Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LXXXI

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 127-128).

CHAPITRE LXXXI.


Comment Guillaume de Fermiton, chevalier anglois, navra Jean de Chastel-Morant, François, par coup de meschief.


Cil Janekin Clinton étoit écuyer d’honneur au comte de Bouquinghen et le plus prochain que il eût pour son corps ; mais il étoit délié et menu de membres. Si déplaisoit au comte de ce que il avoit à faire à un si fort et si renommé homme d’armes comme Jean de Chastel-Morant étoit. Nonobstant il furent mis en l’essai, et vinrent l’un sur l’autre moult âprement : si dit le comte : « Ils ne sont point pareils ensemble. » Adonc vinrent audit Janekin aucuns chevaliers du comte et lui dirent : « Janekin, vous n’êtes point taillé de porter outre ces faits d’armes, et monseigneur de Bouquinghen s’est courroucé de votre emprise, allez vous reposer. » Adonc se trait l’Anglois d’une part. Et quand Jean de Chastel-Morant en vit la manière si dit aux Anglois : « Seigneurs, si il vous semble que votre écuyer soit trop menu, si m’en baillez un autre à votre plaisir, et je vous en prie, par quoi je parfasse ce que j’ai entrepris ; car on me feroit tort et vilenie si je me partois de cy sans fait d’armes. » Donc répondirent le connétable et le maréchal de l’ost : « Vous dites bien et vous l’aurez. » Adonc allèrent-ils autour aux chevaliers et aux écuyers de leur côté qui là étoient et leur dirent : « Qui se avance de délivrer Jean de Chastel-Morant ? » À ces paroles répondit tantôt messire Guillaume de Fermiton et dit : « Dites-lui que il ne se peut partir de ci sans faire fait d’armes, et qu’il s’en voise reposer un petit en sa chaiere, et tantôt sera délivré, car je m’armerai contre lui. » Celle réponse plut grandement au seigneur de Chastel-Morant, et s’en alla seoir et un petit reposer ; et tantôt fut armé le chevalier anglois et vint en place.

Or furent l’un devant l’autre messire Guillaume de Fermiton et Jean de Chastel-Morant pour faire faits d’armes : chacun prit son glaive et empoigna moult roidement ; et vinrent de course à pied l’un contre l’autre asseoir leurs glaives entre les quatre membres ; autrement à prendre l’affaire étoit vilain. Adonc vinrent-ils de grand’volonté, armés au vrai de toutes pièces, et la rivière du bassinet abattue, attachée et arrêtée. Jean de Chastel-Morant asséna le chevalier moult gentiment, et lui donna moult grands horrions en-my la poitrine, et tant que messire Guillaume de Fermiton fléchit, et lui glissa un petit le pied, et tant que pour le glissement, son glaive qu’il tenoit à deux mains s’abaissa ; car amender ne le pouvoit ; et aconsuivit Jean de Chastel-Morant bas ens ès cuisses, et lui perça du glaive les peaux tout outre et les cuisseauix, et lui bouta le fer tout parmi la cuisse tant que il apparoît outre d’autre part bien une poignée. Jean de Chastel-Morant pour le coup chancela, mais point ne chéy. Adonc furent les seigneurs, chevaliers et écuyers anglois et françois d’une part et d’autre durement courroucés, et fut dit que c’étoit vilainement poussé. L’Anglois s’excusa et dit que ce lui déplaisoit moult grandement ; et si il cuidât au commencement des armes avoir ainsi ouvré, il n’y eût oncques commencé ; et que si Dieu lui aidât il ne l’avoit pu amender ; car il glissa d’un pied pour le grand coup que Jean de Chastel-Morant lui avoit donné. Si demeura la chose ainsi[1] : les François se départirent et prirent congé au comte de Bouquinghen et aux seigneurs, et en ramenèrent en une litière Jean de Chastel-Morant jusques au Châtel-Joeelin dont il étoit parti, lequel fut de ce coup, et de la navrure, en grand péril de mort. Ainsi se départirent ces faits d’armes et se trait chacun en son lieu, les Anglois à Vennes et les François à Châtel-Jocelin.

  1. Le père Lobineau raconte ce fait avec quelques circonstances différentes, d’après un témoignage contemporain. « Farintonne (Farrington), dit-il, qui avait obtenu de terminer le combat commencé avec Coppleton (Clinton) son cousin germain, entra dans la carrière sans armure de jambe, à cause qu’il avait mal à un genou, et pria Chastelmorant de se désarmer les jambes, rassurant qu’il ne le frapperait que sur les armes. Chastelmorant fit ce qu’on lui demandait, et eut sujet de s’en repentir ; car au troisième coup de lance l’anglais lui perça la cuisse d’outre en outre. Tout le monde condamna l’action de Farintonne, et le duc de Bretagne aussi bien que le comte de Boukingham le firent mettre en prison, faisant dire à Chastelmorant que l’on avait emporté, par le Barrois son cousin, qu’ils lui livreraient le traître, pour en tirer telle rançon qu’il voudrait. Chastelmorant répondit que le duc de Bourbon, à qui il était, ne le laissait point manquer d’argent ; qu’il n’était pas venu en Bretagne pour en gagner, et qu’il priait le duc de Bretagne de mettre Farintonne en liberté. La générosité de Chastelmorant fut estimée de tout le monde, et le comte de Boukingham lui envoya sur-le-champ un gobelet d’or et cent cinquante nobles. Chastelmorant renvoya les nobles, et retint seulement le gobelet, par respect pour celui qui lui en avait fait présent. »