peu de clair-obscur.

La peinture chinoise l’ignore. La peinture gothique et mystique s’en est passée, témoin Van-Eyck et tous les primitifs, soit Flamands, soit Italiens. Faut-il ajouter que, s’il n’est pas contraire à l’esprit de la fresque, le clair-obscur n’est pas indispensable à ses besoins? A Florence, il commence tard, comme partout où la ligne a le pas sur la couleur. A Venise, il n’apparaît qu’à partir des Bellin. Comme il correspond à des façons de sentir toutes personnelles, il ne suit pas toujours dans les écoles et parallèlement à leurs progrès une marche chronologique très régulière. Ainsi en Flandre, après l’avoir pressenti dans Memling, on le voit disparaître pendant un demi-siècle. Parmi les Flamands revenus d’Italie, très peu l’avaient adopté parmi ceux qui cependant vivaient avec Michel-Ange et Raphaël. En même temps que Pérugin, que Mantegna le jugeaient inutile à l’expression abstraite de leurs idées et continuaient pour ainsi dire de peindre avec un burin de graveur ou d’orfèvre, et de colorer avec les procédés du peintre verrier, — un grand homme, un grand esprit, une grande âme, y trouvait pour la hauteur ou la profondeur de son sentiment, des élémens d’expression plus rares, et le moyen de rendre le mystère des choses par un mystère. Léonard, à qui l’on a comparé Rembrandt, non sans quelque raison, pour le tourment que causait à tous les deux le besoin de formuler le sens idéal des choses, Léonard est en effet en pleine période archaïque, un des représentans les plus imprévus du clair-obscur. En suivant le cours du temps, en Flandre, d’Otho Vœnius on arrive à Rubens. Et si Rubens est un très grand peintre de clair-obscur, quoiqu’il se serve plus habituellement du clair que de l’obscur, Rembrandt n’en est pas moins l’expression définitive et absolue, pour beaucoup de motifs, et non pas seulement parce qu’il se sert plus volontiers de l’obscur que du clair. Après lui, toute l’école hollandaise depuis le commencement du XVIIe siècle jusqu’en plein XVIIIe la belle et féconde école des demi-teintes et des lumières étroites, ne se meut que dans cet élément commun à tous et n’offre un ensemble si riche et si divers que parce que, ce mode admis, elle a su le varier par les plus fines métamorphoses.

Tout autre que Rembrandt, dans l’école hollandaise, pourrait quelquefois faire oublier qu’il obéit aux lois fixes du clair-obscur, avec lui le même oubli n’est pas possible : il en a rédigé, coordonné, promulgué pour ainsi dire le code, et, si l’on pouvait croire à des doctrines à ce moment de sa carrière, où l’instinct le fait agir beaucoup plus que la réflexion, la Ronde de nuit doublerait encore d’intérêt, car elle prendrait le caractère et l’autorité d’un manifeste.

Tout envelopper, tout immerger dans un bain d’ombre, y plonger la lumière elle-même, sauf à l’en extraire après pour la faire paraître plus lointaine, plus rayonnante, faire tourner les ondes obscures autour des centres éclairés, les nuancer, les creuser, les épaissir, rendre néanmoins l’obscurité transparente, la demi-obscurité facile à percer, donner enfin même aux couleurs les plus fortes une sorte de perméabilité qui les empêche d’être le noir, — telle est la condition première, et telles sont aussi les difficultés de cet art très spécial. Il va sans dire que, si quelqu’un y excella, ce fut Rembrandt. Il n’inventa pas, il perfectionna tout, et la méthode dont il se servit plus souvent et mieux que personne porte son nom.

Les conséquences de cette manière de voir, de sentir et de rendre les choses de la vie réelle, on les devine. La vie n’a plus la même apparence. Les bords s’atténuent ou s’effacent, les couleurs se volatilisent. Le modelé, qui n’est plus emprisonné par un contour rigide, devient plus incertain dans son trait, plus ondoyant dans ses surfaces, et quand il est traité par une main savante et émue, il est le plus vivant et le plus réel de tous, parce qu’il contient mille artifices grâce auxquels il vit, pour ainsi dire, d’une vie double, celle qu’il tient de la nature et celle qui lui vient d’une émotion communiquée. En résumé, il y a une manière de creuser la toile, d’éloigner, de rapprocher, de dissimuler, de mettre en évidence et de noyer la vérité dans l’imaginaire, qui est l’art, et nominativement l’art du clair-obscur.

De ce qu’une pareille méthode autorise à beaucoup de licences, s’ensuit-il qu’elle les permette toutes? Ni une certaine exactitude relative, ni la vérité de la forme, ni sa beauté quand on y vise, ni la permanence de la couleur, ne sauraient souffrir de ce que beaucoup de principes sont changés dans la manière de percevoir les objets et de les traduire. Il faut bien dire au contraire que chez les grands Italiens, prenons Léonard par exemple et Titien, si l’habitude d’introduire beaucoup d’ombres et peu de lumière exprimait mieux qu’une autre le sentiment qu’ils avaient à rendre, ce parti-pris ne nuisait pas non plus, et tant s’en faut, à la beauté du coloris, du contour et du travail. C’était comme une légèreté de plus dans la matière, comme une transparence plus exquise dans le langage. Le langage n’y perdait rien, soit en pureté, soit en netteté; il en devenait en quelque sorte plus rare, plus limpide, plus expressif et plus fort.

Rubens n’a pas fait autre chose qu’embellir et transformer par des artifices sans nombre ce qui lui paraissait être la vie dans une acception préférée. Et si sa forme n’est pas plus châtiée, ce n’est certes pas la faute du clair-obscur. Dieu sait au contraire quels services cette incomparable enveloppe a rendus à son dessin. Que serait-il sans lui, et quand il est bien inspiré que ne devient-il pas grâce à lui? L’homme qui dessine, dessine encore mieux avec son aide, et celui qui colore, colore d’autant mieux qu’il le fait entrer sur sa palette. Une main ne perd pas sa forme pour être baignée de fluidités obscures, une physionomie son caractère, une ressemblance son exactitude, une étoffe, sinon sa contexture, au moins son apparence, un métal le poli de sa surface, et la densité propre à sa matière, une couleur enfin son ton local, c’est-à-dire le principe même de son existence. Il faut que cela soit tout autre chose et cependant demeure aussi vrai. Les œuvres savantes de l’école d’Amsterdam en sont la preuve. Chez tous les peintres hollandais, chez tous les maîtres excellens dont le clair-obscur fut la langue commune et le langage courant, il entre dans l’art de peindre comme un auxiliaire; et chez tous il concourt à produire un ensemble plus homogène, plus parfait et plus vrai. Depuis les œuvres si pittoresquement véridiques de Pierre de Hooch, d’Ostade, de Metzu, de Jean Steen, jusqu’aux inspirations plus hautes de Titien, de Giorgion, de Corrège et de Rubens, partout on voit l’emploi des demi-teintes et des larges ombres naître du besoin d’exprimer avec plus de saillie des choses sensibles ou de la nécessité de les embellir. Nulle part on ne peut les séparer de la ligne architecturale ou de la forme humaine, de la lumière vraie ou de la couleur vraie des choses. Rembrandt seul, sur ce point comme sur tous les autres, voit, pense et agit différemment.

Je n’ai donc pas eu tort de disputer à ce génie bizarre la plupart des dons extérieurs qui sont le partage ordinaire des maîtres, car je ne fais que dégager jusqu’à l’évidence la faculté dominante qu’il ne partage avec personne. Si l’on vous dit que sa palette a la vertu propre aux opulentes palettes flamandes, espagnoles et italiennes, je vous ai fait connaître les motifs pour lesquels il vous est permis d’en douter. Si l’on vous dit qu’il a la main preste, adroite, prompte à dire nettement les choses, qu’elle est naturelle en son jeu, brillante et libre en sa dextérité, je vous demanderai de n’en rien croire, au moins devant la Ronde de nuit. Enfin, si l’on vous parle de son clair-obscur comme d’une enveloppe discrète et légère, destinée seulement à voiler des idées très simples, ou des couleurs très positives, ou des formes très nettes, examinez s’il n’y a pas là une nouvelle erreur et si, sur ce point comme sur les autres, Rembrandt n’a pas dérangé le système entier des habitudes de peindre. Si au contraire vous entendez dire que, désespérant de le classer, faute de noms dans le vocabulaire, on l’appelle luminariste, demandez-vous ce que signifie ce mot barbare, et vous vous apercevrez que ce terme d’exception exprime quelque chose de fort étrange et de très juste. Un luminariste serait, si je ne me trompe, un homme qui concevrait la lumière en dehors des lois suivies, y attacherait un sens extraordinaire, et lui ferait de grands sacrifices. Si tel est le sens du néologisme, Rembrandt est à la fois défini et jugé. Car, sous sa forme déplaisante, le mot exprime une idée difficile à rendre, une idée vraie, un rare éloge et une critique.

Je vous ai dit à propos de la Leçon d’anatomie, un tableau qui voulait être dramatique et qui ne l’est pas, comment Rembrandt se servait de la lumière quand il s’en servait mal à propos : voilà le luminariste jugé lorsqu’il s’égare. Je vous dirai plus loin comment Rembrandt se sert de la lumière quand il lui fait exprimer ce que pas un peintre au monde n’exprima par des moyens connus : vous jugerez par là de ce que devient le luminariste quand il aborde avec sa lanterne sourde le monde du merveilleux, de la conscience et de l’idéal, et qu’alors il n’a plus de maître dans l’art de peindre, parce qu’il n’a pas d’égal dans l’art de montrer l’invisible. Toute la carrière de Rembrandt tourne donc autour de cet objectif obsédant : ne peindre qu’avec l’aide de la lumière, ne dessiner que par la lumière. Et tous les jugemens si divers qu’on a portés sur ses œuvres, belles ou défectueuses, douteuses ou incontestables, peuvent être ramenés à cette simple question : était-ce ou non le cas de faire si exclusivement état de la lumière? Le sujet l’exigeait-il, le comportait-il, ou l’excluait-il ? Dans le premier cas, l’œuvre est conséquente à l’esprit de l’œuvre : infailliblement elle doit être admirable. Dans le second, la conséquence est incertaine, et presque infailliblement l’œuvre est discutable ou mal venue. On aura beau dire que la lumière est dans la main de Rembrandt comme un instrument merveilleusement soumis, docile, et dont il est sûr. Examinez bien son œuvre, prenez-le depuis les premières années jusqu’à ses derniers jours, depuis le Saint Siméon de La Haye, jusqu’à la Fiancée juive du musée Van der Hoop, jusqu’au Saint Matthieu du Louvre, et vous verrez que ce dispensateur de la lumière n’en a pas toujours disposé ni comme il aurait fallu, ni même comme il l’aurait voulu; qu’elle l’a possédé, gouverné, inspiré jusqu’au sublime, conduit jusqu’à l’impossible et quelquefois trahi.

Expliquée d’après ce penchant du peintre à n’exprimer un sujet que par l’éclat et par l’obscurité des choses, la Ronde de nuit n’a, pour ainsi dire, plus de secrets. Tout ce qui pouvait nous faire hésiter se déduit. Les qualités ont leur raison d’être, les erreurs on parvient enfin à les comprendre. Les embarras du praticien quand il exécute, du dessinateur quand il construit, du peintre quand il colore, du costumier quand il habille, l’inconsistance du ton, l’amphibologie de l’effet, l’incertitude de l’heure, l’étrangeté des figures, leur apparition fulgurante en pleines ténèbres, — tout cela résulte ici par hasard d’un effet conçu contre les vraisemblances, poursuivi en dépit de toute logique, peu nécessaire et dont le thème était celui-ci : éclairer une scène vraie par une lumière qui ne le fût pas, c’est-à-dire donner à un fait le caractère idéal d’une vision. Ne cherchez rien au-delà de ce projet fort audacieux qui souriait aux visées du peintre, jurait avec les données reçues, opposait un système à des habitudes, une hardiesse d’esprit à des habiletés de main, et dont la témérité ne manqua certainement pas de l’aiguillonner jusqu’au jour où, je le crois, d’insurmontables difficultés se révélèrent, car, si Rembrandt en résolut quelques-unes, il en est beaucoup qu’il ne put résoudre.

J’en appelle à ceux qui ne croiraient pas sans réserve à l’infaillibilité des meilleurs esprits : Rembrandt avait à représenter une compagnie de gens en armes; il était assez simple de nous dire ce qu’ils allaient faire; il l’a dit si négligemment qu’on en est encore à ne pas le comprendre, même à Amsterdam. Il avait à peindre des ressemblances, elles sont douteuses, des costumes physionomiques, ils sont pour la plupart apocryphes, un effet pittoresque, et cet effet est tel que le tableau en devient indéchiffrable. Le pays, le lieu, le moment, le sujet, les hommes, les choses, ont disparu dans les fantasmagories orageuses de la palette. D’ordinaire il excelle à rendre la vie, il est merveilleux dans l’art de peindre les fictions, son habitude est de penser, sa faculté maîtresse est d’exprimer la lumière. Ici la fiction n’est pas à sa place, la vie manque, la pensée ne rachète rien. Quant à la lumière, elle ajoute une inconséquence à des à-peu-près. Elle est surnaturelle, inquiétante, artificielle; elle rayonne du dedans au dehors, elle dissout les objets qu’elle éclaire. Je vois bien des foyers brillans, je ne vois pas une chose éclairée; elle n’est ni belle, ni vraie, ni motivée. Dans la Leçon d’anatomie, la mort est oubliée pour un jeu de palette. Ici deux des figures principales perdent leur corps, leur individualité, leur sens humain dans des lueurs de feux-follets.

Comment se fait-il donc qu’un pareil esprit se soit trompé à ce point de n’avoir pas dit ce qu’il avait à dire et d’avoir dit précisément ce qu’on ne lui demandait pas? Lui, si clair quand il le faut, si profond quand il y a lieu de l’être, pourquoi n’est-il ici ni profond ni clair? N’a-t-il pas, je vous le demande, mieux dessiné, mieux coloré même dans sa manière? Comme portraitiste, n’a-t-il pas fait des portraits cent fois meilleurs? Le tableau qui nous occupe donne-t-il une idée, même approximative, des forces de ce génie inventif lorsqu’il est paisiblement replié sur lui-même? Enfin ses idées, qui toujours se dessinent au fond du merveilleux, comme la Vision de son docteur Faust apparaît dans un cercle éblouissant de rayons, ces idées rares où sont-elles ici? Et si les idées n’y sont pas, pourquoi tant de rayons? Je crois que la réponse à tous ces doutes est contenue dans les pages qui précèdent, si ces pages ont quelque clarté.

Peut-être apercevez-vous en effet, dans ce génie fait d’exclusion et de contrastes, deux natures qui jusqu’ici n’auraient pas été bien distinguées, qui cependant se contredisent et presque jamais ne se rencontrent ensemble à la même heure et dans la même œuvre. Un penseur qui se plie malaisément aux exigences du vrai, tandis qu’il devient inimitable lorsque l’obligation d’être véridique n’est pas là pour gêner sa main, et un praticien qui sait être magnifique quand le visionnaire ne le trouble pas. La Ronde de nuit, qui le représente en un jour de grande équivoque, ne serait donc ni l’œuvre de sa pensée quand elle est libre, ni l’œuvre de sa main quand elle est saine. En un mot, le vrai Rembrandt ne serait point ici ; mais très heureusement pour l’honneur de l’esprit humain il est ailleurs, et j’estime que je n’aurai rien diminué d’une gloire si haute, si grâce à des œuvres moins célèbres, et cependant meilleures, je vous montre, l’un après l’autre dans tout leur éclat, les deux côtés de ce grand esprit.


EUGENE FROMENTIN.

  1. Voyez la Revue des 1er, 15 janvier, 1er et 15 février.