Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LXXX

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 126-127).

CHAPITRE LXXX.


Comment à Vennes en Bretagne furent faites armes par Haynuyers, Anglois et François devant le comte de Bouquinghen.


Premièrement le sire de Puisances, de Poitou, et le sire de Vertaing, de Hainaut, deux barons de haute emprise et de grand hardiment, s’en vinrent l’un sur l’autre et tout à pied, tenant leurs glaives assurés, et passèrent le bon pas, et point ne s’épargnèrent, mais s’assirent les glaives l’un sur l’autre en poussant ; le sire de Vertaing fut féru sans être blessé en chair, mais il férit par telle manière le sire de Puisances que il transperça les mailles et la poitrine d’acier et tout ce qui étoit dessous, et trait sang de sa chair, et fut grand’merveille que il ne le navra plus avant. Après recouvrèrent-ils les autres coups, et firent toutes leurs armes sans dommage, et puis allèrent reposer et laissèrent faire les autres, et les regardèrent. Après vinrent messire Jean d’Aubrecicourt, de Hainaut, et messire Tristan de la Galle, Poitevin, et firent leurs armes moult vaillamment, sans point de dommage ; et quand ils eurent fait, ils passèrent outre. Et adonc vinrent les autres, Édouard de Beauchamp et le Bâtard de Clarens, de Savoie. Cil bâtard étoit un écuyer dur et fort, et trop mieux taillé et formé de tous les membres que l’Anglois n’étoit : si vinrent l’un sur l’autre de grand’volonté, et assirent leurs glaives en leurs poitrines en poussant, et tant que l’Anglois fut bouté jus et renversé, dont les Anglois furent moult courroucés. Quand il fut relevé, il reprit son glaive et s’en vint sur le Bâtard, et le Bâtard sur lui. Encore le bouta le Savoien de rechef à terre, dont les Anglois furent moult courroucés, et dirent : « Édouard est trop foible contre cil écuyer ; les diables le firent bien au Savoien jouter ni ensoigner de quérir joute[1]. » Adonc fut-il pris entr’eux et fut dit que il n’en feroit plus. Quand le Bâtard en vit la manière, qui désiroit à parfaire ses armes, si dit : « Seigneurs, vous me faites grand tort ; et puisque vous voulez que Édouard n’en fasse plus, si m’en donnez un autre auquel je puisse mes armes parfaire. » Le comte de Bouquinghen voulut savoir que Clarens disoit ; on lui dit. Donc répondit-il que le François parloit bien et vaillamment. Adonc saillit tantôt avant un écuyer anglois qui depuis fut chevalier, qui s’appeloit Janekin Stincelée, et vint devant le comte et s’agenouilla, et le pria que il pût parfaire les armes. Le comte lui accorda. Lors se mit en arroy Janekin, et s’arma en la place de toutes pièces, ainsi comme à lui appartenoit, et prit son glaive, et le Bâtard de Clarens le sien ; et vinrent en poussant l’un sur l’autre moult âprement ; et se poussèrent de telle façon que les deux glaives volèrent en tronçons par dessus leurs têtes ; adonc recouvrèrent-ils au second coup, et ainsi en avint, et ainsi du tiers. Toutes leurs six lances furent rompues, dont les seigneurs de l’une partie et d’autre qui les regardoient tenoient ce fait à moult bel : adonc prirent-ils les épées qui étoient fortes, et en six coups ils en rompirent quatre, et vouloient férir des haches, mais le comte leur ôta et dit que il ne les vouloit pas voir en outrance, et que assez en avoient fait. Si se trairent arrière. Et lors vinrent les autres, Jean de Chastel-Morant, François, et Janekin Clinton, Anglois : si se appareillèrent pour faire leurs faits d’armes.

  1. C’est le diable qui le tentait lorsqu’il a songé à jouter avec ce Savoisien.