Les Entretiens d’Épictète/III/26

Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 338-345).

CHAPITRE XXVI




A ceux qui craignent la pauvreté.

N’as-tu pas honte d’avoir moins de courage et moins de cœur que les esclaves fugitifs? En quel état fuient-ils, quand ils abandonnent leurs maîtres? Quels domaines, quels serviteurs ont-ils pour se rassurer? Ils dérobent le peu qu’il leur faut pour les premiers jours, puis ils se lancent à travers les terres, et même à travers les mers, se procurant habilement les moyens de subsister: aujourd’hui celui-ci, de main celui-là. Et qui d’entre eux est jamais mort de faim? Mais toi, tu trembles de manquer du nécessaire; et te voilà passant tes nuits à veiller! Malheureux, es-tu donc si aveugle? Ne vois-tu pas le chemin? Et ne sais-tu pas où nous conduit le manque du nécessaire? Où nous conduit-il donc? Où nous conduit la fièvre, où nous conduit une pierre qui nous tombe sur la tête: à la mort. N’est-ce pas ce que tu as dit cent fois toi-même à tes amis? Ne l’ as-tu pas lu cent fois? Ne l’as-tu pas écrit cent fois aussi? A combien de reprises ne t’es-tu pas vanté d’attendre la mort avec calme?

— « Mais les miens mourront de faim!» — Eh bien! Est-ce que la faim les conduit ailleurs que toi? Est-ce que la descente n’est pas la même pour eux? Est-ce qu’en bas ils ne trouveront pas les mêmes choses? Ne peux-tu donc pas, sans t’effrayer du dénuement et de la disette, fixer un œil calme sur le lieu où doivent descendre les plus riches, les magistrats les plus élevés, les rois et les tyrans eux-mêmes? Peut-être y descendras-tu d’inanition; ils y descendront, eux, crevant d’indigestion et d’ivresse. (Mais ne sera-ce pas toute la différence?) Que de mendiants n’as-tu pas vus arriver à la vieillesse! Combien même à l’extrême vieillesse! Ces gens transis de froid et le jour et la nuit, ces gens qui gisent sur le sol, et qui ne mangent que bien juste leur nécessaire, ces gens-là arrivent presque à ne pouvoir mourir. Ne peux-tu donc pas faire un métier? Ne peux-tu pas être copiste? Etre précepteur? Garder la porte d’autrui? — « Mais c’est une honte, d’en venir à cette extrémité! » — Eh bien! commence par apprendre où est la honte, et alors seulement dis-toi philosophe. Pour le moment, ne permets même pas à un autre de t’appeler de ce nom.

Est-ce que c’est une honte pour toi que ce qui n’est pas ton œuvre, que ce dont tu n’es pas l’auteur, que ce qui t’arrive par hasard, comme le mal de tête, comme la fièvre? Si tes parents étaient pauvres, ou si, riches, ils ont laissé leur héritage à d’autres, ou si encore, de leur vivant, il ne te donnent rien, est-ce une honte pour toi? Est-ce là ce que tu as appris chez les philosophes? Ne leur as-tu pas entendu dire que ce qui est blamable est seul honteux, et que ce qui est blâmable c’est ce qui est digne de blâme? Et qui peux-tu blâmer de ce qui n’est pas son œuvre, de ce qu’il n’a pas fait lui-même? Est-ce donc toi qui as fait ton père tel qu’il est? Ou bien t’est-il possible de le corriger? Est-ce là une chose qui soit en ta puissance? Eh bien! dois-tu vouloir ce qui n’est pas en ta puissance? ou rougir quand tu n’y réussis pas? Est-ce la philosophie qui t’a fait prendre cette habitude d’avoir les yeux sur les autres, et de ne rien attendre de toi-même? Gémis donc, lamente-toi, et ne mange qu’en tremblant de n’avoir pas de quoi vivre demain. Tremble que tes esclaves ne te volent, ne s’enfuient ou ne meurent. Que ce soit là ta vie, et qu’elle ne cesse jamais, puisque c’est de nom seulement que tu t’es approché de la philosophie, puisque tu déshonores son enseignement autant qu’il t’est possible de le faire, toi qui montres qu’il est sans utilité et sans profit pour ceux qui l’ont reçu. Jamais tu n’as souhaité le calme, la tranquillité, l’impassibilité; jamais tu ne t’es attaché à personne pour y arriver; mais que de gens auxquels tu t’es attaché par amour pour les syllogismes! Jamais pour aucune des choses qui apparaissaient à tes sens tu ne t’es demandé à toi-même: « Pourrai-je, ou ne pourrai-je pas supporter cela? Que me reste-t-il à faire? » Mais, comme si tout ce qui est à toi était en bon état et à l’abri de tout péril, tu t’occupais de ce qui ne doit venir qu’après tout le reste, de l’immutabilité! Et qu’avais-tu donc à rendre immuable? Ta lâcheté, ta couardise, ton admiration pour les riches, tes désirs avortés, tes efforts inutiles pour éviter les choses? Voilà ce que tu voulais mettre à l’abri de tout péril!

Ne devais-tu pas commencer par acquérir ce que la raison te conseillait, puis songer alors seulement à mettre tes acquisitions en sûreté? Qui as-tu vu construire un couronnement autour de sa maison, sans placer ce couronnement sur un mur? Quel est le portier que l’on établit où il n’y a pas de porte? Ta préoccupation à toi, c’est d’être capable de démontrer; mais de démontrer quoi? Ta préoccupation, c’est de ne pas te laisser entraîner par les sophismes; mais entraîner loin de quoi? Montre-moi d’abord ce qui est l’objet de tes soins, ce que tu mesures, ou ce que tu pèses; puis ensuite montre-moi ta balance ou ta mesure. Jusques à quand ne mesureras-tu que de la cendre? Ce que tu dois démontrer, n’est-ce pas ce qui rend l’homme heureux, ce qui fait que les choses lui arrivent comme il les désire, ce qui est cause qu’il doit ne blâmer personne, n’accuser personne, mais se conformer à la manière dont le monde est gouverné? Voilà ce qu’il te faut me montrer. — « Voici, dis-tu, ma démonstration: je vais t’analyser des syllogismes. » — Esclave, c’est là ta mesure; mais ce n’est pas ce que tu mesures! Voilà comment tu es puni aujourd’hui d’avoir négligé la philosophie: tu trembles, tu ne dors pas, tu consultes tout le monde; et si les résolutions que tu prends ne conviennent pas à tout le monde, tu crois avoir eu tort de les prendre. Tu crois aujourd’hui redouter la faim; mais non: ce n’est pas la faim que tu redoutes. Ce que tu crains, c’est de n’avoir plus de cuisinier, de n’avoir plus personne pour tes sauces, personne pour t’attacher tes chaussures, personne pour te passer tes habits, personne pour te frictionner, personne pour te faire cortège. Tu veux pouvoir aux bains te dépouiller, t’étendre à la façon de ceux qu’on met en croix, puis te faire frotter et de ci et de là; tu veux que le maître baigneur, qui préside à l’opération, dise ensuite: « Passe ici; montre-nous le flanc; prends-lui la tête; présente ton épaule; » puis, rentré chez toi après le bain, tu veux crier: « Ne m’apporte-t-on pas à manger? » Et après cela: « Enlève la table; passe l’éponge. » Ce que tu crains, c’est de ne pouvoir plus mener la vie d’un malade. Quant à la vie de ceux qui se portent bien, apprends à la connaître: c’est celle que mènent les esclaves, les ouvriers, les vrais philosophes; c’est celle qu’a menée Socrate, quoique avec femme et enfants; c’est celle de Diogène, celle de Cléanthe, qui tenait une école et était porteur d’eau. Si tu veux mener cette vie, tu la pourras mener partout, et tu vivras dans une pleine assurance. Fondée sur quoi? Sur la seule chose à laquelle on puisse se fier, sur la seule qui soit sûre, qui soit sans entraves, que nul ne puisse t’enlever, sur ta propre volonté. Pourquoi par ta faute es-tu si inutile et si impropre à tout, que personne ne veut te prendre chez lui, ne veut se charger de toi? Un vase intact et propre au service aura beau être jeté dehors, quiconque le trouvera l’emportera, et croira que c’est tout profit; toi, au contraire, chacun croira que c’est tout perte. Ainsi tu ne peux même pas rendre les services d’un chien et d’un coq, et tu veux encore vivre, tel que tu es! Le Sage craindra-t-il que les aliments viennent à lui manquer? Ils ne manquent pas à l’aveugle; ils ne manquent pas au boiteux; et ils manqueraient au Sage! Un bon soldat trouve toujours qui le paye; un bon ouvrier, un bon cordonnier aussi; et celui qui est l’homme parfait ne le trouverait pas! Dieu sera-t-il si insoucieux de ses propres affaires, de ses ministres, de ses témoins, de ceux qui lui servent à prouver par des faits aux hommes ordinaires, qu’il existe, qu’il gouverne sagement ce monde, qu’il ne néglige pas l’humanité, et qu’il n’y a jamais de mal pour le Sage, ni de son vivant, ni après sa mort? — Mais lorsqu’il ne me fournit pas de quoi manger? — Que fait-il autre chose que de me donner le signal de la retraite, comme un bon général? Je lui obéis alors; je le suis, en chantant les louanges de mon général, en approuvant bien haut tout ce qu’il fait. Je suis venu, en effet, quand il l’a voulu; je m’en irai de même, quand il le voudra; et, de mon vivant, qu’avais-je précisément à faire, que de chanter les louanges de Dieu, seul avec moi-même, en face d’un autre , ou de plusieurs? Il me donne peu, il ne me donne pas en abondance, il ne veut pas que je vive dans la mollesse; mais il n’a pas donné davantage à Hercule, son propre fils. C’était un autre qui régnait sur Argos et sur Mycènes; la part d’Hercule était l’obéissance, les travaux, les épreuves. Mais Eurysthée était ce qu’il était, et ne régnait pas plus réellement sur Argos et sur Mycènes qu’il ne régnait sur lui-même; tandis que Hercule, par toute la terre et par toute la mer, était véritablement roi, véritablement chef, réparant les iniquités et les injustices, amenant avec lui la justice et la piété; et tout cela il le faisait nu et seul. Quand Ulysse fut jeté à la côte par un naufrage, se laissat-il abattre par son dénuement? Perdit-il courage? Non: voyez comme il va demander à des vierges ces vêtements indispensables, que nous trouvons si honteux de demander à un autre.

« Il allait comme un lion nourri dans les montagnes et qui se confie en sa force. »

Qu’est-ce qui faisait donc sa confiance? Ce n’était ni la réputation, ni la richesse, ni le pouvoir; c’était sa force intérieure, c’est-à-dire, ses convictions sur ce qui dépend de nous et sur ce qui n’en dépend pas. Ce sont elles seules, en effet, qui nous font libres et indépendants, qui font relever la tête à celui qu’on humilie, qui nous font regarder en face et d’un œil fixe les riches et les puissants. Voilà la part du philosophe. Mais toi, tu sortiras comme un lâche, tremblant de peur pour tes manteaux et pour ta vaisselle d’argent! Malheureux, est-ce ainsi que tu as perdu ton temps jusqu’à présent?

— « Mais si je suis malade? » — Tu seras ce que tu dois être dans la maladie. — « Mais qui me soignera? » — Dieu, et tes amis. — « Je serai durement couché. » — Comme doit l’être un homme. — « Je n’aurai pas de maison commode. » – Eh bien! tu seras malade dans une maison incommode. — « Qui me donnera les moyens de vivre? » — Ceux qui les donnent aux autres. Tu seras comme Manès dans ta maladie. — « Mais quelle sera la fin de cette maladie? » — La mort, et quoi de plus? Ne sais-tu donc pas que la source de toutes les misères pour l’homme, la source de toutes ses faiblesses et de toutes ses lâchetés, ce n’est pas la mort, mais bien plutôt la crainte de la mort? Exerce-toi donc contre cette crainte; crois-moi, que ce soit là que tendent tous tes raisonnements, tout ce que tu écoutes, tout ce que tu lis, et tu reconnaîtras que c’est par là seulement que les hommes s’affranchissent.