Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre V

Livre II. [1377]

CHAPITRE V.


Comment messire Thomas de Felleton, sénéchal de Bordeaux, et autres furent à un rencontre pris et retenus par les François.


Ainsi se tint le siége devant Bergerac ; et y eut fait plusieurs escarmouches et appertises d’armes de ceux de dehors à ceux de dedans. Mais petit y gagnoient les François ; car messire Perducas de la Breth, qui capitaine en étoit, les ensonnioit tellement que nul blâme ne l’en doit reprendre. Or eurent conseil ceux de l’ost, pour leur besogne approcher[1] et pour plus gréver leurs ennemis, que ils envoieroient querre en la Riolle un grand engin que on appelle truie[2], lequel engin étoit de telle ordonnance que il jetoit pierres de faix ; et se pouvoient bien cent hommes d’armes ordonner dedans, et en approchant assaillir la ville.

Si furent ordonnés pour aller querre cet engin messire Pierre de Beuil, messire Jean de Vert, messire Baudouin de Cremoux, messire Alain de Beaumont, le sire de Montcalay et le sire de Gernoz ; et se départirent de l’ost environ trois cents lances de bonnes gens d’étoffe ; et passèrent à gué la rivière de Dourdonne et chevauchèrent devers la Riolle ; et firent tant que ils y parvinrent. Entre Bergerac et la Riolle, en une place que on dit Ymet, étoient les Anglois en embûche plus de quatre cents combattans ; et rien ne savoient des François. Si vinrent nouvelles en l’ost et au connétable de France que les Anglois chevauchoient ; mais on ne leur savoit point à dire quel chemin ils tenoient. Tantôt, et pour la doutance de ces gens, le connétable mit sus une autre armée de gens d’armes, pour contre-garder leurs fourrageurs qui chevauchoient entre la rivière de Dourdonne et de Garonne, desquels il fit capitaines messire Pierre de Mornay, Yvain de Galles, Thibault du Pont et Alliot de Calay. Si étoient bien en cette route deux cents lances de gens d’étoffe. Messire Pierre de Beuil et les autres qui étoient allés querre celle truie à la Riolle, exploitèrent tant que ils y parvinrent ; et la firent sur grand’foison de chars charger ; et puis se mirent au retour pour revenir en l’ost, et par un autre chemin que ils n’étoient venus, car il leur convenoit tenir le plus ample chemin pour leur charroy, et passer à Ymet ou assez près où les Anglois étoient en embûche ; et eurent si belle aventure, avant que ils vinssent jusques à là, que à une petite lieue ils trouvèrent les François leurs compagnons ; et quand ils se furent tous mis ensemble ils se trouvèrent bien six cents lances. Si cheminèrent plus hardiment et à plus grand loisir.

Nouvelles vinrent à messire Thomas de Felleton, et aux barons de Gascogne qui à Ymet se tenoient, que les François chevauchoient et tenoient ce chemin et amenoient un trop grand engin de la Riolle devant Bergerac. De ces nouvelles furent-ils tous réjouis, et dirent que c’étoit tout ce qu’ils demandoient. Adonc s’armèrent-ils, et montèrent sur leurs chevaux et se ordonnèrent du mieux que ils purent. Quand ils furent tous traits sur les champs, ils n’eurent guères attendu, quand véez-ci les François qui venoient en bon arroy et en grand’route. Sitôt comme ils se purent connoître et appercevoir, comme ceux qui se tenoient ennemis les uns des autres et qui se désiroient à avancer et combattre, en éperonnant leurs chevaux et en abaissant leurs glaives et en écriant leurs cris, entrèrent les uns ès autres. Là eut, je vous dis, de premier fait, de belles joûtes et de grands appertises d’armes, et maint chevalier et écuyer renversé jus de son cheval à terre. En faits d’armes et en tels poignis périlleux n’est aventure qui n’avienne. Là fut Eliot de Calay, qui moult appert écuyer et bon homme d’armes étoit, consuivi d’un coup de glaive au haterel d’un large fer de Bordeaux aussi tranchant et affilé que nul rasoir pourroit être. Cil fer lui trancha le haterel et lui passa outre et lui coupa toutes les veines : duquel coup il fut porté à terre, et là tantôt il mourut, dont ce fut dommage. Par telle aventure il fina ainsi son temps. Là avoit-il un chevalier de Berry ou de Limosin qui s’appeloit messire Jean de Lingnac, appert homme d’armes et vaillant durement, qui ce jour y fit mainte belle prouesse.

  1. Pour avancer leurs affaires.
  2. Espèce de machine alors en usage dans les siéges.