Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XLV

CHAPITRE XLV.


Comment le seigneur de Bournesel fut ordonné de par le roi de France pour aller en Escosse, et comment, lui étant à l’Escluse, le comte de Flandre le manda, et des paroles que lui et le duc de Bretagne lui dirent.


Le roi Charles de France qui pour le temps régnoit, si comme vous pouvez savoir par ses œuvres, fut durement sage et subtil, et bien le montra tant comme il vesqui ; car tout quoi étoit en ses chambres et en ses déduits ; si reconquéroit ce que ses prédécesseurs avoient perdu sur les champs, la tête armée et l’épée au poing ; dont il en fait grandement à recommander. Et pour ce que le roi de France savoit le roi Robert d’Escosse avoir grand’guerre et tout le royaume d’Escosse avoir mortelle haine aux Anglois, car oncques ces deux royaumes ne porent amer l’un l’autre, pour nourrir plus grand amour entre lui et les Escots, il s’avisa qu’il enverroit un sien chevalier secrétaire et de son conseil devers le roi d’Escosse et les Escots pour parlementer, et savoir si par Escosse ses gens pourroient faire bonne guerre aux Anglois ; car Yvain de Galles en son vivant l’avoit informé que par Escosse c’étoit le pays au monde par où on pouvoit mieux nuire aux Anglois. Et sur ce propos le roi de France avoit eu plusieurs imaginations, et tant que il ordonna un sien chevalier, sage et bien enlangagé, qui s’appeloit messire Pierre, seigneur de Bournesel, et lui dit : « Vous ferez ce message en Escosse et me saluerez le roi et tous les barons, et lui direz que nous et notre royaume sommes tout prêts et appareillés pour eux, d’avoir traités devers le roi et eux aussi comme à nos bons amis, pourquoi à la saison qui vient nous y puissions envoyer gens, et par là avoir entrée en Angleterre, ainsi comme nos prédécesseurs du temps passé ont eu ; et tenez état ainsi comme à message de roi appartient ; car nous le voulons, et tout sera payé. » Le chevalier répondit, et dit : « Sire, à votre commandement je obéirai. » Depuis ne séjourna guères longuement. Quand toutes ses choses furent appareillées, il se départit du roi étant lors à Paris et exploita tant par ses journées qu’il vint à l’Escluse en Flandre ; et là s’arrêta en attendant vent et passage, et y séjourna environ quinze jours ; car il avoit vent contraire. En ce séjour il tenoit grand état et étoffé de vaisselle d’or et d’argent, courant parmi la salle aussi largement que si fût un petit duc ; et faisoit porter une épée devant lui, tout engaînée et enarmée très richement d’or et d’argent : mais bien étoit tout ce que ses gens prenoient payé. Du grand état que le chevalier menoit, tant en son hôtel comme sur les champs, par les rues et partout, étoient émerveillés plusieurs gens de la ville. Si fut avisé et regardé du baillif de l’Escluse qui là étoit officier de par le comte de Flandre, et tant que le baillif ne s’en pot taire, dont il fit mal : si le vint dire au comte qui se tenoit pour cette saison à Bruges, et le duc de Bretagne son cousin de-lez lui. Le comte quand il ot un petit pensé, avecques ce que le duc de Bretagne y rendit peine, ordonna que il fût là amené. Le baillif retourna à l’Eslcuse et vint au chevalier du roi mal courtoisement, car il l’arrêta de main mise de par le comte : de quoi le chevalier fut émerveillé que on lui demandoit, et dit adonc au baillif que il étoit chevalier, messager et commissaire du roi de France. « Sire, dit le baillif, je crois bien ; mais il vous faut venir parler au comte ; et m’est commandé que je vous y mène. » Oncques ne se pot le chevalier excuser que il ne fût mené du baillif et de ses gens à Bruges. Quand il fut venu, le comte de Flandre et le duc de Bretagne s’appuyoient tous deux à une fenêtre sur les jardins. Adonc se mit le chevalier à genoux devant le comte, et dit : « Monseigneur, vez-ci votre prisonnier. » De celle parole fut le comte durement courroucé, et dit par un grand dépit et yreux : « Comment, ribault, dis-tu que tu es mon prisonnier pour ce que je t’ai mandé à venir parler à moi ? Les gens de monseigneur pevent bien venir devant moi et parler à moi ; et tu ne te es pas bien acquitté quand tu as tant séjourné à l’Escluse, et tu me savoies si près de toi, et tu ne daignoies venir parler à moi. » — « Monseigneur, répondit le chevalier, sauve la vôtre grâce ! » Adonc prit la parole le duc de Bretagne et dit : « Entre vous, bourdeurs[1] et langageurs et vendeurs de bourdes et de langages au palais, à Paris, et en la chambre de monseigneur, vous mettez le royaume en votre volonté, et jouez du roi à votre entente, et en faites bien et mal et quoi que vous voulez ; ni nuls hauts princes de son sang, puis que vous l’avez enchargé en haine, ne peut être ouï ; et on en pendra encore tant de tels gens que les gibets en seront tous remplis. » Le chevalier qui là étoit à genoux, tout honteux, car telles paroles ouïr lui étoient moult dures, et bien véoit que taire lui étoit plus profitable que parler, si ne répondit oncques mot à ces paroles et dissimula au mieux qu’il put, et se départit de la présence des seigneurs, en prenant congé quand il vit que heure fut. Aussi aucuns gens de bien qui étoient de-lez le comte lui firent voie et le menèrent boire. Depuis monta à cheval le sire de Bournesel et retourna à l’Escluse en son hôtel. Et vous dirai comment il lui chey. Quoique toutes ses pourvéances fussent appareillées et chargées et eût bon vent pour singler vers Escosse, il ne s’osa partir et mettre au danger de la mer ; car il lui fut dit qu’il étoit épié et avisé d’Anglois qui séjournoient à l’Escluse ; et que si il se mettoit en son voyage il seroit happé sur mer. Pour cette doute son voyage fut brisé ; et se partit de l’Escluse, et s’en retourna en France et à Paris de-lez le roi.

  1. Bourder, c’est débiter des sornettes, de mauvaises raisons.