Les Entretiens d’Épictète/III/25

Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 336-338).

CHAPITRE XXV




Aux gens qui restent en chemin.

De toutes les promesses que tu te faisais au début, vois quelles sont celles que tu as tenues, et celles que tu n’as pas tenues; vois aussi comment tu te rappelles les premières avec bonheur, et les secondes avec regret; puis, si tu le peux, recommence ce que tu n’as pas réussi. Quand on se livre à la plus noble des luttes, on doit ne reculer devant rien, mais recevoir bravement tous les coups. Car ce dont il s’agit ici, ce n’est ni la lutte ordinaire, ni le Pancrace lui-même, où l’on peut, vainqueur ou vaincu, valoir plus, valoir moins, et, par Jupiter! être très-heureux ou très-malheureux. Ce dont il s’agit ici, c’est le bonheur lui-même, c’est la félicité elle-même. Il y a mieux: ici, si nous nous retirons de l’arène, rien ne nous empêche de recommencer la lutte; et il ne nous faut pas pour cela attendre quatre ans le retour de nouveaux jeux olympiques; mais aussitôt qu’on s’est ranimé, que l’on se retrouve soi-même, que l’on porte en soi la même ardeur, on peut reprendre la lutte; si on y succombe de nouveau, on peut la recommencer encore; et, si l’on est vainqueur une fois, on est comme si l’on n’avait jamais été vaincu. Seulement, il ne faut pas que l’habitude de la défaite vous amène à vous y résigner, et que désormais, comme un mauvais athlète, vous figuriez en vaincu à toutes les luttes, petit comme une caille qui se sauve. « Je succombe à la vue d’une belle fille, » dites-vous; « mais quoi! n’y ai-je pas déjà succombé hier? L’envie me vient de censurer quelqu’un; mais est-ce qu’hier déjà je n’en ai pas censuré un autre? » Voilà ce que tu nous débites, comme si tu étais sorti de là sans qu’il t’en coûtât. Tu ressembles à un homme à qui le médecin interdirait les bains, et qui lui répondrait: « N’en ai-je pas pris un hier? » Le médecin lui pourrait répondre: « Eh bien! qu’as-tu éprouvé après ce bain? N’as-tu pas eu la fièvre? N’as-tu pas eu mal à la tête? » Toi aussi, quand hier tu as critiqué quelqu’un, n’as-tu pas fait l’œuvre d’un malveillant et d’un bavard? N’as-tu pas nourri en toi cette disposition par des actions de même nature qu’elle? Et, quand tu as succombé à une femme, t’es-tu tiré de là sans punition? Que nous parles-tu donc de ce que tu as fait hier? Comme les esclaves qui se souviennent des coups, tu aurais dû, toi aussi, puisque tu te souvenais, t’abstenir des mêmes fautes. — « Ce n’est pas la même chose, » dis-tu. « C’est la douleur qui donne de la mémoire à l’esclave; mais, à la suite de nos fautes, quelle douleur y a-t-il? Quelle punition? Qui peut donc nous faire prendre l’habitude de fuir les mauvaises actions? » — Il faut donc convenir que les souffrances qui naissent de ce que nous essayons de faire nous sont utiles, que nous le voulions ou non.