Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XLIV

CHAPITRE XLIV.


Du retour de messire Thomas Trivet en Angleterre.


En ce temps[1] retournèrent en Angleterre messire Thomas Trivet et messire Guillaume Helmen et aucuns chevaliers et leurs routes, qui avoient été en Espaigne et aidé à faire la guerre au roi de Navarre. Si se trairent tantôt devers le roi d’Angleterre qui pour ce temps étoit à Cartasée, et ses deux oncles le duc de Lancastre et le comte de Cantebruge de-lez lui. Si furent les deux chevaliers liement recueillis du roi et des seigneurs, et furent enquis et examinés à dire nouvelles. Ils en dirent assez, toutes celles qu’ils savoient, et comment l’affaire s’étoit portée en Espaigne et en Navarre ; et de la paix qui étoit entre le roi d’Espaigne et le roi de Navarre, et comment le dit roi de Navarre avoit marié Charles son ains-né fils[2] à la fille du roi Henry, et tout de point en point comment les traités s’étaient portés. Le duc de Lancastre et le comte de Cantebruge étoient durement pensifs sur ces paroles, car ils se disoient et tenoient hoirs de toute Espaigne de par leurs femmes. Si demandèrent en quel temps le roi Henry le bâtard étoit mort et si les Espaignols avoient couronné à roi son fils. Messire Thomas Trivet et messire Guillaume Helmen répondirent, et chacun par soi-même : « Mes chers seigneurs, à la mort du roi Henry ni au couronnement de son fils ne fûmes-nous pas ; car pour ce temps nous étions retraits en Navarre ; mais véez cy un héraut qui y fut, si le pouvez savoir par lui s’il vous plaît. » Adonc fut le héraut appelé et interrogé du duc de Lancastre comment l’affaire avoit allé. Il répondit ainsi et dit : « Monseigneur, à la requête de vous j’en parlerai ; entrementes que mes seigneurs qui ici sont étoient à Pampelune, qui attendoient l’accomplissement des traités qui faits étoient, par leur congé je demeurai de-lez le roi de Navarre, moult honoré de lui et de ses gens, et me partis de Pampelune en sa compagnie ; et vint le roi à Saint-Dominique. Contre sa venue issit hors le roi Henry, à grand’gent, qui en amour et par bonne paix l’attendoit ; et fut le roi de Navarre moult honoré de lui et de ses gens, et lui donna ce soir à souper moult hautement. Après souper nouvelles vinrent que un sanglier étoit ens ès landes assez près de là : si fut ordonné que le lendemain on le iroit chasser. À celle chasse furent les deux rois et leurs veneurs ; et fut le sanglier pris ; et retournèrent en grand amour ce soir à Saint-Dominique. À lendemain se partit le roi Henry et s’en alla à Pierre-Ferrade pour une journée qu’il avoit là contre ses gens : là lui prit une maladie dont il mourut. Et sçut sa mort le roi de Navarre sur les champs, car il le venoit voir. Adonc retourna-t-il tout courroucé en son pays ; et je pris congé à lui. Si m’en allai en Castille pour voir et apprendre des nouvelles. Et trépassa le roi Henry, le jour de la Pentecôte[3]. Assez tôt après, le vingt-cinquième jour de juillet, le jour de Saint-Jacques et Saint-Christophe, fut couronné le roi Jean de Castille ains-né fils du roi Henry, en l’église cathédrale de la cité de Burghes ; auquel couronnement furent tous les barons et les prélats de Castille, d’Espaigne, de Gallice, de Corduan et de Séville. Et tous lui jurèrent sur saintes Évangiles à le tenir à roi ; et fit ce jour deux cent et dix chevaliers[4] et donna moult de beaux dons. À lendemain de son couronnement, à grand’compagnie de nobles, il s’en vint à une abbaye de dames au dehors de Burghes, que on dit les Horghes[5] : là ouït la messe et dîna, et là ot grands joutes ; et en ot le prix le vicomte de Roquebertin d’Arragon ; et ce soir retourna le roi à Burghes ; et durèrent ces fêtes bien quinze jours[6]. »

Adonc demanda le duc de Lancastre si le roi de Portingal avoit point été prié d’avoir là été : il répondit : « Oil ; mais il n’y volt venir. Et fus informé que il avoit répondu au message qui y étoit allé, que jà ne seroit au couronnement du fils d’un bâtard qui avoit murdri son frère. » — « Par ma foi ! répondit le duc, de ces paroles dire fut-il bien conseillé et lui en sais bon gré ; et les choses ne demeureront pas longuement en cel état ; car moi et mon frère lui challangerons l’héritage dont il se dit roi. » Atant finèrent ces paroles : si demandèrent le vin. Nous nous souffrirons maintenant à parler de cette matière et parlerons des avenues de France.

  1. Tout ce récit appartient à l’année 1379, pendant laquelle Henri II roi de Casiille, mourut, et son fils Jean fut couronné.
  2. Voyez ci-dessus la note concernant la date du mariage du prince Charles de Navarre avec l’infante Éléonore de Castille, que les historiens espagnols rapportent à l’année 1375, tandis qu’ils placent le traité de paix entre ces deux cours après l’année 1378.
  3. En 1379, année de la mort de Henri II, roi de Castille, Pâques tombait le 10 avril, et la Pentecôte le 20 mai.
  4. Ayala dit cent.
  5. Las Huelgas.
  6. Ayala ajoute que Jean y tint les Cortès, qu’il confirma tous leurs privilèges et jura de conserver les franchises et les libertés, ainsi que les bons usages et les bonnes coutumes du royaume. Mais Froissart a peu de prédilection pour les détails étrangers aux faits de chevalerie.