Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LX

CHAPITRE LX.


Comment le comte Louis de Flandre alla à Gand. Comment il s’y conduisit. Des termes que on lui tint. Comment il s’en partit et comment les Gantois pensèrent à leur affaire.


Vous savez que quand la paix fut accordée entre le comte de Flandre et ceux de Gand par le moyen du duc de Bourgogne, dont il acquit grand’grâce de tout le pays, l’intention et la plaisance très grande de ceux de Gand étoit que le comte de Flandre venroit demeurer à Gand et tenir son hôtel. Aussi le comte étoit bien conseillé du prévôt de Harlebeque et de tous ses plus prochains de ce faire, pour nourrir plus grand amour entre ceux de Gand et lui. Le comte se tenoit à Bruges et point ne venoit à Gand, dont ils étoient émerveillés, voire les bonnes gens, les riches et les sages qui ne demandoient que paix ; mais les pandailles et les blancs chaperons, et ceulx qui ne convoitoient que les butins et l’avantage, n’avoient cure de sa venue ; car bien savoient que, si il venoit tout quoiement et sagement, ils seroient corrigés des maux que ils avoient faits. Nonobstant, quoi qu’ils fussent en celle doute, ceulx qui gouvernoient la loi et le conseil[1] et les bonnes gens vouloient outrément qu’il y vînt et que on l’allàt querre ; et leur sembloit qu’ils n’avoient point destable ni ferme paix si le comte ne venoit à Gand. Et furent ordonnés vingt-quatre hommes notables pour aller à Bruges le quérir, et remontrer la grand’affection que ceux de Gand avoient à lui. Et se départirent de Gand moult honorablement, ainsi comme on doit aller vers son seigneur ; et leur fut dit : « Ne retournez jamais en la ville de Gand si vous ne nous ramenez monseigneur le comte ; car vous trouveriez les portes closes. »

Sur cel état se mirent en chemin ces bourgeois de Gand et chevauchèrent vers Douse. Entre Douse et Bruges ils entendirent que le comte venoit ; de ce furent-ils moult réjouis. Ainsi qu’une lieue après, qu’ils eurent encontré des officiers du comte qui chevauchoient devant pour administrer leurs offices, ils regardèrent et virent sur les champs le comte et sa route. Quand ces bourgeois l’approchèrent, ils se trairent tout sur les champs et se ouvrirent en deux parties, et passèrent le comte et ses chevaliers tout parmi eux. Ces bourgeois, si comme le comte passoit à l’endroit d’eux, s’inclinèrent moult bas et firent au comte et à ses gens, à leur pouvoir, grand’révérence. Le comte chevaucha tout outre, sans eux regarder ; et mit un petit sa main à son chapel ; ni oncques sur tout le chemin il ne fit semblant de parler à eux. Et chevauchèrent ainsi le comte d’une part et les Gantois d’autre, tant qu’ils vinrent à Douse et là s’arrêtèrent, car le comte y devoit dîner ainsi qu’il fit ; et les Gantois prirent hôtels pour eux et dînèrent aussi.

Quand ce vint après dîner ces Gantois se trairent moult bellement en bon arroi devers le comte leur seigneur, et s’agenouillèrent tous devant lui, car le comte séoit sur un siége ; et là lui représentèrent moult humblement l’affection et le service de la ville de Gand, et lui remontrèrent comment par grand amour ceux de Gand, qui tant le désiroient à ravoir de-lez eux, les avoient là envoyés : « Et au partir, monseigneur, ils nous dirent que nous n’avions que faire de retourner à Gand si nous ne vous amenions en notre compagnie. » Le comte, qui trop bien entendit toutes leurs paroles, se tint un espace tout quoi ; et quand il parla il dit : « Je crois bien qu’il soit tout ainsi que vous dites, et que les plusieurs de ceux de Gand me désirent à ravoir, mais je me merveille de ce qu’il ne leur souvient mie, ni n’a voulu souvenir du temps passé, à ce qu’ils m’ont montré, comment je leur ai été propice, courtois et débonnaire en toutes leurs requêtes, et ai souffert à bouter hors de mon pays mes gentils hommes quand ils se plaignoient d’eux, pour garder leur loi et leur justice. J’ai ouvertes trop de fois mes prisons, pour eux rendre leurs bourgeois quand ils le me requéroient : je les ai aimés, portés et honorés plus que nuls de mon pays, et ils m’ont fait le contraire et occis mon baillif en faisant son office, et détruites les maisons de mes gens, bannis et enchâssés mes officiers, ars l’hôtel au monde que j’amois le mieux, efforcées mes villes et mis à leur entente, occis mes chevaliers en la ville d’Ypre, et fait tant de maléfices contre moi et ma seigneurie que je suis tout tenu du recorder, et vouldrois que il ne m’en souvînt jamais ; mais si fera, veuille ou non. » — « Ha, monseigneur ! répondirent ceux de Gand, ne regardez jamais à cela ; vous nous avez tout pardonné. » — « C’est voir, dit le comte, je ne vueil point pour nulles paroles que je die, au temps avenir que vous en vailliez moins ; mais je vous le remontre pour les grands cruautés et félonnies que j’ai trouvées en ceux de Gand. »

Adonc s’apaisa le comte et se leva, et les fit lever, et dit au seigneur de Ramseflies qui étoit de-lez lui : « Faites apporter le vin. » On l’apporta : si burent ceux de Gand et puis se partirent, et se retrairent en leurs hôtels, et furent là toute la nuit, car le comte y demeura aussi, et lendemain tous ensemble ils chevauchèrent vers Gand.

Quand ceux de Gand entendirent que leur sire le comte venoit, si furent moult réjouis ; et vinrent à l’encontre de lui à pied et à cheval ; et ceux qui l’encontroient s’inclinoient tout bas à l’encontre de lui, et lui faisoient toute l’honneur et révérence qu’ils pouvoient. Il passoit outre sans parler, et les inclinoit moult petit de chef. Ainsi s’en vint-il jusques en son hôtel que on dit à la Poterne ; et là dîna : et lui furent faits de par la ville maints présents ; et là le vinrent voir les jurés de la ville, ce fut raison, et se humilièrent moult envers lui. Là leur requit le comte et dit que en bonne paix ne devoit avoir que paix, mais il vouloit que les blancs chaperons fussent rués jus, et que la mort de son baillif lui fût amendée ; car il en étoit requis de son lignage. « Monseigneur, répondirent les jurés, c’est bien notre entente ; et nous vous prions que de votre grand’humilité vous veuilliez demain venir en la place et montrer débonnairement votre entente au peuple ; et quand ils vous verront, ils seront si réjouis qu’ils feront tout ce que vous voudrez. » Le comte leur accorda. Ce soir sçurent trop grand’foison de gens aval la ville que le comte seroit à huit heures au marché des vendredis et que là il prêcheroit. Les bonnes gens en furent tout réjouis, mais les fols et les outrageux n’en tinrent ni ne firent nul compte, et disoient qu’ils étoient tout prêchés et que bien savoient quelle chose ils avoient à faire. Jean Pruniaux, Rasse de Harselle, Pierre du Bois et Jean Boulle, capitaines des blancs chaperons, se doutèrent que ce ne fût sur leur charge ; et parlementèrent ensemble et mandèrent aucuns de leurs gens, tous les plus outrageux et pieurs de leur compagnie, et leur dirent : « Entendez ; tenez-vous mes-hui et demain tous pourvus de vos armures ; ni pour chose que on vous die n’en ôtez point vos chaperons, et soyez tous au marché des vendredis à sept heures : mais ne faites nulle émeute, si on ne commence premièrement sur vous ; et dites ainsi à vos gens, ou leur faites à savoir par qui que vous vourez. » Ils répondirent. « Volontiers. » Ainsi fut fait. Le matin à sept heures, ils vinrent tous au marché des vendredis, ainsi que ordonné leur fut ; et ne se mirent mie tous ensemble, mais dix ou douze ensemble se tenoient tous en un mont ; et là étoient entre eux leurs capitaines. Le comte vint au marché tout à cheval, accompagné de ses chevaliers et écuyers, et des jurés de la ville ; et là étoit Jean de la Faucille de-lez lui et bien quarante des plus riches et des plus notables de la ville. Le comte, en fendant le marché, jetoit communément ses yeux sur ces blancs chaperons qui se mettoient en sa présence, et ne véoit autres gens, ce lui étoit avis, que blancs chaperons. Si en fut tout mélancolieux, et descendit de son cheval ; et aussi firent tous les autres ; et monta haut à une fenêtre et s’appuya là ; et avoit l’en étendu un drap vermeil devant lui. Là commença le comte à parler moult sagement. Tous se turent quand il parla. Là leur remontra-t-il de point en point l’amour et l’affection que il avoit envers eux avant que ils l’eussent courroucé. Là leur remontra-t-il comment un sire devoit être aimé, craint, servi, honoré et obéi de ses hommes, petits et grands, et comment ils avoient fait le contraire ; et aussi comment il les avoit tenus, gardés et défendus contre tout homme ; et comment il les avoit tenus en paix et en profit et en toutes prospérités depuis qu’il étoit sur terre, et ouvert les passages de mer, qui leur étoient tous clos, en son joyeux avénement. Et leur remontra plusieurs points raisonnables, que les sages entendoient et concevoient bien clairement que de tout il disoit vérité. Plusieurs l’oioient volontiers, et les aucuns non, qui ne demandoient que guerre et avoir noise. Quand il ot là été une heure et plus, et que il leur ot remontrées toutes ses intentions bellement et doucement, en la fin il dit que il vouloit demeurer leur bon seigneur en la forme et manière qu’il avoit été auparavant, et leur pardonnoit rancunes, haines et mautalens qu’il avoit eus à eux et aussi maléfices faits, ni plus n’en vouloit ouïr nouvelles, et les vouloit tenir en droit et en seigneurie, ainsi que toujours avoit fait ; mais il leur prioit que rien ils ne fissent de nouvel, et les blancs chaperons fussent mis jus. À toutes ces paroles on se taisoit tout aussi quoi que s’il n’y eût eu nullui ; mais quand il parla des blancs chaperons, on commença à murmurer ; et bien s’apperçut que c’étoit pour celle cause. Adonc leur pria-t-il qu’ils se traissent tout bellement et en paix vers leurs maisons. Adonc se partit du marché, et toutes ses gens, et se trairent en leurs hôtels. Mais je vous dis que les blancs chaperons furent ceux qui premiers vinrent au marché et qui darreniers s’en partirent ; et quand le comte passa parmi eux ils sourirent et moult fellement le regardèrent, ce lui sembla, et ne le daignèrent oncques incliner, dont il fut moult mélencolieux ; et dit depuis à ses chevaliers, quand il fut retrait à son hôtel à la Poterne : « Je ne venrai pas aisément à mon entente de ces blancs chaperons ; ce sont males gens et fort mal conseillés. Le cuer me dit que la chose n’est pas encore où elle sera : à ce que je puis apercevoir, elle est bien taillée que moult de maux en naissent encore. Pour tout perdre, je ne les pourrois voir ni souffrir en leur orgueil et en leur mauvaiseté. »

Ainsi fut le comte de Flandre à Gand celle semaine, quatre jours ou cinq, et puis s’en partit tellement que oncques puis n’y retourna ; et s’en vint à Lille, et là s’ordonna pour hiverner. À son département de Gand, à peine prit-il congé à nullui ; et s’en partit par mautalent, dont les plusieurs de la ville se contentèrent mal ; et disoient qu’il ne leur feroit jamais bien, ni jamais ne l’aimeroient, ni lui aussi eux parfaitement, ainsi que ils avoient fait autrefois ; et que Gisebrest Mahieu et ses frères et le doyen des menus métiers le honnissoient et le forconseilloient[2], de ce que si soudainement et sans amour il étoit parti de Gand. Jean Pruniaux, Rasse de Harcelle, Pierre du Bois, Jean Boulle et les capitaines des mauvais étoient tous lies de ce ; et semoient paroles et foisoient semer par aval la ville, que mais que l’été revenist, le comte ou ses gens briseroient la paix, et que on avoit bon mestier que on fût sur sa garde et pourvu de blés, d’avoines, de chairs, de sel et de toutes autres pourvéances, car ils ne véoient en leur paix nul sûr état. Si se pourveirent ceux de Gand grandement de toutes choses à eux appartenant, dont le comte, qui en fut informé, avoit grand’merveille, ni de qui ils se doutoient. Au voir dire et considérer, on se peut, de ces paroles que je dis et ai dites en devant, émerveiller comment ceux de Gand se dissimuloient et étoient dissimulés très le commencement. Les riches, les sages et les notables hommes de la ville, ne se pouvoient mie excuser que, au commencement de ces haines, s’ils voulsissent bien acertes, ils n’y eussent mis remède ; car quand Jean Lyon commença les blancs chaperons à mettre avant, ils l’eussent bien débattu s’ils voulsissent, et envoyé contre les fossoyeurs de Bruges autres gens qui eussent aussi bien exploité que les blancs chaperons. Mais ils les souffroient, pourtant qu’ils ne vouloient mie être nommés ni renommés, et se vouloient bouter hors de la presse ; et tout ce ils faisoient et consentoient : dont chèrement depuis le comparèrent tous les plus riches et les plus sages.

Tant laissèrent ces folles gens convenir que ils furent seignorés par eux, ni ils n’osoient plus parler de ce qu’ils voulsissent dire ou faire. La raison que ceux de Gand y mettoient étoit, car ils disoient que pour Jean Lyon ni pour Gisebrest Mahieu, pour les lignages ni pour leurs guerres et envies, ils ne se fussent jamais ensoignés ni boutés si avant en la guerre, lorsque pour garder leurs franchises, tant de bourgeoisies que d’autres choses. Et quoique en guerre, en haine et en mautalent ils fussent l’un contre l’autre, si vouloient-ils être tout un au besoin pour garder et défendre les franchises et bourgeoisies de Gand, ainsi comme depuis ils le montrèrent ; car ils furent, leur guerre durant qui dura sept ans, si bien d’accord que oncques n’eurent entre eux estrif dedans la ville, et ce fut ce qui les soutint et garda plus que autre chose dedans et dehors. Ils étoient si en unité que point de différend il n’y avoit ; mais mettoient avant or et argent, joyaux et chevance, et qui plus en avoit il abandonnoit, ainsi comme vous orez recorder ensuivant en l’histoire.

  1. Ceux qui étaient à la tête de la ville.
  2. Le faisaient haïr et lui donnaient de mauvais conseils.