Les Guerres contemporaines/Recherches statistiques sur les pertes d’hommes et de capitaux

Pichon-Lamy (p. 9-14).
RECHERCHES STATISTIQUES SUR LES PERTES D’HOMMES
ET DE CAPITAUX

Les importantes discussions législatives, qui ont tenu pendant plusieurs semaines le pays dans l’attente et dans l’inquiétude, le malaise de l’esprit public en proie aux plus cruelles appréhensions, ont donné à tout ce qui touche les guerres contemporaines, une actualité et un intérêt de premier ordre. Les questions de statistique militaire qui n’avaient jusque-là d’attrait que pour le petit nombre, ont acquis subitement aux yeux de tous une importance incontestable.

Aussi ne craignons-nous pas de présenter aux lecteurs un travail hérissé de chiffres et de faits. Nous nous sommes efforcé de fixer, avec toute l’exactitude possible, les pertes matérielles, tant en argent qu’en hommes, des grandes guerres qui ont affligé l’humanité depuis 1853 jusqu’à 1866, et ce que l’on peut appeler, en se servant de l’expression pittoresque d’un de nos députés : la carte à payer de chaque guerre.

Le terrain sur lequel nous entrons n’a pas été partout déblayé. Les pertes matérielles se divisent en pertes d’hommes et en pertes d’argent ; les pertes d’hommes, ce sont les statistiques, les pertes d’argent, ce sont les budgets qui nous les révèlent.

Une minutieuse exactitude est souvent difficile à atteindre. Pour les pertes d’hommes les documents officiels abondent, mais ils se contredisent : la plupart paraissent trop tôt après la guerre ; cette précipitation est une cause d’inexactitude considérable. Pour les deux grandes guerres de Crimée et d’Amérique, et pour la guerre du Schleswig, en ce qui concerne la Prusse, il nous a été permis d’arriver à une précision complète. C’est que ces guerres ont été l’objet de grands travaux d’ensemble où les pertes ont été étudiées, comptées et classées méthodiquement avec art et avec science. Les rapports officiels sur la guerre de Crimée présentés au parlement anglais, le remarquable livre du docteur Chenu, les divers mémoires composant la medical and chirurgical history of the rebellion, la publication toute récente du docteur Lœffler sur la campagne du Schleswig, sont des travaux d’une rigueur scientifique ; malheureusement les documents sur les autres guerres n’ont ni cette portée ni cette autorité.

Quant aux finances, nous avons éprouvé aussi des embarras réels. Il est un moyen de calculer les pertes financières qui est fort en usage parmi nos publicistes et qui trouve bon accueil dans le public, c’est d’additionner les différents emprunts contractés en vue de la guerre et de prendre la somme de ces différents emprunts pour le solde des frais de guerre. Rien n’est plus simple, mais rien n’est moins exact. Tantôt, en effet, les sommes, empruntées en vue de la guerre ne sont dépensées qu’en partie pour la guerre. C’est ainsi que l’emprunt contracté en 1859 par la France, ne fut pas absorbé tout entier par la guerre d’Italie, et que la partie notable qu’avait épargnée la guerre, fut attribuée, par une loi spéciale, à des travaux d’utilité publique. D’autre part, il arrive souvent que la somme des emprunts est très-loin d’équivaloir à la somme des frais de guerre. Il faut tenir compte de la hausse des impôts anciens ou de l’établissement d’impôts nouveaux, de l’usage des ressources extraordinaires et des sommes importantes que l’on peut s’être procurées par la réduction des dépenses civiles et par les virements. C’est ainsi que les dépenses de l’Angleterre, pour la guerre de Crimée, sont quatre fois supérieures aux emprunts qu’elle a contractés pendant la lutte. Le seul moyen rationnel pour arriver à un peu de précision, c’est d’étudier directement les budgets de la guerre pendant la lutte, et de les comparer à ce qu’ils étaient pendant la période de paix qui a précédé. Pour cela il faut connaître les budgets ; or il est des États qui n’en ont ou plutôt qui n’en avaient pas. C’est ainsi que les dépenses de la Russie, pendant la guerre de Crimée, seront toujours d’un calcul difficile, malgré les savantes recherches de MM. Léon Faucher et Wolowski. Il arrive aussi que certaines guerres étant très-récentes, nous n’avons pas sur elles les budgets définitifs ou règlements de comptes. Dans certains pays ce règlement de comptes, est très-long à établir. On sait que c’est seulement dans la session de 1867 qu’a été votée, au Corps législatif français, la loi portant règlement des comptes de 1863.

Serait-on arrivé à déterminer avec précision le total des dépenses de guerre dans les contrées belligérantes, qu’on serait encore loin de connaître toutes les dépenses, même publiques, que la guerre a entraînées : il faut aussi étudier les budgets des nations neutres, car la guerre de nos jours a cela de particulier qu’elle frappe dans leurs finances les neutres eux-mêmes, en les forçant à une attitude expectante, qui entraîne de grands armements. Enfin, dans certains pays il faut étendre les recherches encore plus loin. Qui ne calculerait pour les dépenses des États du Nord de l’Amérique pendant la guerre de sécession que les dépenses de l’Union, sans tenir compte de celles des États et des districts, en primes pour les volontaires et en fournitures de toutes sortes, devrait avouer qu’il n’est pas parvenu au total et que son évaluation est incomplète. Ce n’est pas tout : il est certains pays, soit primitifs, soit avancés, où l’initiative individuelle a un très-grand essor, et où les dépenses privées pour la guerre viennent singulièrement accroître les dépenses publiques. Les dons faits au czar par l’aristocratie russe, tout ce que le patriotisme anglais ou américain a largement dépensé en subsides, en fournitures, en pensions, il faut aussi en tenir compte ; pour la Russie ou l’Angleterre, ces dépenses privées se chiffrent par plus de cent millions, pour l’Amérique par plus d’un milliard.

Enfin, quand nous aurons fait tous ces calculs, serons-nous au bout de notre tâche ? Non, certes. Toutes les pertes privées, le ravage des champs, la destruction des récoltes ; en cas de siège ou de guerre maritime la ruine des villes, la destruction des navires ; toutes ces pertes d’une évaluation impossible, si on ne peut les calculer, il faut toujours les avoir devant les yeux ; et ce n’est pas encore tout : à côté de ces pertes que nous appellerons positives, qui se manifestent par la destruction matérielle d’une richesse acquise, il faut tenir compte des pertes que nous appellerons négatives, qui consistent dans la stagnation des affaires, la langueur du commerce, l’arrêt de l’industrie. Toutes ces ruines qu’entasse le fléau de la guerre échappent à nos statistiques ; mais ce ne sont pas les moindres.