Humblot (1p. 218-254).

HUITIEME
CONVERSATION.


Emilie.

Maman, ſavez-vous que le petit Dupleſſis eſt mort ?

La Mere.

Oui, je le ſais.

Emilie.

C’eſt donc pour cela que ſa mere eſt venue ce matin ?

La Mere.

Oui. Et ſavez-vous la cauſe de la mort de ſon fils ?

Emilie.

Non, Maman.

La Mere.

Il eſt mort pour s’être obſtiné à cacher à ſa mere une faute qu’il avait faite.

Emilie.

Comment donc cela, Maman ?

La Mere.

Il y a environ cinq ou ſix ſemaines que cette pauvre femme, ayant à ſortir, avait enfermé cet enfant dans ſa chambre ſuivant ſon uſage.

Emilie.

Voilà un uſage que je n’approuve pas.

La Mere.

Ni moi non plus ; mais les pauvres gens y ſont bien forcés quand leurs affaires l’exigent. La mere du petit Dupleſſis lui avait défendu de monter ſur les chaiſes. Dès qu’il fut ſeul, il monta ſur un fauteuil, & de là ſur la commode, pour prendre un pot de confitures qu’il avait vu mettre ſur une planche. Il en mangea tant qu’il put : en deſcendant il tomba ſur la tête, & ſe fit grand mal ; mais il n’en voulut rien dire, de peur d’être grondé. Quelque temps après il lui prit de grands maux de tête & de la fievre. On le queſtionna beaucoup, pour ſavoir s’il n’avait pas fait de chute. N’en prévoyant pas la conſéquence, il ſoutint toujours qu’il ne lui était rien arrivé : enfin deux jours avant ſa mort il avoua tout, mais trop tard ; le dépôt était formé dans la tête, & le mal ſans remede.

Emilie.

Et s’il l’avait dit tout de ſuite ?

La Mere.

On l’aurait ſauvé ſans doute.

Emilie.

Et comment aurait-on fait ?

La Mere.

Une ſaignée immédiatement après la chute prévient le danger.

Emilie.

Voilà une triſte avanture !

La Mere.

Vous voyez qu’une faute cachée n’en eſt pas moins une faute, & pour être ignorée, n’en a pas moins ſes effets dont un enfant ne peut pas prévoir les conſéquences ſouvent funeſtes.

Emilie.

Ah, je le vois de reſte, Maman ; cela parle de ſoi-même, & d’une maniere aſſez frapante. Il eſt bon d’avoir cette amie… vous ſavez bien ?… à laquelle on puiſſe confier toutes ſes ſotiſes ſans ſcrupule.

La Mere.

Et qui juge pour nous des ſuites qu’elles peuvent avoir, & qu’il eſt important de nous faire connaître.

Emilie.

Afin de nous préſerver de notre perte ; n’eſt-ce pas ? Mais, Maman, puiſque cet enfant était ſi méchant, pourquoi ſa mere eſt-elle ſi affligée ?

La Mere.

C’eſt que la nature eſt plus forte que la raiſon ; c’eſt que la tendreſſe maternelle eſt le plus indomptable de tous les ſentimens ; c’eſt qu’une mere eſpere toujours que ſon enfant ſe corrigera, tant par les avis qu’il reçoit, que par ſa propre expérience.

Emilie.

Maman, voulez-vous bien me dire ce que c’eſt que l’expérience ?

La Mere.

Ce ſont les connaiſſances que nous acquérons par le ſouvenir de ce qui nous eſt arrivé. Par exemple, votre expérience vous a déja appris qu’il ne faut pas grimper ſur les échelles luiſantes, & qu’on eſt malheureux quand on ne fait pas le ſacrifice de ſes fantaiſies à ſes devoirs.

Emilie.

Bon, voilà encore un mot que je n’entends pas, Qu’eſt-ce que c’eſt qu’un ſacrifice ?

La Mere.

Vous faites donc des ſacrifices, comme le Bourgeois Gentilhomme de la proſe, ſans le ſavoir ? Des ſacrifices on en fait pour ſoi & pour les autres. Ceux que l’on fait pour ſoi conſiſtent à renoncer à un avantage préſent & ſouvent imaginaire, dont on s’eſt exagéré le prix, pour s’en procurer un autre plus éloigné, mais plus grand, plus ſûr & plus durable.

Emilie.

Comment cela, Maman ?

La Mere.

Quand vous quittez vos jeux pour aller travailler de grand cœur, vous faites le ſacrifice d’un plaiſir préſent, pour vous en procurer un plus grand, plus éloigné, mais plus réel & plus ſolide.

Emilie.

Lequel donc ?

La Mere.

Celui de pouvoir aſpirer un jour à être comptée parmi les perſonnes de votre ſexe les plus eſtimées & les plus aimables peut-être.

Emilie.

Ah, je comprends cela fort bien à préſent, & cela vaut bien la peine.

La Mere.

Cela s’appelle ſacrifier ſon plaiſir à ſon devoir ; & vous voyez que c’eſt un bon calcul, car le profit eſt au bout.

Emilie.

Mais, Maman, je ſerai donc un jour aimable peut-être ?

La Mere.

Peut-être, ſi vous continuez à cultiver votre eſprit & les talens que la nature peut vous avoir donnés. Car je n’ai jamais oui dire qu’on devînt aimable à force de pareſſe & d’inapplication.

Emilie.

Ni moi non plus. Et les ſacrifices que l’on fait aux autres ?

La Mere.

Conſiſtent à renoncer à un plaiſir ou à un avantage perſonnel pour leur en procurer. C’eſt ce qu’on appelle la bonté. Quelquefois même on conſent à ſon propre domage, on s’attire volontairement des peines pour en épargner aux autres, ou pour leur procurer un très-grand bien ; & cela s’appelle ou de la généroſité, ou même de l’héroïſme, ſuivant que l’objet du ſacrifice eſt plus ou moins grand.

Emilie.

Et le profit eſt-il auſſi au bout ?

La Mere.

Sans doute, puiſque la conſcience avec laquelle, comme vous ſavez, il nous importe ſi fort d’être bien, nous inſpire alors un grand fond d’eſtime pour nous-mêmes.

Emilie.
Elle nous le dit tout bas ?
La Mere.

Et elle ajoute que les autres ont raiſon de faire cas de nous, Et cette certitude d’avoir ſatisfait à l’élévation de notre ame & à la dignité de notre nature eſt une ſource de jouiſſances délicieuſes.

Emilie.

Maman, me permettez-vous de vous demander une choſe ?

La Mere.

Dites.

Emilie.

Pourquoi avez-vous fait entrer la femme de Dupleſſis dans votre cabinet ?

La Mere.

Que trouvez-vous de ſingulier à cela ?

Emilie.

Mais vous l’avez fait aſſeoir.

La Mere.

Eh bien ?

Emilie.

Mais vous lui avez donné votre main. Elle s’eſt miſe à pleurer ; les larmes vous ſont venues aux yeux, & vous l’avez appellée mon enfant.

La Mere.

Que concluez-vous de tout cela ?

Emilie.

Je crois qu’elle était bien affligée, & que vous vouliez la conſoler.

La Mere.

Cela eſt vrai.

Emilie.

Mais je croyais qu’il ne fallait pas cauſer avec les domeſtiques.

La Mere.

Et pourquoi ne faut-il pas cauſer avec eux ?

Emilie.

C’eſt qu’il n’y a pas grand profit à tirer de leur converſation.

La Mere.

Mais lorſqu’il s’agit de leur bien, lorſqu’il s’agit de les conſoler dans leurs peines ?

Emilie.

Ah, cela change la theſe.

La Mere.

Emilie n’a pas beſoin de cauſer avec eux ; car comme ils n’ont pas eu les moyens d’être bien élevés, que pourrait-elle apprendre dans leur commerce ? Et moi, j’ai grand beſoin de cauſer avec eux, ſur-tout quand ils ſont affligés. Qui peut mieux les conſoler que moi ? Qui connaît mieux leur ſituation ? Rien ne rapproche les conditions comme le malheur. Demain je peux perdre mon enfant, & être plus malheureuſe que la femme de Dupleſſis ; & alors cette bonne femme ſerait vraiſemblablement beaucoup plus affligée que je ne le ſuis de la perte de ſon fils.

Emilie.

Et pourquoi cela, Maman ?

La Mere.

Parce que les bons domeſtiques s’attachent plus à leur maître, qu’un bon maître ne peut s’attacher à eux. Nous avons trop d’objets d’attachement ſupérieurs à eux ; ils n’en ont pas d’autre que nous. Voilà pourquoi un bon domeſtique mérite beaucoup d’eſtime.

Emilie.

Je conçois cela.

La Mere.

Son devoir eſt de nous ſervir, d’être ſoumis à nos ordres, exact & fidele ; le nôtre, de le bien payer, de le traiter avec douceur & juſtice. Mais s’il nous donne journellement des preuves de zele, s’il nous ſert avec affection & attachement, n’eſt-il pas bien juſte que nous nous chargions de ſon bonheur autant qu’il dépend de nous ?

Emilie.

Cela eſt vrai. Mais comment faire, puiſqu’on ne peut jouer avec eux ?

La Mere.

Ce n’eſt pas ce bonheur qu’ils attendent de nous. Ils n’ont beſoin ni de jouer avec nous, ni d’être aſſis à côté de nous. Mais puiſqu’ils nous ſervent bien, ils ont le droit d’être bien payés. Puiſque leur état nous eſt néceſſaire & qu’il les rapproche de la ſervitude, nous ne devons pas exiger d’eux au-delà de ce qu’ils peuvent faire. Puiſque nous diſpoſons d’eux entiérement en temps de ſanté, nous devons les ſoigner dans leurs maladies. Puiſqu’ils ſont hommes comme nous, nous devons les conſoler quand ils ont de la peine. Puiſqu’enfin nous leur ſommes ſupérieurs en tout, notre conduite doit être pour eux une leçon continuelle de juſtice, d’ordre, de probité. Nous leur manquons, lorſque nous leur permettons de s’écarter de leur devoir. Notre exemple doit les tenir dans le reſpect. En un mot, nous devons nous conduire avec eux comme un pere juſte & bon ſe conduit avec ſes enfans.

Emilie.

Vous êtes donc ainſi le pere de toute la maiſon ?

La Mere.

Votre pere & moi, nous ſommes les chefs de la maiſon ; je ſuis votre mere, & j’en tiens lieu à tous ceux qui ſont ſous mes ordres.

Emilie.

Voilà pourquoi tout le monde vous obéit ?

La Mere.

Chaque maiſon compoſe une famille plus ou moins grande ; chaque famille a un chef qui la gouverne & la protege ; à qui l’on eſt convenu de s’en rapporter, qui veille aux intérêts de chacun, & à qui chacun eſt ſoumis.

Emilie.

Et moi, Maman, qu’eſt-ce que je ſuis ?

La Mere.

Vous êtes un des membres de la famille.

Emilie.

Comment un des membres ? Je ſuis un membre, moi ?

La Mere.

C’eſt une façon de parler. Comme on déſigne celui qui eſt le premier de la famille & qui la gouverne, par le chef qui veut dire tête, on continue la comparaiſon, & l’on appelle membres les autres perſonnes qui compoſent la famille.

Emilie.

Les domeſtiques ſont donc auſſi des membres ?

La Mere.

Sans doute, chacun dans ſa ſphere & dans la place qui lui eſt échue. Enſuite, comme hommes, nous ſommes tous à côté les uns des autres, c’eſt-à-dire, que toute créature humaine mérite notre bienveillance.

Emilie.

Que veut dire bienveillance ?

La Mere.

Le mot vous l’explique : Bien vouloir, vouloir du bien.

Emilie.

Ah, c’eſt vrai ! Eh bien, Maman, il faut donc vouloir du bien à tout le monde ?

La Mere.

Il me le ſemble, ſur-tout ſi vous déſirez que tout le monde vous veuille auſſi du bien. Mais comme il y a différens états, différentes claſſes dans la ſociété, que chaque claſſe vit entre elle dans l’égalité ; lorſque nous avons à faire aux hommes d’une autre claſſe que la nôtre, nous nous conduiſons avec eux ſuivant leur rang. S’ils ſont d’une claſſe au deſſus de la nôtre, nous leur devons de la déférence, du reſpect ; s’ils ſont au deſſous, nous leur marquons de la politeſſe, des égards, de la bonté.

Emilie.

Les claſſes, c’eſt comme au couvent ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Pourquoi pas ? Cela en peut du moins donner une idée. Au couvent c’eſt l’âge qui ſépare les différentes claſſes ; il y a les grandes penſionaires, il y a les petites, il y a la claſſe des novices ; & vous ſavez que l’âge met une grande différence dans les égards qu’on ſe doit. Dans le monde il y a auſſi différentes claſſes, & c’eſt la naiſſance & l’importance des fonctions qui décident du rang que chaque claſſe tient dans la ſociété. Il y a la claſſe des gens de la cour, celle des militaires, celle de la magiſtrature, celle du commerce ; & l’on range dans la même claſſe les perſonnes de la même profeſſion. Par exemple, la profeſſion des armes eſt réſervée à la nobleſſe.

Emilie.

Tous les militaires ſont donc de la même claſſe que mon papa ?

La Mere.

Oui, quoique dans le ſervice militaire il y ait différens grades & diverſes décorations.

Emilie.

Qu’eſt-ce que c’eſt que des décorations ?

La Mere.

Des diſtinctions extérieures, le droit de porter les ordres du Roi, le cordon bleu, le cordon rouge, &c.

Emilie.

A propos, Maman, qu’eſt-ce que c’eſt que le Roi ? Il y a long-temps que je veux vous le demander.

La Mere.

C’eſt le chef d’une grande famille.

Emilie.

Ah, ah ! Voilà pourquoi tout le monde eſt obligé de lui obéir ? Eſt-ce que nous ſommes de ſa famille ? Tout le monde eſt-il de ſa famille ?

La Mere.

Nous ſommes une des familles qu’il gouverne.

Emilie.

Bon ! Il eſt donc le chef de toutes les familles ?

La Mere.

Les habitans d’une ville ou d’un village ſont partagés par familles ; un pays eſt compoſé de beaucoup de villes & de villages ; un royaume eſt compoſé de pluſieurs pays ou provinces ; & le Roi eſt le chef de tout ſon royaume.

Emilie.

Quoi, de toutes les familles ?

La Mere.

Oui.

Emilie.

Il a donc bien des affaires ?

La Mere.

Il en a tant qu’il ne peut pas les faire ſeul.

Emilie.

Et comment fait-il ?

La Mere.

Il choiſit des perſonnes qu’il juge dignes de ſa confiance, & qui gouvernent ſon royaume ſous ſes ordres ; & l’on eſt obligé de leur obéir, lorſqu’ils parlent au nom du Roi.

Emilie.

Tenez, c’eſt comme votre maître d’hôtel à qui vous dites le matin tout ce que vous voulez qu’on faſſe dans la maiſon.

La Mere.

Préciſément. La comparaiſon n’eſt pas des plus nobles, mais n’importe.

Emilie.

Et ceux qui gouvernent pour le Roi, les appelle-t-on auſſi des maîtres d’hôtel ?

La Mere.

Non, à moins qu’ils ne gouvernent ſa table ; mais ce ſont des miniſtres, des gouverneurs, des commandans, des intendans, qui gouvernent les affaires de ſon royaume. Ils ont différens titres ſuivant leurs diverſes fonctions.

Emilie.

Mais eſt-ce que tout ſon royaume eſt obligé de venir tous les matins ſavoir de ſes nouvelles, comme je viens ſavoir des vôtres ?

La Mere.

Avec un peu de réflexion vous verriez que cela eſt impoſſible.

Emilie.

Auſſi, Maman, je badine.

La Mere.

Tous ſes ſujets ne peuvent être admis à cet honneur, & n’en ont pas beſoin. Le droit de lui faire la cour eſt réſervé aux Princes de ſon ſang, c’eſt-à-dire, à ſes parens ; à ſes miniſtres, aux premieres dignités & à la nobleſſe de ſon royaume.

Emilie.

On lui doit donc bien du reſpect ?

La Mere.

Autant que vous m’en devez, & par la même raiſon.

Emilie.

Et Monſieur le Dauphin, c’eſt ſon fils ?

La Mere.

Dauphin eſt le titre qu’on donne à l’héritier du trône de France, c’eſt-à-dire, à celui qui en ligne directe doit être Roi après celui qui regne.

Emilie.

C’eſt beau d’être Roi ?

La Mere.

Et ſur-tout de mériter le titre de bon Roi.

Emilie.

Et pourquoi cela eſt-il ſi beau ?

La Mere.

Parce qu’un bon Roi eſt le pere de ſon peuple, qu’il eſt ſouverainement, juſte, qu’il fait la gloire de ſa nation, & que le bien public, c’eſt-à-dire, de tous les ordres de citoyens eſt ſon ouvrage, comme le bonheur d’une famille eſt l’ouvrage & l’occupation d’un bon pere.

Emilie.

Le Roi eſt donc bien heureux ?

La Mere.

Sans doute. Puiſque le bonheur eſt la récompenſe de tous ceux qui font du bien dans leur claſſe, jugez du bonheur de celui qui fait le bien général !

Emilie.

Il doit être bien aimable auſſi ?

La Mere.

Par la même raiſon. Mieux on remplit ſes devoirs, plus on eſt heureux ; & plus on eſt content de ſoi, plus on eſt aimable pour les autres. Or quand on a rempli de tous les devoirs le plus important, je penſe qu’on doit être ſouverainement aimable.

Emilie.

Eh bien, je l’aime, ſans l’avoir jamais vu. Pourquoi ne vient-il pas vous voir, Maman, puiſque vous allez bien lui faire votre cour ?

La Mere.

Le Roi ne va voir perſonne.

Emilie.

Pourquoi ? Eſt-ce qu’il eſt malade ?

La Mere.

C’eſt qu’il eſt par ſa dignité ſi fort au deſſus des autres, qu’il n’eſt pas d’uſage qu’il accorde cet honneur à des particuliers.

Emilie.

Il a tort. Nous tâcherions de l’amuſer ici, puiſqu’il eſt bon & que nous l’aimons.

La Mere.

Et s’il n’a pas beſoin de nous pour s’amuſer ?

Emilie.

J’entends ; il a ſa ſociété comme vous avez la vôtre.

La Mere.

Et ſur-tout plus d’affaires que vous & moi.

Emilie.

Eh bien, pourvu qu’il ſoit heureux, je ſuis auſſi contente.

La Mere.

D’autant que je verrais, je crois, ma petite jaſeuſe dans un bel embarras, ſi le Roi entrait ici.

Emilie.

Mais oui, cela pourrait bien être… Le reſpect… Et puis, Maman, quand on ne ſe connaît pas… Le Roi eſt bien autre choſe qu’un Maréchal de France… Mais qu’eſt-ce qui fait qu’on eſt Roi ? Tout le monde peut-il être Roi ?

La Mere.

C’eſt ſuivant les pays. En France c’eſt le plus proche parent du Roi en ligne directe qui lui ſuccede ; ou pour vous dire la même choſe dans les termes d’uſage, en France, comme en beaucoup d’autres royaumes, la couronne eſt héréditaire. Il y a des pays où le peuple ſe choiſit & s’élit un Roi ; c’eſt ce qui s’appelle un royaume électif. Chaque état a ſes loix & ſes uſages.

Emilie.

Maman, eſt-ce que Papa ne tient pas auſſi lieu de pere à ſes domeſtiques ?

La Mere.

Certainement. Qu’eſt-ce qui vous en ferait douter ?

Emilie.

C’eſt que c’eſt toujours vous qui ordonnez tout dans la maiſon.

La Mere.

C’eſt que lorſqu’une femme par ſa prudence & par ſa vigilance a mérité la confiance de ſon mari, il lui abandonne le ſoin & la conduite de ſa maiſon, parce qu’il a les devoirs de ſon état à remplir, & que ſon temps appartient plus aux affaires publiques qu’à ſes propres affaires.

Emilie.

Et moi, Maman, ai-je de la prudence ?

La Mere.

Mais, c’eſt à votre conſcience à vous dire ce qu’elle en préſume.

Emilie.

A propos, Maman, vous m’avez promis que vous me diriez ce que c’eſt que Monſieur Gobemouche.

La Mere.

Voilà, par exemple, un à propos auquel je ne m’attendais pas… Je ne crois pas Monſieur Gobemouche d’une origine fort noble. Si je ne me trompe, il nous vient d’une farce du Théatre italien. C’eſt un monſieur qui n’a point d’avis à lui, & veut cependant raiſoner ſur tout. Il n’entend rien aux choſes dont on parle, & il veut faire le docteur. Moyennant cela, pour cacher ſon ignorance & ſon indéciſion, il ſe perd dans un verbiage qui ne ſignifie rien. Depuis ſon apparition on a donné ſon nom à tous ceux qui parlent ſans rien dire.

Emilie.

Parler ſans rien dire ! Comment font-ils donc ?

La Mere.

Comme une jeune perſonne de ma connaiſſance fait quelquefois ; ils parlent au hazard.

Emilie.

Oh, je m’en corrigerai, je ne parlerai plus de ce que je n’entends pas ; j’ai mon avis, & mon avis, c’eſt que je ne veux pas qu’on m’appelle Mademoiſelle Gobemouche… Ah, je voulais encore vous demander autre choſe. Maman, quand eſt-ce que je lirai l’hiſtoire de Titus & celle de Domitien ?

La Mere.

Tout à l’heure, ſi vous voulez ; dès que vous aurez fini votre ouvrage.

Emilie.

Oh, Maman, j’en ai encore un grand bout à finir : ſi vous vouliez, je lirais à préſent, car cela ne ſera pas fait d’une demi-heure.

La Mere.

Je conviens que tout en jaſant vous avez été aſſiſe aſſez long-temps ; je voudrais cependant qu’avant de changer de place, vous finiſſiez votre ouvrage.

Emilie.

Maman, je vais le finir ; mais pour quoi ne puis-je pas lire à préſent ? Car il me ſemble que je finirais tout auſſi bien mon ouvrage après avoir lu.

La Mere.

Dans quelques années je ſerai peut-être de votre avis ; mais aujourd’hui je ne le puis pas encore.

Emilie.

Pourquoi cela, Maman ?

La Mere.

C’eſt que je crois que l’habitude de ne point interrompre ce que l’on fait, eſt bonne & même très-eſſentielle à prendre de bonne heure, parce qu’elle peut influer ſur toute votre vie. Or vous êtes tout juſte dans l’âge où l’on prend les habitudes que l’on conſerve ; & ſi vous n’en prenez pas de bonnes, comment ferez-vous par la ſuite ?

Emilie.

Allons, je vois bien que vous avez encore raiſon.

La Mere.

Je conçois qu’à votre âge on aime à varier ſon travail : cependant il ne faut pas ſauter d’une occupation à une autre ſans ceſſe & ſans raiſon.

Emilie.

Oui, quand je joue, par exemple, il ne faut pas m’interrompre pour travailler ; & quand je travaille, il ne faut plus penſer à jouer.

La Mere.

Vous parlez comme un oracle. Et quand on quitte ſon ouvrage, il faut le ſerrer de même que quand on quitte ſes jeux. Notre petit code dit : Ne laiſſez rien traîner de tout ce qui a ſervi à votre amuſement.

Emilie.

Oui. Remettez chaque choſe à ſa place ; cela donne l’eſprit d’ordre. Vous voyez bien, Maman, que je retiens ce que dit le code.

La Mere.

Mais il ne ſuffit pas d’en retenir les mots, il faut les mettre en pratique.

Emilie.

Maman, cela viendra.

La Mere.

Ma fille, cela ne viendra pas, ſi vous ne commencez pas dès à préſent.

Emilie.

Maman, cela eſt peut-être déja un peu venu ; mais le petit code dit auſſi qu’il ne faut pas ſe vanter.

La Mere.

J’entends : c’eſt la modeſtie qui vous fait ſi bien cacher ce qui eſt venu, que moi-même je le croyais encore à venir.

Emilie.

Mais, Maman, à quoi ſert d’avoir l’eſprit d’ordre ?

La Mere.

A tout. Point d’eſprit de conduite ſans l’eſprit d’ordre. Or que penſez-vous de quelqu’un qui ne ſait pas ſe conduire ? Ordre & regle ſont ſynonymes en fait de conduite. L’eſprit d’ordre regle tout & aſſigne à chaque choſe ſa véritable place. Sans lui on ne ſait jamais ce que l’on fait, ſans compter que rien n’eſt ſi commode que l’eſprit d’ordre. Il vous fait ſur-tout gagner du temps, & vous ſavez que le temps eſt la choſe du monde la plus précieuſe.

Emilie.

Comment vous fait-il gagner du temps ?

La Mere.

Quand vous laiſſez traîner toutes les choſes qui ſervent, ſoit à votre travail, ſoit à votre amuſement, qu’eſt-ce qui vous arrive, lorſque vous voulez les retrouver ?

Emilie.

Que je ne ſais plus où elles ſont, parce que les domeſtiques les ont rangées je ne ſais où, & que je ne ſais plus où les prendre.

La Mere.

Et comment faites-vous pour les retrouver ?

Emilie.

Je les cherche.

La Mere.

Mais ne perdez-vous pas du temps en les cherchant ?

Emilie.

Cela eſt vrai.

La Mere.

Et ce temps eſt-il bien employé ?

Emilie.

Non.

La Mere.

Or ſi vous euſſiez rangé vos affaires la veille, vous les retrouveriez tout de ſuite.

Emilie.

Cela eſt vrai.

La Mere.

Et bien plus commode.

Emilie.

Oui, ſur-tout le lendemain.

La Mere.

Mais une perſonne prudente ſonge au lendemain. Et puis, retrouvez-vous toujours vos affaires ?

Emilie.

Non, il y en a ſouvent de perdues.

La Mere.

Et vous n’avez peut-être jamais penſé que c’était par votre faute.

Emilie.

Mais pourquoi les gens ne rangent-ils pas ce qu’ils trouvent ?

La Mere.

Et pourquoi voulez-vous qu’ils mettent plus d’importance aux choſes qui vous appartiennent, que vous n’y en mettez vous-même ? Ils ne ſont pas fondés à croire que ce que vous laiſſez traîner, mérite d’être conſervé.

Emilie.

Cela eſt encore vrai.

La Mere.

Ainſi une petite étourdie s’expoſe à perdre par ſa négligence & ſon manque de ſoins, les choſes qui lui appartiennent, & peut encore commettre l’injuſtice de s’en prendre aux autres de ſes propres fautes. Eh bien, quand on n’a pas l’eſprit d’ordre, les idées ſe perdent & ſe confondent dans la tête, comme vos joujoux dans votre chambre ; on ne ſait ce qu’on dit, on ne ſait ce que l’on veut, & l’on paſſe la moitié du temps pour une folle ou pour une hébêtée. Comprenez-vous à préſent à quoi l’eſprit d’ordre eſt bon ?

Emilie.

Cela eſt plus ſérieux que je ne croyais.

La Mère.

Et cependant, voilà ce grand bout de votre ouvrage qui devait durer ſi long-temps, achevé.

Emilie.

C’eſt que les enfans ne ſavent pas toujours ce qu’ils diſent ni ce qu’ils veulent.

La Mère.

Veulent-ils lire l’hiſtoire des deux empereurs avant la promenade ?

Emilie.

Ah oui, ma chere Maman, je n’y penſais déja plus. Voilà ce que c’eſt pourtant que l’eſprit d’ordre !

La Mère.

C’eſt l’eſprit de l’enfance que vous voulez dire.