Les Légendes des Pyrénées/Notre-Dame de Layguelade

Michel Lévy (p. 121-140).


NOTRE-DAME DE LAYGUELADE


VALLÉE D’OSSAU


Tot tibi sunt dotes, Virgo, quot sidera cœli[1].
Ô Vierge ! tu as autant de belles qualités
qu’il y a d’étoiles au ciel.


Chaque pays a ses lieux révérés en objets de culte ou de vénération ; Ossau possède son oratoire de Layguelade.

La position en est charmante. Il s’élève au centre de la vallée, à quelques pas de Bielle, qui en fut si longtemps le capdeuil, capitale — de capitolium, capitalis-locus — non loin du gothique donjon de Gaston-Phœbus et de l’ancienne résidence des vicomtes d’Ossau. Des arbres séculaires décrivent tout autour un quinconce irrégulier ; le Gave, qui passe non loin, semble ralentir sa course impétueuse pour lui rendre hommage, lui aussi, et se détourner pour promener amoureusement à ses pieds ses ondes bleuâtres et diamantées d’écume blanche.

Rien ne distingue ce monument pieux. Ni les savantes combinaisons de l’art, ni l’habile harmonie de grandioses proportions. Il est petit, étroit, presque imperceptible, comme les gens du pays se figurent la porte du ciel.

Humble entre les plus humbles, quelques murs le composent qui n’ont guère de remarquable que l’irrégularité même de leurs dimensions et un simple et bien modeste toit d’ardoises, surmonté d’une niche en guise de clocheton.

Vous qui aimez la pompe des décors, ne jetez pas les yeux dans l’intérieur de son enceinte. Sa pauvreté vous ferait peine par cela même que vous ne comprendriez pas tout ce qu’elle a de sublime — oubliant en cela, comme vous le faites trop souvent, hélas ! que le Christ a voulu naître dans une pauvre étable ; lui, qui eût pu, s’il eût voulu, recevoir le jour dans le plus somptueux palais des rois. — L’ivoire et le marbre, l’argent et l’or, les diamants et les perles fines, et tous ces métaux précieux que des hommes du Nord sont venus depuis arracher du sein de ses montagnes, l’Ossalois ne les connaissait guère ; disons mieux, les ignorait encore à l’époque où s’éleva cet oratoire. Puis, comme l’instinct qui le guide toujours n’a pas manqué de lui dire tout bas qu’une humble chapelle s’harmoniserait bien mieux avec de pauvres chaumines qu’un de ces ambitieux monuments qui demandent des sommes folles pour leur entretien, il s’en est tout simplement allé par les chemins creux, conduisant laborieusement sa charrette et piquant ses bœufs, demander au roc son granit ; à la montagne, ses chênes les plus beaux. Lui-même, il a sacrifié sans hésiter ceux qui depuis des siècles ombrageaient le toit de ses pères, les vieux compagnons des jeux de son enfance, les témoins discrets de ses premières folies. Courses, peines, travaux, sacrifices, il n’a rien épargné du moment que c’était pour Dieu, et si tout ce qu’il avait fait n’avait point suffi, sa gerbe de la moisson nouvelle, soyez en bien sûr, n’eût pas plus fait défaut au monument inachevé que le denier de la veuve.

Ainsi que ses aïeux, l’Ossalois est encore pauvre, mais comme eux, croyant aussi et surtout pieusement fidèle aux traditions du passé.

Ailleurs la mémoire des hommes et des grandes choses qu’ils ont faites, chez lui la mémoire de Dieu et de ses miracles. En voulez-vous un témoignage authentique, la preuve la plus éloquente, la plus irrécusable, un fait ? Le voici :

Regardez à l’angle de jonction des routes, aux confins des territoires des villages, dans les défilés périlleux, au pied des collines rocailleuses, que tapisse la pourpre flétrie des bruyères, le long de ces ruisseaux si gais, si murmurants, si limpides, qui roulent en babillant sur leur lit de galets, au bord des précipices ou des abîmes, partout enfin, et vous verrez s’élever de tous côtés de petites chapelles, des croix ou d’autres monuments de la foi, simples, grossièrement taillés souvent, mais devant lesquels on ne peut s’empêcher de s’arrêter respectueusement, parce que, quelque sceptique que l’on puisse être, toute conviction profonde vous émeut toujours malgré vous, tandis qu’on passe souvent le plus indifféremment du monde devant une colonne de bronze ou une statue de marbre magnifiques, appelées à faire revivre de glorieux mais profanes souvenirs. Qui ne sait que, plus d’une fois, frappé d’une terreur salutaire à l’aspect des signes religieux, le brigand laissa tomber son bras prêt à commettre lâchement un crime ?

Qui ne sait encore que la vue de ces mêmes signes pieux a bien des fois arrêté dans le délire, qui les portait au suicide, des malheureux que le désespoir égarait ?

En ce modeste sanctuaire, sur un autel presque nu, trône une vierge, la Madone d’Ossau, Notre-Dame d’Ossau, Notre-Dame de Layguelade.

Elle est là, sans éclat, sans ces brillantes parures que l’on retrouve partout ; mais son auréole rayonne au fond de tous les cœurs. Quel Ossalois n’a, pour sa patronne, un amour enthousiaste, un respect profond, une confiance sans limites ! Voyez se découvrir avec empressement ces montagnards qui passent. — Quel air d’émouvant respect chez les plus vieux surtout, inclinant leurs belles têtes aux grands fronts dénudés, aux longs cheveux d’argent, taillés encore comme il y a trois siècles. — Si leur démarche est empressée, ils la ralentiront ; si leur conversation est animée, ils l’interrompront, pour adresser une courte et pieuse invocation à leur mère commune, à leur infaillible protectrice.

Quand les frimas ont annoncé l’approche de l’hiver, quand la neige a blanchi les montagnes où bondissaient naguère d’innombrables troupeaux, l’Ossalois nomade est averti d’aller au pays de plaine, chercher pour les animaux qui le font vivre des subsistances, un abri. L’instant de la séparation arrive ; il quitte, le cœur gros, les êtres qui lui sont chers ; mais il ne partira point sans les placer sous l’égide vénérée de Notre-Dame de Layguelade. Eux aussi, du reste, dans les longs jours de séparation et d’absence ne manqueront pas de l’invoquer pour lui.

Sa puissante intercession opéra plus d’un miracle dont on a gardé la mémoire ! Dans ces dernières années encore, des endroits les plus éloignés, accourait à pied — souvent pieds nus — pour l’implorer, une foule empressée de fidèles. De nos jours, hélas ! ce pèlerinage a beaucoup déchu de son ancienne splendeur, comme tant d’autres beaucoup plus célèbres. C’est à peine si l’on peut dire qu’il subsiste encore, — toujours grâce aux bienfaits des paradoxales et sophistiques utopies de ces idéologues à cerveaux malades — vrais échappés de Charenton — assez infatués du mérite… qu’ils se croient, pour s’oser décorer du titre pompeux d’apôtres ; — bons apôtres, ma foi ! — de la philosophie moderne.

Mais si Notre-Dame de Layguelade a cessé d’être le but des pieux et touchants pèlerinages d’autrefois, elle n’en reste pas moins et restera toujours l’objet d’une grande vénération dans toute la vallée d’Ossau ; par cela seul qu’elle flatte et entretient le légitime orgueil de ses habitants en leur rappelant des temps héroïques, les luttes, les exploits, les triomphes de leurs pères qui purent compter — à juste titre — entre les vaillants des vaillants.

Quand lésés dans leurs droits ou menacés dans leur indépendance, ces superbes enfants des montagnes couraient aux armes, ils ne manquaient jamais d’invoquer son puissant appui. Ils l’imploraient aussi, lorsque, dans leur désespoir, fatigués de réclamations inutiles et des lenteurs d’une justice impuissante ou partiale, ils tombaient comme une avalanche sur les usurpateurs du Pont-Long, pour ne se retirer qu’en laissant partout derrière eux du sang, des ruines, de la désolation.

À en croire la légende — telle que nous la rapporte un vieux manuscrit latin du xie siècle, appartenant aux archives de la maison de Béon, mentionnée par Chérin et d’Hozier dans leur cabinet héraldique, et telle que la confirment d’antiques traditions de famille — il est peu de nos plus superbes monuments qui doivent leur origine à des événements plus glorieux, plus mémorables. Sa fondation est un des plus brillants épisodes de la vieille histoire d’Ossau et l’événement qui l’a amenée unique en son genre, dans l’histoire de l’invasion des Normands. « Personne, dit un savant historien de ces temps, n’osait alors s’opposer aux bandes de ces farouches envahisseurs qui n’étaient pourtant grosses que de quatre à cinq cents hommes ; nul roi, nul chef, nul défenseur ne se levait pour les combattre ; la race des guerriers et des hommes libres semblait avoir disparu ; les villes étaient épuisées et désarmées ; plus de murailles, de milices, de curies, de trésor municipal ; le peuple des campagnes, réduit à la condition des bêtes domestiques, n’avait ni le pouvoir ni la volonté de se défendre ; les paysans émigraient dans les forêts, se cachaient dans les églises, ou renonçant au baptême s’en allaient lâchement grossir les bandes des pirates. « Quant aux grands, dit un vieil auteur, ils ne songeaient au milieu de tant de calamités qu’à les faire tourner au profit de leurs richesses et de leur tyrannie ; ils ruinaient par leur lâcheté le royaume très-chrétien de France et en étaient réduits à racheter par de honteux tributs ce qu’ils auraient dû glorieusement défendre par les armes. » Charles le Gros paya sept cents livres d’argent le départ des Normands qui assiégèrent Paris en 885 ; une autre fois il donna encore cinq cents livres à l’une de ces bandes dévastatrices, pour qu’elle quittât les rives de la Somme et s’en allât combattre d’autres brigands qui, de leur côté, ravageaient les pauvres rives de la Seine ; mais les deux troupes, en vertu du vieil adage : « Les loups ne se mangent pas entre eux, » se partagèrent l’argent, et loin de s’exterminer en commun, se concentrèrent entre les deux fleuves où elles fondèrent quelques établissements. Si bientôt donc la France entière se réveilla de son humiliante torpeur, ce fut sans doute au bruit que firent les Ossalois fondant avec toute la terrible impétuosité des avalanches de leurs montagnes sur les Normands épouvantés d’une aussi surprenante vigueur.

Maintenant laissons parler le vieux chroniqueur.

« Jadis à Bielle, capdeuil de la vallée d’Ossau, comme nous vous l’avons déjà dit, s’élevait un château-fort construit par Childebert, quand le miraculeux pouvoir du saint diacre martyr Vincent l’eut forcé d’abandonner le siége de Saragosse. Inutilement assiégé par l’armée d’Ab-el-Rahman, ce château servit de refuge avec les autres forts de la vallée aux patriotes ossalois qui luttèrent avec les Béarnais, les Bigourdans et les Euskariens-Basques, contre Charles-Martel, Pepin, Charlemagne et Louis le Pieux. Après 840, quand les pirates du Nord, retranchés dans les deux Aquitaines, désolaient les régions Pyrénéennes, la terre d’Ossau fut plus particulièrement le théâtre de leurs brigandages ; parce que ayant détruit Beneharnum, Oppidum-Novum, Monesi, Iluro, Aspa-Luca, Tarba, Aquæ-Tarbelicæ, et tout ce qu’ils avaient trouvé de villes ou de bourgades sur leur passage, ils avaient été repoussés avec perte par les Ossalois.

« Le siège durait déjà depuis huit jours. Irrités qu’une peuplade dont tous les hommes se pouvaient compter, osât leur résister, quand la Novempopulanie tout entière et la Gaule avaient subi leur joug sans l’ombre d’une lutte, les Normands parcoururent la vallée, gravirent les hauteurs, et portant partout le carnage et la désolation, ils tuaient les vieillards, violaient les femmes, les retenaient captives, et ne faisaient qu’amonceler partout les ruines dans la terre d’Ossau. Cependant les défenseurs du château luttaient avec toute l’intrépidité du désespoir, prêts à mourir jusqu’au dernier plutôt que de se rendre, lançant du haut des murailles sur la tête des assiégeants furieux des pierres et de l’eau bouillante, quand un de ces barbares qu’à sa taille colossale on reconnaissait pour leur chef, s’avançant seul sous les murs du château, murmura d’une voix formidable dans une langue inconnue de tous les assiégés, quelques paroles inintelligibles.

« Les traits du géant furieux de ne pas être compris devinrent tellement affreux, que chacun trembla de tous ses membres, pressentant quelque grand malheur. Rien qu’à voir la peu rassurante manière dont il brandissait son énorme massue ferrée, on ne pouvait se défendre d’une peur horrible, tant il semblait vraiment un prince des ténèbres échappé de l’enfer.

Comme il continuait toujours de parler et que les Ossalois sur les remparts continuaient toujours, eux, de ne le point comprendre, l’idée vint à l’un d’eux d’aller chercher un vieil ermite, enfoui dans la chapelle à dire ses oraisons, — par cela seul qu’ayant voyagé dans des terres lointaines et parlant plusieurs langues mortes et plus encore de vivantes, il ne pourrait manquer de connaître celle du barbare, qui plus que jamais faisait mine de défier, l’un après l’autre, tous les habitants du château. « Que celui, clamait-il de sa voix de stentor, qui se sent du cœur sorte de derrière ces murailles et vienne se mesurer avec moi ! » Voilà ce que comprit le vieil ermite, ce qu’il répéta aux défenseurs du château, peu soucieux de répondre à un semblable appel.

« Et comme le Normand vit que personne ne répondait à son orgueilleuse provocation, il tira de dessous son armure un collier orné d’une magnifique croix d’or ; et la montrant aux Ossalois, il reprit ainsi : « N’y a-t-il donc pas un seul vaillant guerrier dans tous vos rangs ? S’il s’en trouve un, qu’il sorte et me vienne abattre : voilà quel sera « pour lui le prix de sa victoire ? » Le sire de Béon regardant alors le susdit collier à travers une barbacane, le reconnut bientôt pour celui de son épouse aimée, la belle Marguerite. Il était jeune, renommé pour sa mâle beauté parmi les beaux Ossalois ; de plus brave comme une épée, mais malheureusement depuis cinq semaines un mal secret le minait et c’est à peine s’il se pouvait soutenir. Néanmoins n’écoutant que son amour et sa bouillante ardeur, il répondit aussitôt au barbare : «  Je suis prêt à me mesurer avec toi, si le prix du combat doit être, non pas le collier mais bien celle à qui tu l’as ravi ! »

« Sans doute que le géant s’il ne parlait pas le béarnais le comprenait du moins très-bien, car il fit aussitôt signe qu’il consentait à cette offre, comptant bien l’assommer du premier coup de sa massue.

« On amena la belle Marguerite que Béon avait laissée, loin de tout danger, au haut d’une montagne presque inaccessible ; mais l’imprudente en était descendue avec quelques autres jeunes folles ses compagnes, pour aller à la chapelle de Notre-Dame de Hourat invoquer pour son époux l’aide de la Vierge Marie, et c’est là que le géant les avait surprises. — Ne vous hâtez pas, lecteur, de dire qu’elle était aussi bien naïvement crédule en la protection de la Sainte Vierge ; la suite de la légende vous donnerait tort !

« Le cœur battit bien fort à Béon en apercevant son épouse chérie, et il vit bien qu’il l’adorait plus que jamais ; mais le sentiment de sa faiblesse l’inquiétait sur l’issue du combat. Les deux adversaires se mirent en place, on fit monter Marguerite sur un tertre au bout de la lice et le combat commença.

« Levant sa lourde massue pour en asséner un formidable coup sur la tête de son antagoniste, dont il comptait bien se débarrasser de suite, le Normand la laissa retomber, croyant n’avoir plus qu’un cadavre à ses pieds ; mais Béon, invoquant saint Vincent de Luc, évita le terrible coup, et la massue, lancée avec toute la vigueur d’un bras de géant, ne frappa que la terre où elle fit un énorme trou. Furieux, transporté de rage, le barbare, alors, écumant comme un ours affamé, recula jusqu’au pied du tertre afin de prendre un nouvel élan pour écraser son adversaire. Cette fois c’en était fait du sire de Béon si la vierge Marie, suivie de sainte Marguerite et de saint Vincent de Luc n’eût tout à coup apparu à la belle épouse de Béon et ne lui eût suggéré l’heureuse idée que voici : celle de doucement détacher son tablier pour en couvrir, avec la légèreté de l’isard bondissant sur les rochers, la tête du sanguinaire ennemi de son tendre époux. Surpris un instant de cette ruse ou plutôt aveuglé par cet épais voile, que la belle Marguerite tenait étroitement serré autour de ces épaules, en criant à son époux : « Tue-le ! tue-le donc ! » le géant ne put voir le sire de Béon fondre sur lui armé d’une hache, lui fendre le crâne et le faire rouler à terre avec le retentissement d’un immense chêne que la cognée du bûcheron vient d’abattre à grand’peine.

« Un sang noirâtre jaillit à flots de la blessure du colosse en ruisselant à gros bouillons jusqu’au Gave.

« Ainsi fut délivrée l’imprudente et belle Marguerite, qui ne rentra pourtant pas au château — pas plus que ses gentes compagnes du reste — tout à fait dans l’état où elle l’avait quitté. Pourquoi ?….. Ah ! ma foi, à vous de le deviner !

« Arborée au plus haut des murs du château, l’horrible tête du barbare jeta la confusion parmi les Normands. Loin de songer à venger la mort de leur chef, ils levèrent au plus tôt le siége et s’en furent faire chèrement payer à la Gascogne l’échec que venait de leur imposer le pays d’Ossau. Depuis oncques on n’en ouït parler, et le souvenir de cette terrible invasion se serait certes perdu si le sire de Béon, voulant perpétuer celui de la miraculeuse assistance qu’il avait reçue de la mère de Dieu, n’avait fait élever, à l’entrée septentrionale de Bielle, l’humble chapelle avec laquelle nous vous avons fait faire connaissance plus haut. Cinq siècles durant, toutes les communes d’Ossau ne cessèrent de s’y rendre processionnellement, en chantant le Te Deum, les jours de la Nativité, 8 septembre, — de sainte Marguerite, 20 juillet, — et de saint Vincent martyr, 22 janvier, — jusqu’au jour où M. de Révol, évêque d’Oloron, se vit forcé de supprimer ces pèlerinages par suite des abus sans nombre qu’ils avaient engendrés. Chaque fois les sires de Béon rendaient le pain bénit à tous les Ossalois qui venaient par leur concours à ces fêtes, célébrer la gloire d’un des plus illustres membres de leur maison.

Une autre légende moins ancienne ajoute à ces détails que le dernier vicomte d’Ossau après avoir épuisé sa jeunesse dans tous les genres de débordements, — privé de postérité, en proie à tous les désabusements d’un cœur flétri par le vice, à toutes les pensées qui peuvent monter dans une raison qui ne reconnaît plus ni règle ni frein, et n’écoute plus depuis longtemps la sainte voix du devoir, — troublé tout à la fois par le remords, par la joie amère que laissent après elles les folles joies de l’orgie et plus encore par tout ce qu’avait à souffrir son farouche orgueil de ne se point voir d’héritier, de continuateur de son nom et de ses titres auxquels il tenait tant, s’était mis à la recherche de ce bien immense, inconnu, qu’un secret instinct nous dit toujours exister quelque part, lorsqu’un soir du mois de juillet qu’il revenait de la chasse et rentrait à son château de Castel-Jaloux par la rive gauche du Gave, tandis que ses chevaux, sa meute et ses gens le précédaient par la rive droite, il fut tout à coup surpris dans sa route par un orage affreux et forcé de chercher un abri dans la chapelle de Notre-Dame-de-Layguelade.

« Il y était encore, continue la légende, à l’heure solennelle de minuit, quand il vit défiler devant lui une procession de morts qui faisaient entendre une musique de l’autre monde. Drapés tous dans leurs grands suaires blancs, ils portaient chacun un flambeau à la main. Celui qui paraissait mener le cortége présenta son cierge au vicomte en lui intimant l’ordre de les suivre ; il obéit en tremblant, car ce cierge, lorsqu’il le prit en main, se trouva être une jambe glacée de squelette. Le cortége se dirigea vers Bielle jusqu’au château fort où le Normand avait été vaincu deux cents ans auparavant ; il était en ruines, et l’on n’y voyait plus qu’une vieille tour croulante, d’où sortirent une infinité d’autres morts qui se rangèrent avec un stupéfiant silence autour du vicomte ; le chef de la funèbre procession mit alors au doigt de ce dernier un anneau de fer et dans sa main un parchemin surchargé de caractères runiques, puis tous les morts disparurent sans que le vicomte pût voir de quelle manière ils s’étaient dispersés, parce que, saisi d’horreur, il avait perdu connaissance. »

Le lendemain, on le trouva sans mouvement étendu sur la place où il était tombé la veille, tenant d’une main le mystérieux parchemin, et de l’autre le jaune ossement du squelette. Revenu à lui, il refusa de répondre à toutes les questions qu’on lui fit et se rendit immédiatement à Oloron, auprès d’Amatus, évêque du diocèse et légat d’Aquitaine.

Ici la légende raconte avec une bonne foi sans égale, comme quoi l’évêque parut très-émerveillé de la prétendue apparition et parvint à lire les caractères du parchemin malgré toute leur étrangeté.

Cette vision, à n’en pas douter, n’était autre chose qu’un de ces cauchemars affreux, tels que s’en créent à elles-mêmes les âmes craintives et pusillanimes ; — selon nous elle ne prouve qu’une chose, c’est que le dernier vicomte d’Ossau n’avait pas du tout hérité de l’antique et traditionnelle bravoure de ses ancêtres ! — Mais Amatus, que la charte d’Acqs nous apprend avoir été un fort rusé compère, — vir magnœ astuciœ et calliditatis, — le rusé Amatus, dis-je, eut l’adresse de profiter des terreurs momentanées du vicomte pour lui persuader que le parchemin contenait l’ordre formel de fonder une abbaye sur les ruines du château fort et de la doter richement. Ce qui prouve en outre que les qualifications données par la charte d’Acqs à messire Amatus, ne sont pas le moins du monde calomnieuses, c’est que l’acte de fondation du monastère de Sainte-Marie de Bielle, prévoyant — sagement — le cas où l’abbaye viendrait à cesser d’être, soit par l’extinction des moines, soit pour toute autre cause, stipule — non moins sagement — le retour de ses revenus en faveur….. de l’évêché d’Oloron !

Durant plusieurs siècles, les frères de Sainte-Marie de Bielle se firent remarquer par leur exactitude à suivre la règle de Saint-Benoît, fondée sur le travail, le silence, la solitude, la prière, l’obéissance passive et l’humilité. Seulement aux sept heures durant lesquelles l’ordre susdit doit travailler la terre, à Bielle, ou substitua l’étude et l’obligation de retranscrire les manuscrits précieux dont les ravages du temps menaçaient l’existence. De plus, outre la méditation, les religieux devaient encore se livrer à deux heures de lecture spirituelle depuis matines jusqu’au point du jour. Enfin, pas de vin, pas de viande, mais en revanche beaucoup de jeûnes, de privations et toutes les pratiques les plus raffinées de la vie ascétique.

Mais dès que le semi-calviniste Roussel, le prédicateur aimé, la créature de la belle Marguerite, la reine des Marguerites, etc., etc., parvenu au siége épiscopal d’Oloron — qui lui devait plus tard devenir si fatal — eut connaissance de la perfide clause glissée par l’adroit Amatus dans l’acte de fondation du couvent de Sainte-Marie, il s’empressa bien vite, pour grossir sa caisse, en vrai Picard qu’il était, d’en décréter la dissolution, et comme il fallait bien donner un prétexte à cet acte inique, rien ne lui parut mieux, — bien que ce fût, au dire de l’abbé Poeydavant, un homme tout à fait irréprochable, — que de pousser l’indélicatesse jusqu’au bout, et d’en calomnier hautement les pauvres religieux en osant prétendre que l’apparente rigueur de leur règle n’était qu’une judaïque hypocrisie appelée à mieux cacher leurs honteux débordements. À en croire le très-vertueux prédécesseur de Maytie, les cellules du monastère n’auraient pas cessé de recevoir, nuit et jour, les femmes du village, assez aveuglées par l’esprit des ténèbres pour oser consacrer à des danses profanes avec les frères, dans les salles abbatiales, — bien peu tentantes d’ordinaire pour ce genre d’exercice ! — le temps qu’elles ne passaient point dans les bras des moines à assouvir leur lubricité.

Quoique tous ces dires fussent odieusement mensongers, Henri d’Albret, circonvenu par sa belle épouse, séduite elle-même par les insinuantes paroles de l’évêque d’Oloron, fit aux pauvres religieux de Sainte-Marie l’injure d’admettre ces accusations, et les renvoyant à Saint-Vincent-de-Luc, décida que non-seulement leur couvent serait dissous, mais encore que les revenus en seraient bien entendu octroyés….. à l’évêché d’Oloron.

Décidément Amatus était un habile homme !



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