Les Légendes des Pyrénées/Notre-Dame de Sarrance

Michel Lévy (p. 99-119).


NOTRE-DAME DE SARRANCE


VALLÉE D’ASPE


Ave maris stella,
Dei mater alma.
Atque semper virgo,
Felix coeli porta.
……………………


Une heure environ plus loin que la Roche du Désespoir, toujours dans cette même vallée d’Aspe, si admirablement belle qu’elle défie la témérité du descripteur, vous voyez se profiler pittoresquement devant vous un groupe de maisons à murailles blanches et à toits d’ardoises, c’est le village de Sarrance.

Rien de plus gracieux que son aspect, le soir surtout, à l’heure où s’enveloppant des brumes que la montagne lui jette sur les épaules, il ne laisse entrevoir ses formes indécises qu’à travers la pénombre de cette demi-obscurité, si pleine de charme et de mystère. Vu du sommet des hauteurs qui le dominent et dans le frais encadrement des vertes prairies qui l’environnent, Sarrance offre alors à l’œil un de ces paysages pleins d’accidents de perspective et de lumière qu’on ne rencontre que sur les toiles de Lantara. Ce sont ces mêmes habitations proprettes se détachant sur la sombre verdure des pentes gazonnées, ce sont ces mêmes arbres centenaires projetant au loin leurs grandes ombres mélancoliques, ce sont ces mêmes flammes décroissantes du couchant empourpré, ces mêmes lames d’or disant un dernier adieu au sommet des pics, ces mêmes teintes fantastiques enfin passant tour à tour de l’opale au rubis, du rubis à l’améthyste, de l’améthyste à l’émeraude, jusqu’à ce que la dernière nuance s’efface, que le mouvement cesse, que la vie s’éteigne et que la nuit triomphante étende paisiblement sur le val l’ombre, le silence et l’oubli. Il n’est pas jusqu’au pont suspendu dans les airs au-dessus du Gave, dont les eaux se roulent tumultueusement sous son arche, qui ne semble avoir été placé là pour compléter le tableau, tant il s’harmonise on ne peut mieux avec toute cette austère et imposante nature.

À droite et à gauche se dressent, comme deux murailles de granit, d’immenses et sombres montagnes dont la masse formidable semble toujours prête à écraser le passant sous les énormes blocs qui s’avancent en surplombant. Au dire de Marca, le savant historien du Béarn, l’une de ces roches vulgairement connue sous le nom de Penne d’Escot, rappellerait des souvenirs glorieux pour elle, souvenirs éloignés qui se rattacheraient au passage de Jules César dans ces contrées. Ce serait en effet, selon lui, pour faciliter le commerce entre les Béarnais et les Aragonais, qu’aurait été pratiquée, sur l’ordre du consul romain, l’énorme entaille béante au sommet de ce roc dont la base porte aujourd’hui encore l’inscription suivante :

Julius Cœsar, imperator Romanorum, septimum consul.
Jules César, empereur des Romains, sept fois consul.

Longtemps Sarrance ne fut autre chose qu’un lieu de rendez-vous pour les pâtres de la contrée ; un pauvre petit hameau bien mesquin, bien chétif, bien misérable où quelques squelettes de chaumières et quelques pauvres cabanes de planches éparses sur les flancs des coteaux, se laissaient à peine entrevoir à travers des lambeaux de brouillard.

Un jour l’un de ces pâtres, ayant remarqué que chaque matin, à l’heure du départ, un de ses taureaux s’éloignait des autres, résolut d’épier ses pas et fut bientôt on ne peut plus surpris de le voir traverser le Gave à la nage, gagner l’autre rive, puis s’arrêter tout à coup et se mettre à genoux devant une grosse pierre représentant l’image de la sainte Vierge.

Comme vous le devinez sans peine, le pâtre n’eut rien de plus pressé que de redire ce qu’il avait vu, et de tous côtés on se préoccupa bientôt tellement de ce renversant prodige, que Mgr l’évêque d’Oloron crut devoir se rendre en grande pompe à Sarrance avec tout son chapitre pour en être lui-même témoin. Là, tout s’étant passé comme on le lui avait rapporté, Monseigneur n’hésita pas à faire transporter à Oloron la pierre miraculeuse ; mais le lendemain, à l’heure où tout le monde se rendait en foule pour l’adorer, on fut on ne peut plus surpris de ne la plus trouver à l’endroit où on l’avait déposée. Pendant la nuit elle avait disparu, et, chose étrange, ce fut à Sarrance seulement, au même endroit et sur la même pierre où le taureau l’avait adorée, qu’on la retrouva quelques jours plus tard. Dès lors il fut évident pour Mgr l’évêque d’Oloron que c’était là que Dieu voulait qu’on adorât sa sainte mère, et des ordres furent donnés pour y élever une chapelle.

« À peine était-elle terminée, poursuit un chroniqueur, que l’impiété de quelques-uns de ces hommes pervers qui voudraient toujours entraver les desseins du ciel, les porta à jeter l’image de la Vierge sous le pont de Sarrance, persuadés que c’était un infaillible moyen d’en faire perdre le souvenir ; mais leur frayeur fut extrême quand ils virent l’image fendre le torrent et s’en retourner dans l’endroit d’où on l’avait tirée. »

Ce nouveau miracle rendit plus que jamais célèbre la dévotion nouvelle. Habitants des villes, habitants des campagnes, nobles, bourgeois, marins, paysans, de près, de loin, tous se rassemblèrent en grande troupe sur les chemins, tous accoururent rendre hommage à Marie, dialoguant leurs cantiques tout en marchant, comme autrefois les tribus d’Israël. Les puissants du jour, les princes eux-mêmes voulurent donner l’exemple de soumission à la reine du ciel, et les trois rois de Navarre, d’Aragon et de Béarn, réunis en même temps aux pieds de sa sainte image, rappelèrent le souvenir des trois rois d’Orient conduits par une même étoile au berceau du Christ.

Bientôt, il ne fut plus question que des nombreux miracles qui s’y opéraient chaque jour. Tous arrivaient, tous invoquaient, tous étaient secourus ; les aveugles voyaient, les sourds entendaient, les boiteux jetaient leurs béquilles pour s’en retourner.

Cela dura jusqu’au jour fatal où les guerres de religion vinrent ensanglanter tout le Béarn. Saccagée, pillée, incendiée par les hordes furieuses du parti calviniste, la puissante abbaye que de saints religieux avaient fini par fonder à Sarrance n’apprit que trop alors jusqu’où peut aller le vandalisme des passions déchaînées. Crucifix d’or, calices et encensoirs de vermeil, coffrets d’ivoire, chapes brodées, étoles resplendissantes, tapisseries toutes chargées des images de la Bible, autels ornés de sculptures et d’incrustations…, tout fut détruit, renversé, anéanti par des mains violentes et criminelles, mille fois plus impitoyables que celles des sauvages compagnons d’Attila, le plus affreux de tous les hommes. Ceux qui résistaient, ceux qui fuyaient, ceux mêmes qui priaient au pied des autels, tout fut enveloppé dans la même mort. Si bien que le Gave en prit la couleur du sang ! Seul, l’abbé de Capdequi parvint à passer en Espagne, où le duc de Medina-Cœli lui offrit une généreuse hospitalité. Il y resta tant que vécut la reine Jeanne. Rentré en France à la mort de cette princesse, il se souvint des paroles du prophète : Major erit gloria domus istius novissimœ plus quam primœ, et s’occupa de relever au plus tôt la chapelle détruite. Seulement, au lieu de celle aux grandioses et fières proportions que les huguenots avaient renversée, il fit construire l’humble et modeste sanctuaire où Notre-Dame reçoit aujourd’hui encore le touchant hommage qui plaît seul à son cœur ; de l’amour pour tribut et des fleurs pour encens. Ah ! qui ne s’est senti ému en parcourant des yeux tous ces témoignages de douleurs éteintes, exposés là comme pour ranimer l’espérance dans les cœurs alarmés ? Ceux mêmes qui ne croient plus ne peuvent se soustraire entièrement à ces douces impressions, car le cœur garde encore sa foi quand l’esprit est devenu incrédule. Voyez plutôt tous ces jeunes hommes qui se drapent si fièrement dans un orgueilleux scepticisme ! Vainement affectent-ils de ne point entrer comme nous dans les temples chrétiens pour s’agenouiller au pied des autels et se prosterner devant la croix, la tête inclinée, la pensée à Dieu, le cœur à la prière, l’âme enlevée sur les flots d’un océan d’amour et de foi, ils ne peuvent se défendre d’y pénétrer pour respirer le parfum de l’encens et de la prière, pour respirer la sublime poésie des vieux hymnes et des pieux cantiques ; — pour voir les clartés vacillantes des flambeaux se perdre au milieu des gracieuses spirales de fumée odorante qui montent joyeusement au ciel en tournoyant ; pour voir étinceler comme une châsse de martyr le mystérieux tabernacle dont les lames d’or, inondées de lumière, scintillent sous les reflets des cierges, ou peut-être aux derniers rayons du soleil ; — pour entendre la mélodie des chants sacrés s’éteindre et mourir sous les voûtes, faible et mélancoliquement harmonieuse comme la vague expirant au pied du monastère abandonné ; — enfin, pour s’exalter, à ces heures d’incroyables sublimités, des magiques influences, des célestes grandeurs que possèdent les chants des prêtres, les pompes de l’autel, les voix de la foule, ses adorations et ses contemplations silencieuses. Quelque incrédulité qu’ils affichent, c’est pour eux un charme indicible de s’y rendre le soir, à cette heure grave et solennelle où tout revêt une teinte intraduisible, pour contempler ces gracieuses ogives, ces longues galeries festonnées, dentelées comme un voile nuptial ; — pour admirer ce calme mystérieux qui impressionne si délicieusement l’âme ; — pour voir, aux dernières lueurs du couchant, flamboyer comme des spectres éblouissants ces mille vitraux coloriés, diaprés de nuances infinies, dorés de reflets capricieux ; — pour regarder s’agiter autour des vieux piliers ces nombreuses et bizarres figures toutes d’émeraudes, de rubis et de saphirs, ces figures vaporeuses et flottantes qui, le soir, mises en mouvement par une mobile lueur du crépuscule, descendent des vitraux et promènent, dans les églises solitaires, comme une foule tourbillonnante et pressée ; — enfin, pour écouter le vague et sourd retentissement des dalles ébranlées sous nos pas ; — ou surprendre silencieusement ces bruits sublimes, ces indicibles murmures s’échappant des dômes comme de la profondeur de ces vieilles forêts, qui semblent elles aussi de majestueuses églises avec leurs arceaux élevés, leurs pleins-cintres grandioses, leurs voussures hardies, leurs sveltes colonnes, leurs chapiteaux de feuilles, leurs rosaces dentelées et brodées à jour, avec leurs voix qui grondent, leurs voix qui pleurent, leurs voix qui soupirent, leurs voix qui mugissent, leurs voix qui bourdonnent selon les calmes ou les tempêtes, les repos ou les balancements des branches.

Quand arriva 93, quand sonna cette heure fatale et terrible de la Révolution qui a tant englouti d’anciennes croyances dans ses vagues de sang, tant abattu de saints autels, l’église de Sarrance vit se renouveler pour elle une partie des malheurs qu’elle avait eu à souffrir durant les troubles religieux du Béarn, au xvie siècle. Non seulement tout ce qu’elle renfermait de précieux sombra dans cet autre naufrage des idées religieuses, mais encore peu s’en fallut qu’elle ne disparût tout à fait elle-même sous les ruines amoncelées par ce fougueux torrent entraînant pêle-mêle, dans ses eaux tourbillonnantes, mœurs, religions, croyances, souvenirs, espoirs, et les débris des temples, et les débris des croix tombées et les débris des trônes fracassés. Sans l’ardent amour des montagnards pour leur divine patronne, sans leur foi profonde en sa toute-puissance, que n’osèrent trop braver les farouches envoyés de Robespierre, c’en était fait d’elle. Une fois de plus elle redevenait la proie des flammes. Par bonheur il n’en fut rien, et l’aurore de jours meilleurs vint bientôt lui faire oublier la tourmente passée. Dès qu’elle apparut, les populations, heureuses de pouvoir recommencer leurs pèlerinages, revinrent toutes à Sarrance avec ce sincère enthousiasme qui les anime aujourd’hui encore le 15 août et le 8 septembre. Car c’est surtout ces deux jours-là qu’il faut voir Sarrance avec ses rues encombrées d’hommes et de femmes parés de leurs plus riches habits de fête.

Ils accourent en foule de tous les côtés où la vue peut s’étendre, qui du pays basque, qui de la vallée d’Aspe, qui des montagnes. Tout couverts de sueur et de poussière, nu-pieds et la veste sur l’épaule, ils oublient l’excès même de leur fatigue pour ne songer qu’à mêler à l’unisson leurs invocations fortes et saccadées, et à chanter de vieux hymnes en chœur de cette voix qui ne connut jamais pour base que la chute retentissante du Gave sur son lit de rochers. Rien n’est émouvant, rien ne pénètre l’âme d’un généreux et saint enthousiasme comme la vue de ces groupes, où le vieillard est confondu avec l’enfant, où le père prie aux côtés de son fils, où la jeune mère tient entre ses mains le nouveau-né qui fait tout à la fois son affliction et son bonheur. Et qu’est-ce donc quand vous pénétrez dans l’intérieur de la chapelle et ne voyez tout autour de vous que des marques de la plus attendrissante ferveur ? Ici, un vieux pâtre priant dans un recueillement digne des premiers temps du christianisme ; là, une épouse inquiète sur le sort du seul soutien de sa famille ; là encore, une fille de Dieu, une sainte sœur de la Charité tout entière à l’ineffable espoir de ses divines aspirations ; plus loin enfin, sous l’ombre du pilier, une belle et pure jeune fille demandant avec effroi à la Vierge le secret des agitations de son cœur. À les contempler, l’esprit se perd dans des rêves étranges. Pour ma part il me reste, d’une visite que j’y fis un certain soir à pareille époque, un souvenir dont le temps ne saurait effacer les traces.

Sauf la lueur vacillante de quelques cierges brûlant encore çà et là, l’église était plongée dans cette demi-obscurité fantastique des vieilles cathédrales ; une ombre mystérieuse s’épaississait sous les voûtes ; un silence de mort avait succédé à la fiévreuse agitation de la journée. On n’entendait plus que le pas traînant des derniers fidèles et, de temps à autre, que le bruit du vent sifflant à travers les vitraux brisés. Je croyais être seul ; l’espérance, le souvenir, le regret des heures perdues et des affections calmées, mais non éteintes, remplissaient mon âme. En portant mes regards autour de moi, j’aperçus dans l’ombre un grand jeune homme pâle, à la tête inspirée, qui se tenait non loin, prosterné comme l’humilité ou le remords.

Tout dans son extérieur trahissait un de ces profonds découragements où l’âme déchirée n’aspire qu’à l’éternité du repos. De longs cheveux bruns, séparés sur le haut du front, tombaient en désordre sur ses épaules ; son œil, d’une fixité effrayante, regardait et ne paraissait point voir ; sa grande taille et la couleur noire de ses vêtements lui donnaient enfin je ne sais quel aspect étrange, saisissant. Rien qu’à le voir, on devinait qu’il en était arrivé à l’une de ces heures fatales dans la vie où le jour se montre à vous sans mouvement, la nuit sans poésie, et où la nature, ennuyée et morose comme votre âme, ne vous offre partout que plaines sans verdure, horizons sans lumière, amours sans espérances ; une de ces heures où l’on demande à Dieu de mourir, et où le monde a beau passer devant vous avec ses joies, ses ivresses et ses gloires, car on trouve ses joies stériles, ses ivresses amères, ses gloires ridicules.

Instinctivement je m’approchai de lui, et, lorsqu’il se leva, lui adressant la parole : « Mon frère, lui dis-je, que Dieu vous exauce ! » Il secoua sa belle tête, digne de servir de modèle au Carrache, et me salua sans répondre.

Alors, moi, pressentant une histoire qui devait être un roman, je repris d’une voix où la curiosité se cachait sous les dehors de la sympathie :

— Heureusement qu’aux enfants des hommes qui gémissent et qui pleurent il reste un sûr et infaillible refuge, l’église.

— Hélas ! me répondit-il d’une voix grave et contenue par la majesté du lieu dans lequel nous nous trouvions, hélas ! il y a des malheurs si terribles, que même la prière et le calme des saints lieux ne donnent pas la force de les supporter.

— Vous qui semblez si jeune, il n’est pas possible…

— C’est justement dans la jeunesse que nous sommes plus que jamais sensibles aux coups du sort. Mais on dit que les premières années sont oublieuses… Qu’il en soit ainsi pour moi !

Tout en causant, nous arrivâmes à la sortie. Mon compagnon entr’ouvrit la porte pour me laisser passer ; mais je ne voulus pas, et, la retenant à mon tour, l’invitai du geste à sortir le premier. Cette attention parut le toucher, et nous liâmes enfin conversation. Il me parla longtemps d’une voix émue et voici à peu près ce qu’il me raconta :

Doué d’une imagination ardente et d’une tête de feu qui le faisait souffrir au milieu de notre société égoïste et fausse, Lucien Krammer s’était, tout jeune encore, dirigé vers la peinture et jeté dans la vie d’artiste, pour être plus à son aise. Sa seule, son unique consolation était de se tourner vers sa palette, sa bonne palette, toujours là, sous sa main, avec ses couleurs brillantes et magiques, et de lui demander quelqu’une de ces gracieuses et ravissantes figures qui vous regardent avec une inconcevable tristesse, quelque tête d’ange, pure et mélancolique, aux longs cheveux d’or, aux yeux baissés, aux grandes ailes blanches.

Or il y a quelques années — comme il parcourait les Pyrénées en artiste — un soir qu’il rentrait à Sarrance, à la suite d’une excursion dans la montagne, il avait aperçu, endormie sur les dalles de l’église, une jeune enfant qui lui parut si belle que, par un caprice d’artiste autant peut-être que par humanité, il résolut de la recueillir chez lui comme le Wilhem Meister de Goethe. Il lui sembla que c’était là une fleur dont les parfums lui seraient doux dans sa vie solitaire, une vivante vierge de Raphaël dont les traits délicats et fins, sans cesse sous ses yeux, le rappelleraient à l’idée du beau toutes les fois que son imagination bizarre et vagabonde s’écarterait des modèles de grâce et de pureté……………

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Quel délicieux groupe aussi que cette jeune enfant, dont les cheveux blonds bouclés naturellement tombaient sur ses épaules, approchant sa tête de la tête du peintre, pour avec ses jolis doigts effilés et roses en séparer les cheveux d’ébène ! Oh ! alors, le jeune peintre la pressait sur son cœur, l’appelait sa chère Lélia ; c’était le baiser d’un frère à sa sœur…………

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Cinq ans s’écoulèrent.

La jeune enfant devint une belle jeune fille, svelte, poétique, ravissante. Seulement, une insurmontable mélancolie s’empara de toute sa personne.

Elle aimait…

Lucien, lui, était devenu froid devant sa toile blanche et nue ; la nature n’avait plus rien de poétique pour lui, et souvent il abandonnait sa mansarde et sa jeune amie pour aller on ne sait où. Chaque fois il rentrait plus sombre et dépérissait d’une effrayante manière.

Lorsque surtout la voix argentine de la jeune fille venait faire vibrer les cordes de son cœur, alors il se sentait coupable, car il faisait deux malheureux, et soupirait parfois tout bas avec des larmes dans la voix : Hélas ! mon Dieu, je ne suis plus peintre !… pas un modèle qui comprenne !… Damnation !…

Dans les moments où son désespoir était plus expansif, quelquefois il s’écriait : Oui, Lélia, ma chère Lélia, je donnerais toute ma vie pour être poëte et peintre un instant ! Mais il ne lui disait jamais : M’aimes-tu, Lélia ? donnerais-tu ta vie pour moi ?…

La jeune fille pleurait et souffrait en ne se voyant pas comprise.

Le temps n’apportait aucune amélioration à l’état physique et moral de l’artiste ; encore quelques jours, et tout espoir de mieux était perdu. Le jour de l’Exposition approchait, et la santé de Lucien, devenue extrêmement faible, n’eût pas résisté à la perte de ses espérances de célébrité.

La pauvre enfant était bien malheureuse… Elle voyait son bienfaiteur décliner sensiblement vers la tombe, et elle, pauvre enfant, elle n’y pouvait rien, qu’implorer Dieu et la Vierge protectrice des jeunes filles.

D’enfant elle était devenue femme, et son intelligence se développait en même temps que sa beauté. Plusieurs fois Lucien était resté en contemplation devant elle ; il avait pris plaisir à lui voir déployer toutes les grâces de son corps ; puis, s’enfuyant tout à coup, il s’était écrié : Non, non, jamais !

La triste Lélia avait demandé bien souvent au ciel, dans ses prières, l’explication de ces brusques paroles. On eût dit un jour qu’une voix céleste lui avait annoncé que sa prière était entendue ; ses joues si pâles se couvrirent d’un doux incarnat, ses yeux s’animèrent d’une expression de bonheur. Oh ! sans doute, elle était heureuse !… Elle avait lu dans le cœur de Lucien.

Riante et légère, elle courut à l’artiste, et, avec un mélange de coquetterie enfantine et de folâtrerie, elle pressa de ses lèvres purpurines les lèvres presque froides de l’homme qu’elle aimait, et, dans sa naïve candeur de jeune fille, elle lui dit : « Tes amis disent que je suis belle, Lucien ; tu m’appelles ta sœur. Est-il possible d’aimer plus qu’un frère ? Et tu m’aimes bien comme une sœur, car tu me l’as dit, et ta bouche n’a jamais su mentir. Oh ! oui, Lucien, je commence à croire que je suis belle, car toi peux-tu aimer ce qui n’est ni beau ni sublime ? J’en suis fière maintenant, car je puis contribuer à ta gloire, car je puis te servir de modèle, faire quelque chose pour ton bonheur ; car tu seras heureux, lorsqu’on admirera ton œuvre, d’entendre murmurer ces mots avec enthousiasme : Qu’il est beau, ce tableau ! Qu’elle est belle, cette femme ! que son sourire est doux ! Oui, tu seras heureux ; tu sauras que c’est toi qu’elle aimait, que c’est pour toi et à toi seul qu’elle sourit ainsi. » Et elle étreignit la tête du peintre entre ses bras si faibles et si blancs, et, par une faible contrainte, elle l’entraîna à son chevalet, car l’artiste, lui aussi, éprouvait une émotion bien douce ; il était rendu à une espérance de gloire ; — il sentait qu’il était encore peintre ; — il se savait aimé…

Dans son délire de poésie, il s’empara de ses brosses ; mais elles restaient immobiles entre ses mains. Pour un instant il n’était plus de ce monde, il était tout poésie. Cette jeune fille, si rieuse, si enfantine, dont les veines bleuâtres faisaient si bien ressortir l’éclat d’albâtre de sa gorge

….. Blanche, blanche
Comme la noix est dessus branche
Quand il a fraîchement neigé,

(Lorris. Roman de la Rose.)

elle était là, devant lui, grandie par l’enthousiasme de l’art, par l’abandon et le sacrifice de l’amour ; elle n’appartenait à rien de terrestre ; son sourire semblait s’harmoniser avec le ton du ciel ; c’était l’ange de la poésie, l’ange de la peinture qui venait visiter l’artiste. C’est alors que les artères de Lucien battaient avec violence ; c’est alors qu’il sentait bien la sublimité de son art ! La nature semblait laisser tomber le voile qui couvrait sa nudité, pour qu’il pût s’initier à ses secrets ; les brosses, les pinceaux couraient plutôt sur la toile qu’ils ne la touchaient : c’était la peinture entourée de tous ses charmes célestes. Il fallait voir cette toile tout à l’heure si froide, si muette, s’animer sous son pinceau ! et ce chef-d’œuvre, il le devait à la jeune fille qui, réellement, savait aimer ; à la jeune fille bien plus peintre encore, car elle seule avait su lui dévoiler les secrets de la nature. — Pour lui, son bien-aimé, elle avait rejeté tous les préjugés d’un monde égoïste et froid ; elle s’était abandonnée avec confiance à son bienfaiteur.

Haletante d’amour, belle de sa beauté, elle n’avait pas craint de se jeter dans les bras de l’art délirant. Oui, elle seule avait compris les secrets de l’art et de l’amour, et cependant son sacrifice n’était pas achevé. Il ne lui restait plus qu’à lui accorder son dernier souffle de vie, car elle lui avait sacrifié sa pudeur, elle, vierge si timide, si belle, à lui peintre, à lui qui était si beau dans son enthousiasme poétique………

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Mais l’exaltation du peintre se refroidissait ; il avait bien trouvé dans les traits de sa jeune amie cet abandon en quelque sorte heureux de la jeune amante se sacrifiant pour celui qu’elle adore ; il avait su en saisir l’ensemble et la beauté ; mais son modèle ne lui retraçait rien de la sublimité de cette transition de la vie à la mort. Et le poëte redevenait homme ; son enthousiasme diminuait, ses pinceaux faiblissaient sur la toile et la frottaient nonchalamment. Plus il avançait, plus les difficultés se montraient, se dressaient, hideuses, inattendues, comme ces dragons fantastiques qui gardaient les palais de diamant. Le doute, cet affreux vautour du peintre, était venu s’asseoir à ses côtés et le crucifiait de ses horribles tortures. Encore quelques minutes, et le sacrifice de pudeur de la jeune fille fût devenu inutile, et le tableau fût resté inachevé ; car l’artiste n’eût plus été peintre.

Lélia le vit bien ; elle pâlit, car elle sentait qu’il fallait, pour sauver son amant, accomplir son entier sacrifice… Mais comme elle aimait de cet amour aveugle qui ne connaît pas de dévouement au-dessus de lui, elle regarda froidement le poignard qu’elle tenait à la main pour poser, sourit, — et la lame du poignard ne s’émoussa pas sur cette peau si douce et si pure.

Lucien jeta un grand cri en la voyant tomber. Il s’élança pour lui porter secours, mais il était trop tard. La belle jeune fille n’était plus qu’un cadavre !

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Quatre ans plus tard, dans un de mes voyages d’Espagne, entrant dans cette splendide cathédrale de Burgos, que j’ai trop scrupuleusement décrite dans mes ouvrages sur la Péninsule pour le refaire ici, j’aperçus, agenouillé devant le maître-autel, un religieux dont la tête prématurément chauve avait toute la beauté magistrale des grands moines de Zurbaran.

C’était Lucien Krammer.

Il me reconnut, éleva lentement la main vers le ciel, et murmura d’une voix brisée : « À ceux qui ont perdu le bonheur sur la terre, Dieu et la prière !… »