Humblot (1p. 255-303).

NEUVIEME
CONVERSATION.


Emilie.

Ah, Maman, qu’il fait beau à ſe promener !… Il y a bien long-temps que vous ne m’avez conté d’hiſtoire.

La Mere.

Il eſt vrai.

Emilie.

Si vous vouliez avoir la complaiſance de m’en dire une. Le voulez-vous, chere Maman ?

La Mere.

Mais cela vous ennuyera peut-être. Il y a toujours un peu de morale dans mes contes.

Emilie.

La morale n’ennuie que quand on a fait des fautes.

La Mere.

C’eſt-à-dire, que quand elle ne nous regarde pas, & qu’elle ne touche que les autres, on peut la ſupporter ?

Emilie.

Mais non, Maman, ce n’eſt pas ce que je voulais dire.

La Mere.

Quoi donc ?

Emilie.

Faut-il que la morale faſſe toujours des reproches ?

La Mere.

Non, elle peut nous avertir d’un danger avant que nous ayons fait la faute d’y tomber.

Emilie.

Alors, Maman, je l’aime.

La Mere.

Nous verrons ſi vous aimerez la morale de mon conte.

Emilie.

Eſt-ce une belle hiſtoire, votre conte ?

La Mere.

Vous allez en juger. Tout en nous promenant, je vous conterai l’avanture de deux petits meſſieurs, & vous me direz ce que vous penſez de leur conduite.

Emilie.

Oh oui, Maman, je vous le promets. Etaient-ils bien aimables, bien ſages ?

La Mere.

Vous le verrez. Prenons par ce ſentier ; le chemin eſt beau, & nous ne rencontrerons perſonne qui nous interrompe.

Emilie.

Eh bien, Maman ?

La Mere.

Eh bien, ma fille ! J’ai connu en province deux peres de famille d’une condition médiocre, mais honnête & aiſée. Ils avaient chacun un fils.

Emilie.

Maman, voilà un beau commencement.

La Mere.

Ma fille, j’en ſuis bien aiſe.

Emilie.

Ils avaient donc chacun un fils ?

La Mere.

Et ces deux jeunes gens étoient liés d’amitié à l’exemple de leurs parens… ou plutôt de connaiſſance : car comme chacun avait une grande idée de ſon propre mérite, ils n’avaient guere de confiance l’un pour l’autre.

Emilie.

Ah, ah !

La Mere.

Un jour il leur prend fantaiſie, à chacun de ſon côté, de quitter la maiſon paternelle, & ſans ſe communiquer leur deſſein, ils réſolurent, chacun par devers lui, de s’échaper & d’aller chercher fortune à Paris.

Emilie.

La maiſon paternelle, c’eſt la maiſon de ſon papa, n’eſt-ce pas, Maman ?

La Mere.

Oui.

Emilie.

Comment, ils voulaient s’en aller ſans permiſſion ? Mais cela était bien mal !… Et s’en aller tout ſeuls, tout ſeuls ? Ils étaient donc fous ? Qu’eſt-ce qu’ils voulaient devenir ?

La Mere.

Ce qui vous ſurprendra, c’eſt qu’ils avaient tous deux une raiſon bien forte pour reſter chez eux.

Emilie.

Quoi donc, Maman ?

La Mere.

L’un était ſourd ; l’autre, ſans être tout-à-fait aveugle, voyait à peine à ſe conduire.

Emilie.

Ah, les pauvres enfans !

La Mere.

Il eût été à propos de remédier à ces accidens avant que de ſe mettre en route : pour vivre dans le monde, on n’a pas trop de ſes deux yeux & de ſes deux oreilles.

Emilie.

Oh je crois que non. Je parie que ces deux petits meſſieurs ne valaient pas grand’choſe ; n’eſt-ce pas, Maman ?

La Mere.

Vous jugez bien vîte. Voudriez vous qu’on décidât de votre conduite & de votre caractere ſur une folie qui vous aurait paſſé un moment par la tête ?

Emilie.

Non, Maman.

La Mere.

Attendez donc que vous ſachiez leur hiſtoire, pour avoir une opinion ſur eux ; & ſi elle doit leur être défavorable, vous ferez encore très-bien de ſuppoſer que leurs torts ont pu être exagérés.

Emilie.

Pourquoi cela, Maman ?

La Mere.

Ne penſez-vous pas qu’on ne connaît jamais la ſituation des autres comme on connaît la ſienne ?

Emilie.

Je le crois, Maman.

La Mere.

Il faut donc juger leurs actions avec beaucoup de réſerve & d’indulgence, parce qu’on ne ſait pas tout ce qu’ils ont à dire pour leur excuſe.

Emilie.

Cela me paraît juſte.

La Mere.

Et ſur-tout réfléchir & examiner long-temps avant de condamner. Ne déſirez-vous pas qu’on en agiſſe ainſi à votre égard ?

Emilie.

Oui, ſûrement, Maman. Ainſi je ſuſpends mon jugement ; c’eſt le plus court.

La Mere.

Et le plus ſûr.

Emilie.

Eh bien, que firent-ils ?

La Mere.

Quoique leur infirmité, d’abord peu conſidérable, augmentât de jour en jour, elle ne put arrêter leur projet. La jeuneſſe eſt ardente, & ſouffre impatiemment les conſeils. Elle ne doute de rien. Son imagination lui répond de ſes ſuccès, & la raiſon eſt preſque toujours la derniere conſultée.

Emilie.

Voilà de la morale. Eſt-ce pour moi que vous dites cela, Maman ?

La Mere.

C’eſt mon conte qui dit cela pour les perſonnes qui aiment à conſulter leur raiſon, & qui trouveront qu’il dit vrai.

Emilie.

La raiſon eſt comme la conſcience peut-être ? Parle-t-elle auſſi ?

La Mere.

Réfléchir ſur les avis qu’on reçoit, & les ſuivre quand on les trouve bons, c’eſt écouter la raiſon. Mais ce n’était pas l’uſage de mon ſourd, qui au reſte s’appellait Mercourt.

Emilie.

Ah, j’avais bien envie de ſavoir ſon nom, & je ſuis bien aiſe de ne le pas connaître.

La Mere.

Que ferai-je, diſait-il, dans la maiſon de mon pere ? Puis-je eſpérer ici un ſort digne de moi ? Je ſuis grand, bien fait ; j’ai du mérite & de l’eſprit. Faut-il vivre ignoré, & ſous le prétexte que j’ai l’oreille un peu difficile, prétend-on me borner à une vie obſcure ? On me reproche ma ſurdité, pour me refuſer les éclairciſſemens que je demande, mais je ſaurai m’en paſſer ; je ne perdrai plus mon temps à queſtionner, & je ferai mon chemin par moi-même.

Emilie.

Il a bonne opinion de lui, ce Monſieur de Mercourt. Il ne veut plus perdre ſon temps à écouter !

La Mere.

J’en connais qui ne le diſent pas, mais qui font de même.

Emilie.

Qui donc, Maman ?

La Mere.

Mais, par exemple, ceux qui ne profitent pas des bons avis. C’eſt comme ſi l’on diſait qu’on ne veut pas perdre ſon temps à écouter.

Emilie.

J’eſpere que je ne connais perſonne dans ce cas.

La Mere.

Il arriverait à ces perſonnes de condamner dans les autres les mêmes fautes dont elles ſont coupables, ſans avoir l’air de le ſavoir.

Emilie.

J’entends bien, Maman.

La Mere.

Pour Mercourt, comme il n’entendait pas, il s’était perſuadé qu’on ne lui parlait jamais ; il ſe moquait des défauts de ſon camarade, & il ne voyait pas les ſiens. Si j’étais aveugle, diſait-il, je ne me plaindrais pas d’être négligé. Sans yeux on n’eſt bon à rien. Mon pauvre aveugle ne ſait guere que ce qu’il a appris de moi, & il ne peut ſe flatter d’en ſavoir jamais davantage. Son accident d’ailleurs ne peut ſe cacher, & l’on peut très-bien ignorer le mien. La nature m’en a dédomagé, par une pénétration d’eſprit peu commune. Je parie que la plupart de ceux que je fréquente ſont encore à s’appercevoir de ma prétendue ſurdité. Il y a une maniere de prendre part à tout, ſans y rien concevoir. Un ſourire, un ſigne de tête, un mot jeté à propos ſuivant l’air & le geſte de ceux qui parlent, tout cela m’a donné la réputation d’un homme qui entend très-finement.

Emilie.

Ah, il faiſait comme Monſieur Gobemouche ?

La Mere.

Préciſément. J’ai vu ſouvent, continuait-il, les gens les plus graves rire de mes bons mots ; & le ſeul reproche que j’aie eu à faire à mes oreilles, c’eſt de n’avoir pas toujours entendu l’éloge qu’on faiſait de moi.

Emilie.

Voilà un drôle de corps ! Je parie qu’il faiſait bien des quiproquo.

La Mere.

Eſt-ce que vous ſavez ce que c’eſt qu’un quiproquo ?

Emilie.

Oui, Maman, c’eſt un coq-à-l’âne.

La Mere.

Et qu’eſt-ce que c’eſt qu’un coq-à-l’âne ?

Emilie.

Mais c’eſt de dire une choſe qui n’eſt pas ce qu’on dit.

La Mere.

Vous trouvez cette définition apparemment bien claire ? Tâchez cependant de vous expliquer d’une maniere un peu plus préciſe ; vous ſavez que je ne comprens pas aiſément.

Emilie.

Ah, Maman, vous comprenez très-bien ce que je veux dire.

La Mere.

Mais quand cela ſerait, je n’en ſerais pas plus contente, Puiſqu’on ne parle que pour être entendu, il me ſemble qu’il faut s’accoutumer à parler avec clarté, netteté & préciſion. Je ne trouve aucune de ces qualités dans votre explication.

Emilie.

Mais, tenez, Maman, c’eſt quand vous dites une choſe, & que moi je me trompe & j’en entends une autre, & je réponds à ce que j’ai entendu.

La Mere.

Cela devient un peu plus clair. Voyons, peut-être un exemple me rendra votre idée plus ſenſible.

Emilie.

Eh bien, Maman, ſi vous diſiez, par exemple, ou une autre, en parlant de moi : Voilà une petite demoiſelle qui fera honneur à ſon éducation ; & puis il paſſerait une autre petite demoiſelle qui croirait que vous parlez d’elle, & qui dirait, en faiſant la révérence : Madame, vous avez bien de la bonté, elle ferait un quiproquo. N’eſt-ce pas cela, Maman ?

La Mere.

Ou ſi on l’avait dit d’elle, & que vous euſſiez fait la révérence, c’eſt vous qui auriez fait le quiproquo ou la mépriſe.

Emilie.

Ah oui ; mais je n’aurais pas fait la révérence.

La Mere.

Et pourquoi pas ?

Emilie.

Mais, Maman, c’eſt que je crois qu’il ne faut pas être ſi prompte à s’appliquer les éloges.

La Mere.

Vous avez raiſon. Il vaut mieux les mériter effectivement, que croire trop légérement les avoir mérités.

Emilie.

Et notre hiſtoire, Maman ?

La Mere.

A propos !… Tandis que Mercourt s’occupait de ſes projets, Sainville, c’était le nom de l’aveugle, tenait conſeil de ſon côté. La ſurdité de mon voiſin m’afflige, diſait-il, il ſera obligé de paſſer ſa vie chez ſon pere. Que faire dans le monde quand on n’entend point ?

Emilie.

Fort bien ! En voilà encore un qui voit le défaut de l’autre, & je parie qu’il ne voit pas le ſien.

La Mere.

Cela pourrait bien être. Pour moi, diſait-il, ſi j’ai la vue un peu faible, j’ai en revanche écouté de toutes mes oreilles. J’ai de la mémoire, j’ai acquis des connaiſſances. Mercourt eſt orgueilleux & opiniâtre ; je ſuis docile & me ſoumets ſans peine aux volontés des autres. Par là j’ai trouvé le ſecret de me ſervir de leurs yeux. Ils voient pour moi, & me diſpenſent du ſoin de me gouverner. Avec le ſecours de bons guides, je me tirerai toujours d’affaire : on peut compter ſur l’aſſiſtance des autres, quand on ſait s’y fier.

Emilie.

Hem !

La Mere.

Leur plan ainſi arrêté, ils ne tarderent pas à le mettre en exécution. Quittant ſans bruit la maiſon paternelle, ils prirent chacun une route différente ; l’aveugle muni d’un guide, & le ſourd ſe repoſant ſur ſon mérite.

Emilie.

Ah, voyons ce qu’ils vont devenir.

La Mere.

La premiere journée Sainville accuſa ſon guide d’avoir choiſi le chemin le plus long & le plus pénible ; mais étant arrivé le ſoir à la ville, où il devait prendre place dans un caroſſe public, il ſe reprocha le peu de confiance qu’il avait dans les hommes, & ſe ſut mauvais gré d’avoir mal penſé de ſon conducteur.

Comme ſes occupations pendant la route ſe réduiſaient à monter en caroſſe le matin & à en deſcendre le ſoir, il ſe confirma dans l’idée que dans un pays policé, il était fort aiſé de ſe paſſer de ſes yeux.

Emilie.

Qu’eſt-ce que c’eſt qu’un pays policé ?

La Mere.

C’eſt un pays où chacun vit en ſûreté, ſans crainte que ſon voiſin lui nuiſe & trouble l’ordre.

Emilie.

L’ordre de qui ?

La Mere.

L’ordre public, le bon ordre. On appelle ainſi la paix & la tranquillité qui réſulte des bonnes loix, & de la vigilance & des ſoins de ceux qui gouvernent.

Emilie.

Comment, eſt-ce que nous ſommes gouvernés ? Je ne m’en doutais pas.

La Mere.

C’eſt qu’à votre âge on ne s’occupe guere ni du mal dont on eſt préſervé, ni de la ſource d’où nous vient le bien. Cependant nous parlions l’autre jour du Roi & de ſes miniſtres.

Emilie.

Ah oui, vraiment… Mais il y a quelque choſe que je n’entends pas : Maman, dites-moi, je vous prie, quel rapport le Roi & ſes miniſtres ont-ils à ce que nous diſions tout à l’heure ?

La Mere.

Je vous le demande. A qui compariez-vous le Roi ?

Emilie.

Oui, oui, c’eſt le pere d’une grande famille.

La Mere.

Qu’eſt-ce que fait un pere de famille dans ſa maiſon ?

Emilie.

Il gouverne tout.

La Mere.

Et en gouvernant tout, il preſcrit à chacun ſes devoirs, il établit les regles de conduite, ce qui fait que l’ordre & la tranquillité ſont établis dans ſa maiſon.

Emilie.

C’eſt donc cela qui s’appelle policé ?

La Mere.

C’eſt ce qui s’appelle la police & le gouvernement ; & l’on dit qu’un état eſt bien ou mal gouverné, une ville bien ou mal policée, ſuivant que ſes loix ſont bonnes ou mauvaiſes, ou que les bonnes loix y ſont en vigueur ou négligées. Dans chaque ville il y a un magiſtrat, qui s’appelle en France Lieutenant de Police, & qui eſt chargé du ſoin de veiller à la ſûreté publique & à celle des particuliers, & par conſéquent de punir ceux qui cherchent à la troubler, comme les voleurs, par exemple.

Emilie.

J’entends toujours parler de voleurs. Quel mal font-ils ?

La Mere.

Ils s’emparent par force ou par adreſſe de ce qui ne leur appartient pas. Or comme le premier fondement de la ſociété exige que chacun jouiſſe en toute ſûreté & tranquillité de ce qui lui appartient, vous concevez que le vol eſt un des crimes les plus puniſſables, & qu’il doit être ſévérement réprimé par les loix.

Emilie.

Maman, & qu’eſt-ce que vous diſiez de Monſieur de Sainville ? Je ne m’en ſouviens plus.

La Mere.

Je diſais, qu’il croyait qu’on pouvait très-bien ſe paſſer de ſes yeux dans un pays bien policé.

Emilie.

Mais pourquoi cela ?

La Mere.

Parce que, diſait-il, ce ſerait une peine de plus que d’en avoir de bons. Il faudrait en faire uſage pour obliger ceux qui ont, comme moi, la vue faible, & qui ſont en cela bien plus heureux qu’on ne penſe, puiſqu’ils ſont débaraſſés de tous ces ſoins.

Emilie.

Il était donc bien pareſſeux ?

La Mere.

Avec ces réflexions il lui prit fantaiſie un jour de faire de l’exercice à pied. Pour rejoindre le caroſſe à l’endroit où l’on devait dîner, il s’était aſſuré d’un guide ; ſans ſouci du côté des accidens, il marchait gaiment, écoutait les propos de ſon conducteur qui ne déparla point. Il parla tant qu’à la fin la fatigue apprit à Sainville qu’ils avaient marché longtemps. Son guide n’avait jamais fait cette route, & ne ſavait au juſte où ils étaient ; mais appercevant quelques maiſons, il eſpéra d’y apprendre le chemin qu’il faudrait tenir.

Emilie.

Je prévois, Maman, que ce Sainville fera une triſte fin.

La Mere.

En ce cas, je vais vous abréger ſon hiſtoire. En arrivant dans le hameau, ils ſe trouverent détournés de la route de plus de quatre lieues. Heureuſement ils rencontrerent un bon vieillard, qui ne connaiſſant pas les torts de notre aveugle, & le croyant dans la néceſſité de voyager, le prit en pitié, le retint à dîner, le débaraſſa de ſon guide étourdi & ignorant, & lui donna ſon propre fils pour le conduire avant la nuit à la ville où la diligence devait s’arrêter.

Emilie.

Voilà un excellent homme !

La Mere.

Son fils qui avait reçu une bonne éducation, ne fut pas long-temps à s’appercevoir de la légéreté & de l’imprudence de Sainville. Il crut devoir lui donner quelques conſeils très-ſages, dont celui-ci fut d’abord ennuyé, regrétant beaucoup ſon premier conducteur qui, tout en l’égarant, lui avait fait des contes très-agréables. Cependant, ſe faiſant tout auſſi vîte à la maniere de ſon nouveau compagnon, il ne tarda pas à lui trouver l’eſprit profond, & à être enchanté de ſa morale.

Emilie.

Allons, il en profitera peut-être.

La Mere.

Vous allez voir. Ayant rejoint le caroſſe par les ſoins de cet excellent jeune homme, vous croyez peut-être qu’il fut dégoûté pour longtemps de la promenade à pied ? Point du tout. La compagnie du caroſſe lui paraiſſant aſſez mauſſade & peut-être avec raiſon ; il n’eſt pas ſi fâcheux, dit-il, de s’expoſer à quelques avantures ; cela rompt l’uniformité de la vie, & à la fin du jour on retrouve toujours ſa place dans la diligence. Ainſi le ſurlendemain il ſe remit de nouveau à marcher, & choiſit un troiſieme guide avec la prudence accoutumée. Celui-ci gagna encore plus promptement ſes bonnes graces, parce qu’il lui marqua un très-grand intérêt, qu’il s’informa de tous ſes moyens, de tous ſes deſſeins dans le plus grand détail ; il voulut enfin ſavoir combien il avait amaſſé d’argent pour ſon voyage.

Emilie.

Je trouve ce Monſieur de Sainville bien plus heureux que ſage avec ſes guides.

La Mere.

Cette route eſt peu ſûre, lui dit-il, la diligence y a été attaquée plus d’une fois par des voleurs ; vous êtes bien imprudent de garder votre argent. Si nous avons quelque fâcheuſe rencontre, vous êtes ſans défenſe ; mais n’ayant rien ſur vous, il ne peut vous arriver aucun malheur ; & avant qu’on s’en apperçoive, je ſerai déja bien loin & j’aurai ſauvé votre argent : après quoi je demanderai main-forte au premier endroit pour vous délivrer, ou plutôt vous le ſerez déja ; car un voleur ne perd pas ſon temps avec celui qui n’a rien, & je n’aurai que la peine de vous aller reprendre. Sainville ne put ſe défendre d’un mouvement d’admiration de cette prévoyance. Eſt-il poſſible, s’écria-t-il, que mes guides n’aient pas été frapés d’un danger ſi évident, & qu’ils m’aient expoſé par leur imprudence, à perdre tout ce que j’ai ! Si je conſerve ma bourſe, ce n’eſt pas à eux que j’en aurai l’obligation. Il ſe hâta de la mettre en ſûreté entre les mains de ſon ami du jour, en lui confiant qu’il avait encore une lettre de change couſue par précaution dans la doublure de ſa veſte

Emilie.

Il commence à devenir plus ſage. Allons, il vaut mieux tard que jamais.

La Mere.

Le guide loua ſa prudence, & l’avertit un moment après qu’il y avait devant eux un ruiſſeau aſſez large. Il faut nous déshabiller, dit-il ; je paſſerai d’abord vos habits, & puis je reviendrai vous tranſporter auſſi de l’autre côté. Sainville approuvant ce plan, ſe déshabilla ſans balancer, & dans l’inſtant il ſe ſentit ſaiſi par le corps & plongé dans une riviere aſſez profonde. La frayeur & le danger lui ôterent l’uſage des ſens, il ne revint à lui que long-temps après. C’était dans une cabane de pêcheurs, auxquels il devait la vie & tous les ſecours qui la lui avaient conſervée.

Emilie.

Ah, Maman, je ne m’attendais pas à cette trahiſon. Ce pauvre garçon ! Il fait pitié.

La Mere.

Aſſez long-temps malade, il eut tout le loiſir de faire des réflexions ſur la méchanceté des gens qui voient clair. Ces réflexions le dégoûterent des voyages, & après avoir recouvré ſes forces, il ſollicita & obtint le pardon de ſa fuite, dont ſon pere le trouva ſuffiſament puni. De retour dans la maiſon paternelle, il reſta toute ſa vie convaincu de trois vérités : la premiere, que le choix d’un conducteur eſt une choſe très-difficile, mais en même temps très-eſſentielle pour un aveugle. La ſeconde, que quand on ne peut s’en paſſer, il vaut mieux reſter chez ſoi. La troiſieme, que quand on a trouvé un bon guide, il ne faut jamais s’en ſéparer.

Emilie.

Ah, j’entends bien, Maman, c’eſt la morale de votre conte. Heureuſement vous ſavez que je n’aime pas à voyager, & je vous promets que je n’irai pas voyager toute ſeule, quoique j’aie deux bons yeux.

La Mere.

Mais vous voyagez peut-être ſans remuer de votre chaiſe.

Emilie.

Comment cela, Maman ?

La Mere.

La vie ne vous paraît-elle pas un voyage ? Vous partez d’un point, c’eſt le moment de votre naiſſance ; vous avancez tous les jours, à toute heure, à chaque inſtant vers un autre point ; celui où vous ceſſerez de vivre. Vous voyez que vous n’êtes pas deux minutes au même point, & que vous ne ceſſez de voyager, quoique vous ne changiez pas de place.

Emilie.

Ah, Maman, c’eſt vrai. Imaginez que je n’avais jamais penſé à cela.

La Mere.

Et croyez-vous, ma chere amie, qu’en commençant un voyage ſi important, on puiſſe ſe paſſer d’un guide éclairé & ſûr ? Eſt-il bien certain que vous ayez deux bons yeux ?

Emilie.

Vous voulez dire, Maman, qu’on a beſoin de bons conſeils ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

A quoi penſez-vous que ſervent les conſeils ?

Emilie.

Mais à ſe bien conduire, à éviter les fautes, & puis auſſi à apprendre ce que l’on ne ſait pas.

La Mere.

Vous ſentez que les perſonnes qui ont déja fait une partie du chemin, ſont plus inſtruites que celles qui ne font que commencer leur carriere. Elles ont acquis de l’expérience, ainſi elles peuvent être utiles à la jeuneſſe qui ne peut en avoir ; & lorſque cette expérience eſt réunie à un eſprit pénétrant & réfléchi, on eſt bien heureux de la rencontrer & d’en profiter.

Emilie.

Oui, c’eſt bien commode.

La Mere.

Commode ? Pas tant que vous croyez.

Emilie.

Mais pardonnez-moi. On entend un bon conſeil & on le ſuit ; voilà tout.

La Mere.

Et comment ſait-on qu’il eſt bon ?

Emilie.

Mais cela ſe voit, je penſe.

La Mere.

Chaque conſeil porte peut-être ſon écriteau avec ces mots : Je ſuis bon, ou bien : Je ſuis mauvais.

Emilie.

Maman, vous voulez vous moquer de moi.

La Mere.

Je ne prends pas cette liberté ; mais j’ai ſouvent oui dire que ce n’était pas une petite ſcience que de ſavoir diſtinguer un bon conſeil d’un mauvais ; qu’il fallait s’être accoutumé à examiner, à réfléchir ; ce n’eſt donc pas préciſément une affaire de pareſſe ou de commodité que de ſuivre par choix un bon conſeil. Or vous avez vu qu’il eſt de la derniere importance de ne s’y pas tromper. Sainville reçoit de ſon jeune conducteur de très-bons conſeils : il les approuve ſans réflexion, & par conſéquent les oublie tout auſſitôt. Un moment après il reçoit un conſeil très-pernicieux qui lui paraît excellent & à Emilie auſſi ; il le ſuit, & en eſt la victime.

Emilie.

Maman, promettez-moi de me dire une choſe.

La Mere.

Quoi ?

Emilie.

Avez-vous changé la fin de votre hiſtoire pour m’atraper, ou bien eſt-elle véritablement arrivée comme cela ?

La Mere.

Comment, vous me ſoupçonnez de falſifier l’hiſtoire ?

Emilie.

Oui, pour me faire niche.

La Mere.

Quoi, j’aurais preſque noyé & fait périr ce pauvre Sainville, pour vous faire une niche, & cela parce qu’il eſt aveugle & étourdi !

Emilie.

Enfin le voilà corrigé & bien corrigé.

La Mere.

C’eſt ce que les fautes ont de bon ; elles corrigent bien mieux & pour bien plus long-temps que les conſeils.

Emilie.

Oui, cela donne de l’expérience ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Demandez à Sainville : perſonne au monde n’eût réuſſi à le faire voyager une ſeconde fois.

Emilie.

Et Mercourt, Maman, qu’eſt-ce que vous en voulez faire ?

La Mere.

A propos ! Vraiment je ne ſais plus où nous l’avons laiſſé. Il faut pourtant, avant de rentrer de notre promenade, tâcher qu’il ne reſte pas ſur le grand chemin.

Emilie.

Ah, s’il y eſt, c’eſt qu’il l’a bien voulu.

La Mere.

Il voyageait à cheval celui-là. La premiere journée ſe paſſa fort heureuſement. Le ſoir, arrivé dans un bourg, il deſcend à l’hotélerie pour y paſſer la nuit. Les gens de l’auberge lui demandent ſes ordres : point de réponſe ; Mercourt n’aimait pas les queſtions.

Emilie.

Je le crois bien ; il était ſourd, & ne les entendait pas.

La Mere.

Pour les éviter, il ſoupa vite, & congédia ſon monde. Seul, il fit, comme de coutume, ſes châteaux en Eſpagne. Cela le mena tard. Quand il voulut ſe coucher, il s’aperçut qu’il n’avait pas ſes hardes.

Emilie.

Et pourquoi faire, dès qu’il allait ſe coucher ?

La Mere.

Il lui fallait au moins ſon bonet de nuit.

Emilie.

Où était-il donc ?

La Mere.

Dans ſon porte-manteau.

Emilie.

Et ſon porte-manteau ?

La Mere.

Etait reſté ſur le dos de ſon cheval.

Emilie.

Ah, la pauvre bête !

La Mere.

Tout le monde était couché ; il fallut deſcendre & chercher ce qui lui était néceſſaire. Le vent lui ſouffla d’abord ſa lumiere. Dans l’obſcurité il ſe heurta plus d’une fois, & fit du bruit qui éveilla les valets. On cria : Qui va là ? Point de réponſe.

Emilie.

Ah, je ſais bien.

La Mere.

Les gens croyant avoir à faire à un voleur, agirent en conſéquence, fraperent de droite & de gauche. Mercourt meurtri de coups, démêla, non ſans difficulté, les cauſes d’un traitement ſi étrange.

Emilie.

Comment, ils le batirent ?

La Mere.

Ils prirent cette liberté.

Emilie.

Mais, c’eſt fort mal.

La Mere.

Vous croyez que les valets d’une hotélerie bien fâmée laiſſeront toucher la nuit aux effets d’un étranger qu’ils ſuppoſent bien endormi dans ſa chambre ? Ils dirent : Voilà un voleur, & le batirent comme il faut.

Emilie.

Et quand ils le reconnurent, ils furent ſûrement bien fâchés ?

La Mere.

Peut-être ; mais l’homme était batu, & tout en lui faiſant des excuſes, on ſe moquait de ſon aventure.

Emilie.

Et qu’eſt-ce que fit Mercourt ?

La Mere.

Il ſe remit le lendemain en route d’aſſez mauvaiſe humeur, jugeant que les valets d’auberge étaient des gens groſſiers & ſans éducation.

Emilie.

Et les ſourds ?

La Mere.

Des gens très-aviſés & pleins de pénétration.

Emilie.

Je parie qu’il lui arrivera encore quelque malheur.

La Mere.

Le hazard ne le ſervit pas mal pendant quelques jours. Il ne fit que peu d’étourderies ; queſtionait beaucoup, devinait aſſez juſte, & ſe perſuada plus d’une fois qu’il entendait comme un autre. Mais ce bonheur dura peu. Le quatrieme jour de ſon voyage, les habitans d’un hameau écarté l’avertirent qu’il avait quité la bonne route, & lui conſeillerent de la regagner promptement, pour échaper aux brigands dont leur canton était inveſti. Mercourt prenant à ſon ordinaire cet avis pour un compliment, & s’applaudiſſant de ſon talent de deviner, remercia beaucoup ces bonnes gens, qui de leur côté crurent qu’il les avait bien compris.

Emilie.

O le drôle de corps ! il prend un conſeil pour un compliment !… Maman, je ſuis laſſe ; voulez-vous que nous nous aſſeyions ?

La Mere.

Volontiers. Je ſuis auſſi fatiguée de mon ſourd, & je vais m’en débaraſſer. Il s’enfonça dans un bois, & ſe vit bientôt attaqué. Il n’eſt point de ſourd qui n’entende le langage des voleurs.

Emilie.

Comment eſt-ce qu’ils parlent donc ?

La Mere.

Ils ne parlent pas beaucoup ; ils fouillent dans les poches ſans cérémonie. Mercourt fut dépouillé. Cette aventure l’affligea, & lui fit faire les premieres réflexions ſenſées : elles étaient triſtes. Le cheval était parti avec les voleurs & la bourſe, il fallut cheminer à pied & ſans argent.

Emilie.

On ne va pas loin.

La Mere.

Il arriva cependant à Paris, exténué à la vérité de faim & de fatigue.

Emilie.

Qu’y fera-t-il, le pauvre homme ?

La Mere.

Il n’y ſera pas long-temps. Arrivé je ne ſais comment ſur le Pont-neuf, il s’y arrêta, triſtement appuyé ſur un gros bâton qu’il avait ramaſſé dans le bois après ſa méſaventure. Voilà donc, dit-il, ce Paris fameux ? Ah, je ne comptais pas y faire une ſi pauvre figure ! Comme il était de bonne mine, grand & bien fait, il fut remarqué par un autre homme de bonne mine, qui s’approcha & lia converſation avec lui. Mercourt lui conta ſon malheur. L’inconnu le conſole. Suivez-moi, ajoute-t-il ; il ne ſera pas dit qu’un honnête homme reſte dans la peine, quand il a fait connaiſſance avec moi.

Emilie.

Maman, il y a pourtant de braves gens dans ce monde.

La Mere.

Celui-ci recommanda à Mercourt d’être de bonne humeur, le mena à ſon auberge, lui donna à ſouper, dont il avait bon beſoin, le fit boire à la ſanté du Roi, lui fit donner la ſignature de ſon nom pour pouvoir le ſervir dans l’occaſion, lui prêta même dix écus, parce qu’à Paris on ne pouvait pas reſter ſans argent : & voilà mon ſourd engagé au ſervice du Roi.

Emilie.

Comment engagé ?

La Mere.

Engagé comme ſoldat. Cet inconnu était un de ces racoleurs, qui font à Paris des recrues pour les régimens, par ruſe & par ſurpriſe.

Emilie.

Mais c’eſt fort mal. Maman, eſt ce qu’il y a des gens comme cela ?

La Mere.

On le dit. Me voilà au dénoûment. Le lendemain on fait partir Mercourt pour le régiment avec d’autres recrues. Arrivé au régiment, on lui apprend l’exercice. Il fait le ſourd.

Emilie.

Mais, Maman, il l’était.

La Mere.

Perſonne ne voulut le croire. On avait depuis peu trouvé un remede pour apprendre l’exercice plus vîte.

Emilie.

Quel était-il ?

La Mere.

C’étaient des coups de bâton.

Emilie.

Voilà un vilain remede !

La Mere.

On ne l’adminiſtrait qu’à ceux qui faiſaient les ſourds. Il fit faire à Mercourt beaucoup de progrès en peu de temps. Il était déja très-habile, lorſque ſon capitaine qui avait été en ſemeſtre arriva au régiment.

Emilie.

Comment en ſemeſtre ?

La Mere.

Un ſemeſtre eſt la moitié d’une année, c’eſt-à-dire, ſix mois. Cet officier avait eu un congé de ſix mois, qu’on accorde en temps de paix tour à tour aux officiers, pour aller chez eux vaquer à leurs affaires. Le ſergent fut empreſſé de montrer à ſon capitaine cette belle recrue, qui n’avait d’autre malice que de faire le ſourd.

Emilie.

Et l’uniforme lui allait-il bien ?

La Mere.

Très-bien. Mais à peine le capitaine l’aperçoit-il, qu’il s’écrie : Quoi, malheureux, c’eſt vous ?

Emilie.

Comment donc ?

La Mere.

C’eſt que cet officier était ſon compatriote & l’ami de ſon pere. Il avait paſſé ſon ſemeſtre dans ſa ville, & avait été témoin du chagrin que ce bon pere reſſentait de la fuite de ſon fils. Il s’empreſſa de rendre ce fils à ſon ami affligé ; & après avoir appris le précis de ſes aventures, il félicita ſon ami de retrouver un fils que ſon voyage avait ſûrement rendu meilleur & plus ſage.

Emilie.

Oui, il avait appris l’exercice. Mais, Maman, voilà encore un dénoûment auquel je ne m’attendais pas.

La Mere.

Et comment trouvez-vous mon hiſtoire ?

Emilie.

Votre double hiſtoire ? Elle eſt belle, Maman, il y a de la morale, & je crois beaucoup de réflexions à faire ; mais je la trouve triſte, & il me ſemble que je ne m’en ſouviendrai pas avec plaiſir.

La Mere.

Vous avez raiſon. Il eſt affligeant de conſidérer la nature humaine du côté de ſes imperfections & des malheurs qui en réſultent ; c’eſt un ſpectacle qui atriſte. Il eſt bien plus beau & plus conſolant d’écouter le récit des belles actions, des actions grandes & fortes. Cela éleve l’ame, & nous rend notre exiſtence chere.

Emilie.

Et où eſt-ce qu’on trouve ce récit ?

La Mere.

Dans l’hiſtoire.

Emilie.

Dans l’hiſtoire ! L’autre jour M. de Sinclair vous diſait que l’hiſtoire était dégoûtante à force de crimes ; c’étaient ſes propres paroles, je m’en ſouviens.

La Mere.

L’hiſtoire eſt le miroir fidele de tout ce qui s’eſt fait de bien & de mal dans ce monde. Il n’y a qu’à tirer le rideau ſur le mal, & ne rechercher que ce qui eſt beau, noble, grand, ſatisfaiſant ; c’eſt une ſource ſûre de plaiſir.

Emilie.

Et quand eſt-ce que nous le rechercherons ?

La Mere.

Tout vient à point à qui ſait attendre. Quand votre corps ſera bien fortifié, nous travaillerons à fortifier l’ame.

Emilie.

Allons donc, fortifions.

La Mere.

Emilie, ſi vous êtes repoſée, nous nous en retournerons.

Emilie.

Et je vous promets, Maman, de ſouper de bon appétit.

La Mere.

Voici notre chemin.

Emilie.

Ah, Maman, voyez-vous ces enfans comme ils courent ?

La Mere.

Ah, ce ſont, je crois, les enfans de notre bon voiſin, le pere Noël. Courez après eux, mais doucement, légérement, comme le vent qui vous paſſe derriere l’oreille. Si vous les atrapez avant qu’ils s’en aperçoivent, je vous donne pour récompenſe le petit mouton du pere Noël que vous me tourmentez toujours de vous acheter.

Emilie.

Ah, Placide, mon ami, je t’aurai enfin !