Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LIX

CHAPITRE LIX.


Comment le duc de Bretagne retourna en son pays. De la mort de l’empereur de Rome. Comment on envoya en Allemagne pour mariage au roi d’Angleterre, et comment le duc de Bretagne faillit au secours d’Angleterre.


Vous savez comment le duc de Bretagne étoit en Angleterre de-lez le roi Richard et ses oncles qui lui faisoient bonne chère ; et son pays étoit en trouble et en guerre ; car le roi de France y avoit envoyé son connétable à grands gens d’armes qui se tenoient à Pontorson et vers le mont Saint-Michel et guerroyoient le pays. Les cités et les bonnes villes de Bretagne se tenoient toutes closes et désiroient moult que leur seigneur le duc retournât au pays ; et jà l’avoient mandé par lettres et messages, mais il ne s’y osoit bonnement fier ni assurer ; et tant que les prélats et les bonnes villes en murmuroient et disoient : « Nous mandons par lettres toutes les semaines le duc et point ne vient, mais s’excuse. » — « En nom Dieu ! disoient les aucuns, il y a bien cause, car nous le mandons trop simplement. Bien appartient que nous y envoiassions un ou deux chevaliers de créance ès quels il se pût fier, et qui lui remontrassent pleinement l’état du pays. » Ce propos fut mis avant et les consaulx tenus : si en furent priés daller en Angleterre deux moult vaillans chevaliers, messire Geoffroi de Kaermel et messire Eustasse de la Houssoye, à la prière et requête des barons, des prélats et des bonnes villes de Bretagne. Ces deux chevaliers s’appareillèrent pour aller en Angleterre, et entrèrent en un vaissel à Conkest, et orent vent à volonté et singlèrent tant qu’ils vinrent à Hantonne, et là prirent-ils terre. Si issirent de leurs vaisseaux et chevauchèrent tant qu’ils vinrent à Londres. La trouvèrent-ils le duc de Bretagne et la duchesse, et messire Robert Canolle, qui les reçurent à grand’joie. Les chevaliers recordèrent au duc tout l’état de son pays et comment on le désiroit à ravoir, et montrèrent lettres de créance des barons, des prélats et des bonnes villes. Le duc crut moult bien les chevaliers et les lettres aussi et en eut grand’joie, et dit qu’il en parleroit au roi et à ses oncles, ainsi qu’il fit. Quand le roi d’Angleterre et ses oncles en furent informés, comment le pays de Bretagne, excepté Claiquin, Cliçon, Rohan, Laval et Rochefort mandoient leur seigneur, si lui dirent : « Vous vous en irez par delà puisque on vous mande, et vous racointerez de vos gens et de votre pays ; et tantôt nous vous envoierons gens et confort assez pour tenir et garder les frontières contre tous vos ennemis ; et nous laisserez votre femme la duchesse[1] par deçà avec sa mère et ses frères, et vous entendrez par delà à guerroyer. » De ces nouvelles et paroles fut le duc tout réjoui et s’ordonna sur ce.

Ne demeura puis guère de temps que le duc de Bretagne ordonna ses besognes à Hantonne, et prit congé au roi et à ses oncles et à madame la princesse et à sa femme, et ordonna à son département et scella grands alliances[2] au roi d’Angleterre ; et jura par sa foi, là où il seroit hâtivement conforté des Anglois, il demeureroit toujours de-lez eux ; et feroit son loyal pouvoir de tourner son pays Anglois ; et le trouveroient ceux d’Angleterre ouvert et appareillé, en quelque manière qu’ils y voudroient venir. Sur cel état il se partit d’Angleterre, messire Robert Canolle en sa compagnie et les deux chevaliers qui l’étoient venu querre, et environ cent hommes d’armes et deux cents archers ; si vinrent à Hantonne, et là attendirent vent. Quand ils l’eurent bon, ils entrèrent en leurs vaisseaux, et singlèrent tant par mer qu’ils vinrent au port de Guerrande. Là prirent-ils terre et chevauchèrent vers Vennes. Ceux de la cité de Vennes reçurent le duc à grand’joie ; et aussi fit tout le pays quand ils sçurent sa venue. Si se rafreschit à Vennes cinq jours ou environ, et puis s’en vint à Nantes. Là le vinrent voir les barons, les prélats, les chevaliers et les dames ; et se offrirent et mirent tous en son obéissance, et se complaignirent grandement des François et du connétable de France, qui avoit couru au lez devers Rennes sur son pays. Le duc les appaisa bellement et dit : « Bonnes gens, je dois temprement avoir confort d’Angleterre, car sans l’aide des Anglois je ne me puis bonnement défendre contre les François ; car ils sont trop forts contre nous, au cas que en ce pays nous sommes différens ensemble[3] ; et quand ceux seront venus que le roi d’Angleterre me doit envoyer, si on nous a fait des torts nous en ferons aussi. » De ces paroles se contentèrent grandement ceux de Bretagne qui étoient de la partie du duc[4]. En ce temps[5], environ la Saint-Andrieu, trépassa de ce siècle messire Charles de Behaigne, roi d’Allemagne et empereur de Rome. Le roi Charles vivant, il avoit tant fait par son or et par son argent et par grands alliances que les éliseurs de l’empire d’Allemagne avoient juré et scellé à tenir roi son fils de toute Allemagne après sa mort, et faire leur loyal pouvoir de tenir le siége devant Ais, et de demeurer de-lez lui contre ceux qui le voudroient débattre : si que, tantôt après la mort de monseigneur Charles, l’empereur son fils s’escripsit roi d’Allemagne, de Behaigne et des Romains.

En celle saison ot grands consaulx en Angleterre des oncles du roi, des prélats et des barons du pays pour le jeune roi Richard d’Angleterre marier ; et eussent volontiers vu les Anglois qu’il se fût marié en Hainaut, pour l’amour de la bonne roine Philippe[6] leur dame, qui leur fut si bonne, si large et si honorable, qui avoit été de Hainaut : mais le duc Aubert[7] en ce temps n’avoit nulles filles en point pour marier[8]. Le duc de Lancastre eût volontiers vu que le roi son neveu eût pris sa fille qu’il ot de madame Blanche de Lancastre, sa première femme ; mais le pays ne le vouloit mie consentir, pour deux raisons : là première si étoit que la dame étoit sa cousine germaine, ce par quoi étoit trop grand proismeté ; et l’autre que on vouloit que le roi se mariât outre la mer pour avoir plus d’alliances. Si fut mise avant[9] la suer[10] au jeune roi de Behaigne et d’Allemagne, fille à l’empereur de Rome qui avoit été. À celui avis se tinrent tous les consaulx d’Angleterre. Si en fut chargé pour aller en Allemagne et pour traiter ce mariage, un moult vaillant chevalier du roi, qui avoit été son maître et fut toujours moult prochain au prince de Galles son père ; si étoit nommé le chevalier messire Simon Burlé, sage et grand traiteur durement. Si fut à messire Simon ordonné tout ce que à lui apartenoit, tant de mises comme d’autres choses. Si se partit d’Angleterre en bon arroi, et arriva à Calais, et de là vint à Gravelines, et y fit tant par ses journées qu’il vint à Bruxelles ; et là trouva le duc Wincelant[11] de Brabant et le duc Aubert, le comte de Blois, le comte de Saint-Pol, messire Robert de Namur, messire Guillaume de Namur et grand’foison de chevaliers de Hainaut, de Brabant et d’ailleurs : car là avoit une grosse fête de joutes, et de behours, pour ce y étoient tous seigneurs assemblés. Le duc de Brabant et la duchesse, pour l’honneur du roi d’Angleterre, reçurent le chevalier moult liement ; et quand ils sçurent la cause pourquoi il alloit en Allemagne, si en furent tout réjouis et dirent que c’étoit une chose bien prise du roi d’Angleterre et de leur niepce[12]. Si chargèrent à messire Simon Burlé, à son département, lettres espéciales adressant au roi d’Allemagne, en remontrant qu’ils avoient grand’affection à ce mariage. Si se partit le chevalier de Bruxelles et prit le chemin de Louvain pour aller à Couloingne.

Encore en celle saison[13] furent ordonnés d’aller en Bretagne, du conseil d’Angleterre, deux cents hommes d’armes et quatre cents archers, desquels devoit être souverain meneur et capitaine messire Jean d’Arondel. En celle armée furent élus et nommés messire Hue de Cavrelée, messire Thomas Banestre, messire Thomas Trivet, messire Gautier Paule, messire Jean de Bourchier, le sire de Ferrières, le sire de Basset. Ces chevaliers s’ordonnèrent et appareillèrent, et se trairent tous à Hantonne et firent charger leurs vaisseaux de tout ce qu’il leur besoignoit. Quand ils purent sentir qu’ils eurent vent pour partir, ils croisèrent leurs nefs et entrèrent en leurs vaisseaux et désancrèrent et partirent. Ce premier jour le vent leur fut assez bon ; sur le soir si se tourna et leur fut tout contraire, et les bouta, voulsissent ou non, en ès bondes de Cornouailies ; et avoient si fort vent qu’ils n’y pouvoient ancrer, ni n’osoient. À lendemain ce vent contraire les bouta en la mer d’Irlande, et là ne furent pas bien assurs, si comme il apparut, car ils s’allèrent frotter aux roches d’Irlande, et là rompirent trois de leurs bateaux ès quels messire Jean d’Arondel, messire Thomas Banestre, messire Hue de Cavrelée, messire Gautier Paule, et bien cent hommes d’armes étoient. Des cent en y ot bien quatre vingt péris ; et périrent messire Jean d’Arondel, capitaine de tous, dont ce fut dommage, car il étoit moult vaillant chevalier, hardi, courtois et entreprenant, et messire Thomas Banestre, messire Gautier Paule et plusieurs autres. Et fut messire Hue de Cavrelée en si grand péril que oncques ne fut en pareil ni si près de la mort ; car tous ceux qui en sa nef étoient, excepté sept mariniers et lui, furent tous noyés : mais messire Hue et les autres qui se sauvèrent s’aherdirent aux câbles et aux mâts, et le vent les bouta sur le sablon ; mais ils burent assez et en furent grandement mésaisés. De ce péril échappèrent messire Thomas Trivet et plusieurs autres qui en furent heureux. Si furent-ils moult tourmentés sur la mer ; et retournèrent quand ils purent à Hantonne, et s’en vinrent devers le roi et ses oncles, et recordèrent leur aventure, et tenoient que messire Hue de Cavrelée fût péri ; mais ne fut, ainsi que il apparu ; car il retourna à Londres à tout son pouvoir.

Ainsi se dérompit cette chevauchée et armée de Bretagne ; et ne put être le duc conforté des Anglois ; dont il lui vint à grand contraire, car toute celle saison et l’hiver les François lui firent grand’guerre ; et prirent messire Olivier de Cliçon et ses gens la ville de Dinant en Bretagne par nacelles et bâteaux ; et fut toute pillée et robée ; et la tinrent depuis un grand temps contre le duc et le pays. Or retournerons aux besognes de Flandre.

  1. La duchesse de Bretagne, seconde femme de Jean V, duc de Bretagne, était Jeanne Holland, fille de Thomas Holland et comtesse de Kent. Elle avait été mariée en 1366, et mourut en 1384.
  2. Voy. dans Rymer la procuration pour traiter avec la duchesse de Bretagne, datée du 9 juillet 1379. Le traité du 13 juillet est rapporté dans les Preuves de l’histoire de Bretagne, t. II, p. 218 et suivantes.
  3. D’autant plus que nous sommes divisés en Bretagne.
  4. Le duc de Bretagne arriva à Rennes et y fit son entrée le 20 août 1379.
  5. Froissart ne suit pas l’ordre des temps. L’empereur Charles IV était mort dès le 29 novembre 1378 ; Vinceslas, son fils, avait été élu roi des Romains en 1370, et lui succéda à l’empire.
  6. Philippe de Hainaut, femme d’Édouard III, roi d’Angleterre.
  7. Albert, depuis comte de Hainaut, était alors protecteur du comté pendant la démence de son frère Guillaume, dit l’Insensé, après la mort duquel il prit le titre de comte en 1389.
  8. En âge d’être mariée.
  9. En 1380 et 1381.
  10. Anne de Luxembourg ne fut point demandée en mariage en 1379. Le premier acte qui concerne ce mariage est du 26 novembre 1380, les autres traités sont des mois de janvier, mai, octobre et décembre 1381. La princesse devait être remise en Angleterre ou à Calais vers la Saint-Michel 1381. L’Art de vérifier les dates place ce mariage vers la fin de 1381 et avec raison. On voit dans Rymer une commission du premier décembre 1381 pour recevoir à Calais la reine future des mains des ambassadeurs de son frère Venceslas, et dans un autre acte, du 15 décembre, le roi d’Angleterre accorda des grâces à la prière de sa chère compagne et épouse Anne, reine d’Angleterre.
  11. Venceslas, duc de Luxembourg, frère de l’empereur Charles IV et oncle de l’empereur Venceslas, était duc de Brabant par sa femme Jeanne, fille de Jean III le Triomphant, duc de Brabant.
  12. Convenable au roi d’Angleterre et à leur nièce.
  13. Froissart rentre ici dans l’ordre chronologique dont il s’était écarté. Suivant Walsingham ce fut vers la fête de saint Nicolas, qui tombe le 6 décembre 1379, que l’Angleterre envoya des troupes au duc de Bretagne.