Les Guerres contemporaines/Guerre de Crimée

Pichon-Lamy (p. 14-40).

GUERRE DE CRIMÉE.


La guerre de Crimée est la plus meurtrière des guerres européennes dont la science ait, avec quelque précision, calculé les calamités.

Dans l’évaluation des pertes d’hommes, nous prendrons principalement pour guide le Rapport du docteur Chenu au conseil de santé des armées ; ce précieux document jouit du double mérite d’être officiel et d’être scientifique : il émane, en effet, du ministère de la guerre et il a obtenu de l’Académie des sciences le grand prix de statistique.

L’armée française eut à lutter contre trois grands dangers : le choléra, le feu de l’ennemi et le scorbut. Au mois de septembre 1854, notre armée n’avait pas encore vu l’ennemi, elle avait déjà perdu 8,084 hommes, pour la plupart du choléra (docteur Chenu, page 622). Pendant toute la durée de la campagne, les maladies firent quatre fois plus de victimes que le feu des Russes. Voici l’état exact des pertes de l’armée française, tel que le donne le docteur Chenu :

Entrés aux ambulances
ou aux
hôpitaux
Tués ou morts
Maladies diverses et choléra, du 1er avril au 20 septembre 1854 
18,073
8,084
Ambulances de Crimée, et hôpitaux à distance de Constantinople 
221,225
29,095
Hôpitaux de Constantinople 
162,029
27,281
Tués par l’ennemi ou disparus 
10,240
Morts sans faire entrée aux ambulances ou hôpitaux 
4,342
Perte de la sémillante
1o Troupes de passage 
394
2o Marins 
308
Infirmerie de bord et hôpitaux de la flotte 
34,817
846
Morts en France des suites de maladies et de blessures contractées pendant la guerre, jusqu’au 31 décembre 1857 
15,025


Total
436,144
95,615


Ainsi, d’après les calculs irréfutables du docteur Chenu, la France a perdu dans la guerre de Crimée 95,615 hommes ; le nombre d’hommes qu’elle avait envoyés en Orient aux différentes périodes de la lutte, forme un total de 309,268 ; le nombre des morts est donc au nombre des envoyés à peu près ce que 1 est à 3. Il est intéressant de se rendre compte des causes de cette mortalité. Le tableau qui précède nous indique que 10,240 hommes seulement furent tués par l’ennemi ; le nombre de ceux qui succombèrent par suite de blessures ne fut pas plus considérable ; il reste donc environ 75,000 hommes qui moururent soit du choléra, soit du scorbut, soit d’autres maladies. Nous avons vu que le choléra en avait enlevé dans les quatre premiers mois de l’expédition, sur le territoire turc, 8,084 ; d’après les évaluations de M. Jacquot, la mortalité due au scorbut comprendrait 1/3 des pertes totales. Au moins ces 20,000 hommes qui moururent sur le champ de bataille ou des suites de leurs blessures, eurent-ils pour la plupart une mort prompte que mille images glorieuses adoucirent. Mais ces 75,000 victimes du choléra, du typhus, de la pourriture d’hôpital, durent subir toutes les lenteurs, toutes les souffrances, tous les désespoirs d’une mort dont rien ne tempérait l’horreur. Nous tenons à faire cette distinction entre les malades et les blessés ; on ne comprend bien toutes les calamités de la guerre, que quand on s’est rendu un compte exact des souffrances de ces multitudes obscures, lentement, inutilement consumées par les maladies.

Si 95,615 Français furent emportés par la mort, croit-on que nos pertes se bornent là ? Croit-on que les 214,000 soldats qui échappèrent à la mort dans cette désastreuse expédition, rentrèrent en France tels qu’ils en étaient sortis ? Croit-on que ces 30,000 blessés dont les blessures ne devinrent pas mortelles, ces 10,000 cholériques que l’on put évacuer des hôpitaux de Turquie, tous ces malheureux atteints et minés par le scorbut, la dysenterie et mille autres maladies affreuses, rapportèrent à la France, à l’agriculture, à l’industrie, au travail national, ces forces qui leur avaient été enlevées ? Croit-on que parmi ces 214,000 hommes sauvés, qui avaient fourni tant de journées d’hôpital, il n’y en eut pas un grand nombre, un quart au moins, un tiers sans doute, la moitié peut-être, dont la santé resta pour toujours affaiblie, délabrée et chancelante ? Quelle énorme et incalculable déperdition de forces !

Voici l’état des pertes de l’armée anglaise :

Entrés aux
ambulances
ou hôpitaux
Tués
ou
morts
Blessés 
18,283
Morts dans les hôpitaux à la suite de blessures 
1,846
Tués sur le champ de bataille 
2,756
Fiévreux et malades 
144,410
Morts à l’hôpital 
16,298
Évacués, morts en mer 
1,282


Total
162,693
22,182

L’effectif envoyé était de 97,864 hommes ; la mortalité fut donc de près du quart : l’immense supériorité du service sanitaire et de l’administration pendant la seconde partie de la campagne, explique pourquoi la mortalité fut relativement, moindre dans l’armée anglaise que dans l’armée française.

Les pertes générales du Piémont sur un effectif envoyé de 12,000 hommes, sont, d’après le docteur Chenu :

Tués par l’ennemi 
12
Morts à la suite de blessures 
16
Morts de maladies diverses en Crimée 
1,720
Morts à l’hôpital du Bosphore 
446
Morts après évacuation en Piémont 
?

Total
2,194

C’est encore là une mortalité, de 18 p, 100, bien que l’armée piémontaise, comme le montre le chiffre des tués, n’ait pas pris au siège une part active.

Les pertes des Turcs et des Russes ne peuvent être appréciées que d’une manière conjecturale. Le docteur Chenu estime à 10,000 le nombre des Turcs qui périrent par le feu de l’ennemi tant devant Sébastopol que pendant la sanglante campagne de Valachie et du Danube : il porte à 26,000 le nombre des Turcs qui moururent de maladies. Quant aux Russes, il croit que 30,000 ont dû être tués sur les champs de bataille de Turquie et de Crimée ; il évalue à 600,000 le nombre des soldats russes qui ont péri de maladies et de fatigues. Ce chiffre, au premier abord, paraît exagéré, mais un peu de réflexion montre qu’il est fondé sur des inductions légitimes. Il faut d’abord tenir compte des levées considérables qui ont été faites en Russie pendant les années de guerre. Au lieu de prendre 7 hommes sur 1000 serfs comme c’était l’habitude, on fit, en 1854, deux levées de 12 hommes chacune sur 1000 serfs ; en 1855 il en fut de même : ainsi, en ces deux années, on leva 48 hommes sur 1000 serfs au lieu de 14, qui était le chiffre normal ; c’est-à-dire, que l’on enleva à l’agriculture trois fois et demie plus d’hommes que les années précédentes. Dans un empire aussi vaste que la Russie, des levées qui, en deux ans, prennent 5 p. 100 du nombre des serfs donnent un effectif énorme, et indiquent par là même l’étendue des pertes. Il faut se rappeler que la plus grande partie de ces recrues, pour arriver à Sébastopol, des provinces, soit du centre, soit du nord, soit de l’est, soit de l’ouest, dut faire 3, 4 ou 500 lieues à travers des contrées pauvres et où les routes sont rares. Il faut enfin tenir compte de l’expérience des guerres précédentes faites par la Russie. Un des officiers d’état-major les plus distingués de notre temps, le baron de Moltke a écrit une monographie remarquable de la guerre de Turquie en 1828-29 (Der Russische Turkische Feldzug in der Europàischen Turkei, 1828-29, dargestellt durch Freiherr von Moltke). En dix mois, dit le baron de Moltke, de mai 1828 à février 1829, l’armée russe dont l’effectif n’était pas de 100,000 hommes, compta dans les ambulances et les hôpitaux 210,108 cas de maladies, c’était donc en dix mois 2 cas de maladies par homme, tandis que pour l’armée française, en Crimée, pendant deux ans il n’y eut que 150 cas par 100 hommes. Le major de Moltke ajoute que pendant la première campagne seule, l’armée russe avait perdu la moitié de son effectif. En mai 1829, 1000 hommes par semaine entraient dans les hôpitaux ; en juillet, 40,000 hommes, près de la moitié de l’effectif était à l’hôpital : en cinq mois, de mars à juillet 1829, il y eut 28,746 morts de maladies : la mortalité augmenta pendant les mois suivants, et le major Moltke estime à 60,000 hommes le nombre des Russes morts de maladies pendant cette courte campagne, sur un effectif qui n’était pas de 100,000 hommes. Il ajoute que 15,000 combattants seulement purent repasser le Pruth, et que l’armée russe fut ainsi anéantie par les maladies. À défaut des chiffres précis qui nous manquent sur les pertes des Russes dans la guerre de 1853-56, nous avons cru devoir citer ces chiffres empruntés à l’un des ouvrages spéciaux les plus savants et les plus estimés de notre temps : ils serviront de point de comparaison, et justifieront le chiffre donné par le docteur Chenu. Ces pertes énormes sont habituelles aux armées russes ; celles de la campagne de Pologne en 1831, ou de la campagne de Hongrie en 1849, ont été relativement aussi grandes. L’armée du Caucase perd, dit-on, 20,000 hommes par an, et l’on estime que les pertes des Russes dans le Caucase, depuis le commencement de la lutte contre les populations circassiennes, ont été de près de 500,000 hommes (Quaterly Review March 1854). Au dire d’un partisan enthousiaste de la Russie, le baron d’Haxthausen, la moitié des recrues mourait autrefois de fatigues, de maladies et de langueur, et cette mortalité serait encore de près d’un tiers. Toutes ces données, empruntées à l’une des monographies militaires les plus estimées de notre temps, le livre du baron de Moltke, et à l’un des ouvrages les plus empreints de russomanie, le livre du baron d’Haxthausen, suffisent à justifier les appréciations du docteur Chenu, d’après lequel 630,000 Russes auraient été enlevés par la guerre de Crimée.

Voici le tableau récapitulatif des pertes subies par toutes les armées en présence durant la guerre :

Tués
Morts de
blessures
ou de
maladies
Total
Armée
française 
 1854-56
10,240
85,375
95,615
»
anglaise 
 1855-56
2,755
19,427
22,182
»
piémont 
 1854-56
12
2,182
2,194
»
turque 
 1853-56
10,000
25,000
35,000
»
russe 
 1853-56
30,000
600,000
630,000



53,007
731,984
784,991

(Chenu, 617). C’est donc près de 800, 000 hommes que la guerre d’Orient aurait dévorés.

La consommation de capitaux ne fut pas moins énorme.

L’Angleterre avait à la tête de ses finances, quand la guerre éclata, un homme célèbre, dont la réputation n’a fait que croître depuis, M. Gladstone : ce financier économiste voulut suffire aux dépenses de la guerre par des augmentations d’impôts : les impôts, en effet, furent accrus dans une proportion incroyable ; mais il n’en fallut pas moins venir à l’emprunt ; de même qu’en France où nos financiers s’étaient prononcés pour l’emprunt, il n’en fallut pas moins, en fin de compte, venir à l’impôt : tellement les charges de la guerre dépassaient toutes les prévisions.

Voici un résumé des budgets anglais de 1853 à 1857.

Administration civile
Guerre
Marine
1853.
7, 044, 321
l. st.
9, 685, 079
l. st.
6, 640, 596
l. st.
1854.
7, 638, 650
12, 397, 273
12, 182, 769
1855.
8, 435, 832
29, 377, 349
19, 014, 708
1856.
8, 392, 622
25, 049, 825
16, 013, 995
1857.
9, 839, 325
15, 107, 249
10, 390, 000

On peut considérer le budget de 1853 comme le budget normal en temps de paix : il est même supérieur à la plupart des budgets précédents. Si l’on additionne les quatre budgets de la guerre de 1854, année où elle a commencé, à 1857, année où les dernières dépenses ont été liquidées, on trouve un total de 81,931,696 livres, tandis que quatre budgets de la guerre égaux à celui de 1858 n’eussent formé que 38,740,316 : il y a donc pour ce département un surcroît de dépenses de 43,191,380 l. st. par suite de la guerre d’Orient. En faisant la même opération pour le département de la marine, on trouve que le surcroît de dépenses a été de 31,039,088 l. st. Le surcroît de dépenses des deux départements réunis donne une somme totale de 74,230,468 l. st., soit 1,866,761,700 fr. ; c’est là le total des dépenses que l’expédition d’Orient a imposées à l’Angleterre.

Pour subvenir à ces frais extraordinaires et trouver ces 1,886,761,700 fr., l’Angleterre a fait des efforts inouïs. Les impôts furent augmentés dans une proportion incroyable. Voici quelques exemples de cette surélévation. L’impôt sur l’eau-de-vie qui était de 7 sh. 10 pence en Angleterre, de 3 sh. 8 pence en Écosse, et seulement de 2 sh. 8 pence en Irlande, fut par des augmentations successives porté à 8 sh. dans les trois royaumes : il était donc plus que doublé pour l’Écosse, et plus que triplé pour l’Irlande. L’impôt sur la drêche était de 2 sh. et 2 sh. 7 pence selon la qualité ; du 8 mai 1854 au 6 juillet 1856, c’est-à-dire durant et pour les besoins de la guerre, il fut porté à 3 sh. 1 penny, et respectivement à 4 sh. C’était une augmentation de 60 p. 100. L’augmentation pesa surtout sur l’impôt du revenu. L’histoire de cet impôt est curieuse. Créé par Pitt pour les besoins de la guerre contre Napoléon, aboli en 1816, rétabli en 1842, pour trois ans, prolongé pour le même temps en 1845 et en 1848, pour un an seulement en 1851 et en 1852, il le fut pour sept ans en 1853. La loi de 1853 qui en autorisait la prolongation, l’étendait à l’Irlande qui en avait toujours été exemptée. Par la même loi, l’exemption dont jouissaient les fortunes au-dessous de 150 livres fut réservée aux fortunes au-dessous de 100 livres ; seulement les revenus de 100 à 150 livres ne devaient payer que 5 pence au lieu de 7 par livre sterling. La guerre d’Orient amena depuis le 5 avril 1854 le doublement de ces taux : l’année suivante on ajouta encore un demi-penny pour les fortunes de 100 à 150 livres, et 2 pence pour les autres, si bien que l’impôt se trouva être de 1 sh. 4 pence et de 11 p. 1/2. Ces augmentations cessèrent en 1857, et l’on revint au taux primitif de 5 et de 7 pence. Bien que ces augmentations d’impôt eussent porté les recettes de 50 millions sterling, moyenne des dix années, de 1843 à 1853, aux chiffres énormes de 63 millions en 1855, 68 millions en 1856, et 66 millions en 1857, bien que l’année 1853 eût laissé un excédant notable, il fallut avoir recours à un emprunt et augmenter cette dette que l’on avait fait tant d’efforts pour réduire, Des impôts écrasants, la dette consolidée accrue, la dette flottante excessive, voilà ce que valut à l’Angleterre cette guerre de Crimée qui exigea pour l’armée et la marine britannique un surcroit de dépenses de plus de 1855 millions de francs.

La France dut faire des sacrifices à peu près aussi grands que son alliée : on peut en juger par le tableau des dépenses totales, tant ordinaires qu’extraordinaires de 1850 à 1856 :

1850 · · · · · · · · · · · · · · · 1,472,637,238
1851 · · · · · · · · · · · · · · · 1,461,329,644
1852 · · · · · · · · · · · · · · · 1,513,103,997
1853 · · · · · · · · · · · · · · · 1,547,597,009
1854 · · · · · · · · · · · · · · · 1,988,078,160
1855 · · · · · · · · · · · · · · · 2,399,217,840
1856 · · · · · · · · · · · · · · · 2,195,751,787

On voit que la progression est effrayante. Entrons dans les détails. Nous supposons, ce qui nous semble une hypothèse légitime, que les budgets provisoires de la guerre et de la marine pour 1854, représentent les dépenses normales de ces deux départements en temps de paix. Tout ce qui dépasse donc les prévisions de ces budgets, soit en l’année 1854, soit dans les années suivantes, nous l’attribuerons à la guerre d’Orient. D’après le budget provisoire de 1854 les dépenses de l’armée devaient être de 308,386,046 fr., et celles de la marine de 116,476,001 fr. D’après le règlement des comptes pour 1854, arrêté par la loi du 3 juin 1857, les dépenses de la guerre s’étaient élevées à 567,245,687 francs, et celles de la marine à 173,088,426 fr., plus 2,797,301 fr. de dépenses extraordinaires. Pour l’année 1855, d’après le budget définitif, arrêté par la loi du 6 mai 1858, les dépenses de la guerre s’élevèrent à 863,607,477 fr., et celles de la marine à 212,677,474 fr., plus 68,821,804 fr. de dépenses extraordinaires. Dans cette année 1855, les dépenses réunies des deux départements de la guerre et de la marine, s’élevèrent donc au chiffre énorme de 4 milliard 147 millions. En 1856, d’après le budget définitif arrêté le 6 juillet 1860, les dépenses de la guerre s’élevèrent à 693,153,176 fr. et celles de la marine à 220,163,567 francs, plus 5,555,146 fr. de dépenses extraordinaires, en tout, 918,870,889 fr. En 1857, année où les derniers comptes de guerre furent liquidés, les dépenses du département de la guerre atteignirent encore 410,919,408 fr., et celles de la marine 138,962,467 fr., plus 4,862,431 fr. de dépenses extraordinaires, soit 100 millions de plus que n’avaient réclamé ces départements dans les budgets de paix, qui précédèrent la guerre de Crimée. D’après ces chiffres, en prenant comme taux normal des dépenses des départements de la guerre et de la marine les chiffres du budget provisoire de 1854, arrêté le 10 juin 1853, on trouve que la guerre d’Orient a forcé la France à plus de 1660 millions de dépenses extraordinaires ; nous ne cachons pas d’ailleurs que ce chiffre est supérieur à celui qui se trouve dans la publication ministérielle sur la guerre d’Orient, mais nous croyons devoir le maintenir ; il résulte d’un examen attentif des faits, et nous le soumettons en toute confiance à toutes les critiques : la méthode que nous avons suivie pour l’obtenir est aussi simple que naturelle : le résultat doit être à l’abri de tout reproche.

La presque totalité de ces dépenses fut couverte par des emprunts, il fallut cependant recourir aux impôts. Le droit de consommation sur l’alcool fut porté de 34 fr. par hectolitre à 50 : on espérait de ce chef un boni de 30 millions. L’impôt sur le prix des places dans les chemins de fer fut également élevé ; de ce chef on croyait à un boni de 6 millions : on créa le droit de dixième sur le prix des marchandises transportées à grande vitesse, c’était un boni de 1,800,000 fr. : enfin on créa le second décime de guerre, qui comme on le sait survécut longtemps à la guerre : ce dernier impôt devait procurer 52 millions au trésor. Ainsi des impôts furent créés par la guerre, qui lui survécurent. Le trésor fut grevé d’une charge permanente pour les intérêts des emprunts. D’après le budget définitif de 1853, arrêté par la loi du 25 juin 1856, le service de la dette n’absorbait que 374,484,506 fr. 74 : dans le budget définitif de 1856, ce service réclama 71,709,380 francs en plus. La dette flottante qui était en 1853 de 614,980,562 francs se trouvait en 1857 de 893,281,625 francs. Les non-valeurs et remboursements qui étaient de 98 millions en 1853, furent de 110 millions en 1854 ; de 121 millions en 1855 ; de 128 millions en 1856 ; les frais de régie et de perception qui n’étaient que de 451 millions, en 1853, passèrent à 164 millions en 1854, et à 179 millions en 1855. Pendant que les chapitres de dépenses augmentaient, ceux des recettes restaient stationnaires : c’est ainsi que le produit des impôts indirects fut en 1854 sensiblement le même qu’en 1853. Le plus grand mal financier de la guerre, outre un accroissement de 1660 millions dans les dépenses immédiates, fut la permanence, même après la paix, des chiffres élevés des budgets de la guerre et de la marine. Ces deux départements eurent depuis des exigences bien autrement grandes qu’avant la guerre d’Orient. Il en est ainsi de toutes les guerres : elles produisent d’abord une maladie aiguë, plus ou moins dangereuse et passagère, elles laissent toujours après elles une maladie chronique, qui occasionne des désordres permanents et un état habituel de malaise.

Le Piémont en donnerait la preuve. Dans le compte définitif du budget de 1856, que M. Lanza présentait au parlement, en janvier 1859, les dépenses extraordinaires de la guerre d’Orient pour la Sardaigne, sont établies comme il suit :


Ministère
de la guerre
Ministère
de la marine
Total
Payements effectués en 1855 
19,790,741
2,416,467
22,207,208
Payements effectués en 1856 
22,654,659
4,897,180
27,551,839
Frais reportés sur l’exercice 1857 
2,500,928
645,415
3,146,343
Mandats expédiés et non satisfaits à la fin de 1856 
2,196
»
2,196

|
44,948,524
7,959,062
52,907,586

C’était donc près de 53 millions que le petit pays sub-alpin avait dépensés pour la guerre d’Orient, en outre des dépenses ordinaires de la guerre et de la marine. Aussi en 1855 et en 1856 avait-il contracté deux emprunts de guerre, l’un de 2 millions de livres sterling, l’autre de 30 millions de francs. Il marchait déjà à grands pas dans cette voie périlleuse des emprunts qui devait le mener aux perplexités où se trouve actuellement la grande et jeune Italie.

On voudrait connaître l’appoint que la Turquie vint apporter aux dépenses des alliés : mais ici la certitude et la précision nous quittent. M. Eugène Poujade estimait en l’année 1857, la dette de la Turquie, en y comprenant les emprunts contractés pendant la guerre d’Orient, les caimes ou papier monnaie, portant ou ne portant pas intérêt, les séims anciens et les séims nouveaux, les dettes de l’arsenal anciennes et récentes, les dettes diverses réglées ou non réglées après la guerre, à la somme totale de 705 millions au moins. (Annuaire du crédit public, 1re année, 265-66). Il est difficile de savoir au juste ce qui revient dans cette somme à la guerre de Crimée : mais si on songe aux frais qu’a dû entraîner la campagne d’automne et d’hiver en Valachie ainsi que la campagne d’Asie, et l’entretien du corps de Sébastopol, l’évaluation à 400 millions des dépenses de guerre de la Turquie, semble plutôt au-dessous de la vérité. Ainsi 1855 millions pour l’Angleterre ; 1660 pour la France ; 400 pour la Turquie ; 53 pour le Piémont : c’est-à-dire 3 milliards 968 millions, voilà ce que l’expédition d’Orient a coûté aux puissances alliées.

Essayons maintenant de déterminer avec toute la précision possible l’augmentation des charges de la Russie par suite de cette guerre. « Il est difficile d’établir le chiffre exact de la dette publique de la Russie, écrivait M. Maurice Block ; le document officiel russe qui en rend compte semble être rédigé d’une manière si peu claire que ceux qui ont cherché à y puiser quelques renseignements ont trouvé des chiffres différents les uns des autres. » (Puissance comparée des divers États de l’Europe). Des travaux récents ont porté plus de lumière sur ce terrain obscur, où il est actuellement possible de s’aventurer avec précaution. Les considérations que M. Wolowski publiait, il y a trois ans, dans la Revue des Deux-Mondes, rapprochées des renseignements précis que fournit l’Annuaire des finances de M. Horn, et des prévisions de M. Léon Faucher, au début de la guerre ont beaucoup simplifié les difficultés.

Le montant de la dette consolidée, lors du commencement des difficultés avec la Porte, était de 336,219,412 roubles argent, soit 1513 millions de fr. ; en 1857, cette même dette atteignait 522 millions de roubles argent, soit 185,785,588 roubles argent de plus qu’avant la guerre, c’est-à-dire 743,142,352 fr. Le chiffre des billets de crédit, papier monnaie, avant la guerre ne dépassait pas de beaucoup 300 millions de roubles ; vers la fin de 1854, il était de 356 millions ; en 1855, de 509 ; en 1856, de 689 ; en 1857, année de la liquidation, il atteignait 735 millions de roubles ou 2 milliards 940 millions de francs ; la guerre augmenta donc le nombre des billets de crédit de 435 millions de roubles ou 1740 millions de francs ; avec l’augmentation de la dette consolidée, c’est un total de 2 milliards 483 millions de francs. Ce n’est pas là le solde des frais de guerre. Le gouvernement russe réalisa les 100 millions qu’il avait placés en 1847 à l’étranger, dont 50 millions en rentes françaises. Il détourna de leur destination une grande partie des fonds destinés à garantir le remboursement des billets de crédit. Ces fonds, en mars 1854, montaient encore à près de 160 millions de roubles argent ; au mois de septembre ils ne s’élevaient plus qu’à 146 1/2 millions de roubles ; ils ne cessèrent de décroître pendant la guerre jusqu’à tomber aux environs de 100 millions de roubles. Il faut tenir compte aussi des dons volontaires. Le clergé, au commencement de 1854, offrait 80 millions de francs ; les autres contributions volontaires étaient portées par M. Léon Faucher à 100 millions de francs ; si nous supposons, ce qui est probable, que pendant le reste de la guerre, ces dons volontaires furent doublés, c’est-à-dire de 180 millions de francs (y compris l’offre du clergé), auxquels M. Léon Faucher les portait en 1854, montèrent pendant toute la durée de la guerre au chiffre de 360 millions, nous arrivons à un total de 3 milliards 183 millions. Il faut tenir compte encore des augmentations d’impôts qui furent importantes (c’est ainsi que par un ukase du 1er décembre 1854, l’impôt du sel fut élevé de 28 kopecks à 44, toutes les autres taxes indirectes eurent le même sort). Il ne faut pas perdre de vue les contributions en nature qui, dans un pays primitif comme la Russie, doivent être très-considérables. Il faut se rappeler que les réquisitions jouèrent un grand rôle dans cet empire immense, parcouru de tous côtés par des milliers d’hommes, qui se rendaient en Crimée des provinces les plus éloignées. Les seules réquisitions faites par les Russes en Valachie ont été estimées par M. Ubicini, à 50 millions de francs. Si on fait entrer tous ces éléments en ligne de compte, on verra que la Russie n’a pas dépensé moins de 4 milliards pour la guerre de Crimée.

Nous n’en avons pas fini avec les frais extraordinaires que la guerre de Crimée imposa aux puissances européennes. La neutralité parfois coûte cher, l’Autriche en donne la preuve. Voici les dépenses militaires de l’Autriche pour les trois années 1855-56 et 57 :

1855 1856 1857
Dépenses ord.
114,320,715 florins
109,695,558
106,890,019
dépenses extr.
101,720,117
14,138,278
11,130,634

Les dépenses ordinaires du ministère de la guerre pour 1857, sont encore supérieures à ce que ces dépenses étaient avant le conflit turco-russe. Nous pouvons donc prendre cette somme de 107 millions de florins comme le taux normal des dépenses militaires en temps de paix ; nous voyons alors que le surcroît de dépenses que la guerre de Crimée imposa à l’Autriche s’élève au chiffre de 137,129,000 florins, soit environ 343 millions de francs. On sait que l’Autriche contracta pendant la guerre d’Orient trois grands emprunts dits nationaux, qui devaient servir à libérer l’État de ses vieilles dettes envers la banque, mais dont la plus grande partie passa ailleurs, et notamment dans les dépenses extraordinaires suscitées par la neutralité expectante qu’elle crut devoir maintenir pendant la lutte.

La même guerre et les complications qu’elle pouvait faire naître déterminèrent le gouvernement prussien à demander aux chambres, en 1854, un crédit extraordinaire de 30 millions de thalers (442,500,000 francs), pour le ministère de la guerre. En même temps on augmentait divers impôts. Nous nous empressons de dire que le gouvernement prussien eut la sagesse de ne dépenser qu’une partie de l’emprunt en armements. La Suède, le Danemark votèrent aussi des crédits extraordinaires ; la Confédération germanique fit également des préparatifs : de sorte que si l’on ajoute toutes ces dépenses aux 343 millions dépensés par l’Autriche, on peut admettre sans exagération que les dépenses totales des puissances neutres montèrent à 500 millions, ce qui avec les 4 milliards environ dépensés par les quatre alliés, et les 4 milliards également que la guerre a dû coûter à la Russie, donne un total de 8 milliards et demi.

Est-ce là toute l’étendue des pertes ? Non certes. Ce qu’une guerre coûte aux finances publiques d’un pays, ce qui figure au budget en son nom ne représente qu’une faible partie des pertes qu’elle impose à la fortune nationale : la suspension de l’industrie, la ruine du commerce, le désordre porté dans toutes les conditions économiques, les faillites, les chômages, ce sont là des maux bien autrement grands. Qui croirait que la guerre d’Orient n’a enlevé à la Russie que 4 milliards, n’aurait aucune idée de l’immense consommation de capitaux que cette guerre a faite. Jamais, depuis le blocus continental, une nation ne s’était trouvée sous l’étreinte d’une lutte aussi formidable pour tous ses intérêts économiques et commerciaux. Ses ports bloqués ne permettaient ni l’exportation ni l’importation : ses vaisseaux pourrissaient à l’ancre derrière les forteresses : dès le mois de mars 1854, il n’y avait plus un seul pavillon russe dans les ports de la France ou de la Grande-Bretagne ; et ceux que l’hiver y avait retenus, avaient été vendus pour échapper aux risques d’une saisie (Blackwoood magazine, 1er avril 1854) ; les vaisseaux marchands qui s’étaient laissé surprendre dans la mer Baltique, dans la mer Noire, et jusque dans la mer d’Azof où ils se croyaient protégés par la flotte, avaient été détruits. À combien estimer la perte de ces navires et de ces cargaisons ? À combien évaluer le déchet et l’intérêt du capital de ceux qui dépérissaient dans les ports ? Les vaisseaux neutres, eux-mêmes, n’avaient pas pleine liberté d’aller et de venir, chargés de cargaisons russes ; c’est ce que prouvent, en dépit des conventions passées entre la France et l’Angleterre au début de la guerre, le regrettable incident de Port-Baltique, et la circulaire russe du 28 avril 1855. À Riga, à Odessa l’immense commerce des lins, des chanvres, des graines oléagineuses et des céréales était complètement suspendu. Il est vrai, ces marchandises pouvaient par de longs détours prendre la route de Prusse ; mais au lieu du fret si faible dont les chargeait le transport par mer de Riga à Londres ou d’Odessa à Marseille, il fallait subir les dépenses accablantes d’un long circuit par terre dans un pays où les routes étaient rares, et où tout était mis en réquisition pour l’armée. Les exportations de Russie pour l’Angleterre, qui, au dire de M. Cobden (discours du 20 mars 1854), s’élevaient en moyenne à 350 millions, étaient presque arrêtées. Aussi le tarif des douanes russes donna-t-il bientôt la preuve des pertes énormes subies par la Russie dans cette guerre :

Totaux des recettes douanières russes de 1853 à 1857.
1853. 
 28,337,674
roubles.
1854. 
 20,864,391
1855. 
 18,473,101
1856. 
 29,607,620
1857. 
 35,798,881

Si nous citons ces chiffres, ce n’est pas pour donner le montant de la perte supportée de ce chef par le trésor public, c’est pour indiquer l’immensité des ruines particulières que cette réduction du commerce extérieur a dû produire dans toute l’étendue de l’empire.

Et la propriété foncière, que devenait-elle pendant ces trois années ? Les levées qui enlevaient à l’agriculture trois fois plus de paysans censitaires qu’à l’ordinaire, n’était-ce pas pour la propriété foncière une charge accablante ? Une levée de 300,000 serfs, au-delà du recrutement ordinaire, dit M. Léon Faucher, c’est un impôt de 300 millions sur le capital foncier, sans parler de l’équipement mis à la charge des seigneurs, et qui représente encore une somme de 50 millions de francs : qu’on y joigne les réquisitions en vivres, en fourrages, en chariots de transport : qu’on y ajoute la perte causée par l’impossibilité de l’exportation des blés et des matières premières.

Que dire du cours forcé, du désavantage du change, de la baisse des billets de crédit, qui dès la première année de guerre au lieu de 4 fr. le rouble ne valaient plus que 3 fr. 08 c., et de chute en chute, arrivèrent à ne plus valoir que 1 franc ? Que dire des détournements des dépôts confiés à la banque d’emprunt, à la banque du commerce, aux lombards, aux hospices d’enfants trouvés ? Toute cette désorganisation économique, toute cette instabilité dans les rapports des valeurs, de combien de faillites et de banqueroutes ne furent-elles pas la cause ?

Ces pertes indirectes, colossales, croit-on que la Russie seule à les supporter ? Sans doute les grandes nations de l’Occident ne furent jamais dans un pareil état de crise, mais elles aussi expièrent la folie de la guerre par des pertes plus nombreuses et plus cruelles que celles qui figurent à leur budget. Sans parler du ralentissement des affaires, que la crainte de complications dangereuses occasionna dans toutes les parties du monde, sans traiter ici la question spéciale de la dépréciation des valeurs mobilières, n’avons-nous pas vu déjà que le produit des taxes indirectes qui depuis longues années n’avait fait qu’augmenter en France, s’était trouvé en 1854 sensiblement le même qu’en 1853 ? Toutes ces matières premières que la Russie exportait pour l’Occident ne lui firent-elles pas défaut ? Ces 350 millions auxquels M. Cobden évaluait la somme des marchandises russes dont avait impérieusement besoin l’industrie anglaise, ne lui manquèrent-ils pas pendant deux ans ? « Prenez les articles de lin et de chanvre, disait M. Cobden, il est des districts entiers du West-Riding, que je représente, qui souffriraient cruellement d’une interruption de nos relations commerciales avec la Russie. C’est Sheffield qui consomme l’article fer russe, eh bien, l’on m’assure que sans le fer russe, Sheffield ne pourrait guère fabriquer sa plus fine coutellerie. » Le marché si fructueux pour l’Angleterre de la Valachie et de la Moldavie ne fut-il pas fermé pendant longtemps au commerce anglais ? N’y eut-il pas également un déchet considérable, par suite de la guerre, et des dépenses extraordinaires dont les populations turques furent grevées, dans le commerce jusque-là si actif entre l’Angleterre et la Turquie ? Enfin n’est-il pas vrai que la France comme l’Angleterre furent spécialement frappées par l’impossibilité de recourir aux approvisionnements de la Russie pour combler le déficit de leur récolte ? Excepté en Russie, les récoltes étaient trop faibles dans toute l’Europe. Si la paix eût subsisté, la Russie eut pu facilement en deux ans fournir à ses voisines près de 40 millions d’hectolitres, écrivait M. de Molinari, dans le Journal des Économistes. Mais tous ces blés étaient retenus à Odessa par les flottes alliées, qui pour nuire aux Russes affamaient leur propre pays. Les revues torys annonçaient qu’avec quelques shellings de plus par hectolitre on pouvait faire venir en Angleterre les blés du far-west de l’Amérique (Blackwood magazine, 1er avril 1854). Mais quelques shellings de plus par hectolitre, c’est assez pour mettre la disette à la place de l’abondance. N’est-il pas certain encore que la France et l’Angleterre se firent à elles-mêmes un dommage permanent en ruinant la Russie ? La masse d’affaires que l’on peut faire avec un peuple aussi bien qu’avec un particulier est proportionnée à ses ressources : tout ce qui appauvrit une nation est dommageable pour celles qui commercent avec elle ; c’est folie de ruiner son acheteur ou son vendeur, c’est lui ôter les moyens d’acheter ou de produire. En réalité c’était contre l’industrie anglaise et française, autant que contre l’industrie russe que nos croisières bloquaient les ports de la Baltique ; et la flotte qui fermait les ports de la mer Noire ne nuisait pas moins aux populations affamées de l’Angleterre et de la France qu’aux propriétaires russes.

Nous avons essayé d’analyser les ruines que cette guerre de Crimée, si légèrement entreprise, a accumulées : 8 milliards et demi ont grevé à cause d’elle les finances de l’Europe ; mais à combien s’élèvent toutes ces pertes indirectes que nous avons notées, et une foule d’autres qui nous ont échappé : le calculer est impossible, l’évaluer même approximativement, ce serait de la présomption.