Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXXXIX

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 186-187).

CHAPITRE CXXXIX.


Comment la garnison de Ville-Vesiouse délibéra de chevaucher sur les ennemis, voulsist le roi de Portingal ou non, à qui ils étoient soudoyers.


Quand ce vint à l’entrée du mois d’avril, les chevaliers qui étoient en garnison à Ville-Vesiouse, et qui avoient là séjourné tout le temps d’hiver, et n’avoient plus chevauché fors que quand ils furent devant la Fighière, s’avisèrent l’un parmi l’autre que ils chevaucheroient. Et avoient entre eux grands merveilles, à quoi le roi de Portingal et le comte de Cantebruge pensoient, quand ils avoient jà été neuf mois au pays de Portingal, et n’avoient chevauché que une fois, voire même à leur emprise et sans le congé du roi, et que ce leur étoit grand blâme. Si regardèrent que ils envoieroient devers le comte Aymon de Cantebruge pour remontrer ces besognes ; et me semble que le soudich de l’Estrade y fut envoyé ; et vint à Estremouse où le comte étoit logé. Si lui dit : « Sire, les compagnons m’envoyent devers vous à savoir quelle chose vous voulez faire ; car ils ont grand’merveille pourquoi on les a amenés en ce pays, quand tant y séjournent, et que ce leur tourne à grand’déplaisance. Si me répondez que vous voulez que ils fassent ; car ils ont grand désir de chevaucher. » — « Soudich, dit le comte, vous savez que quand je partis d’Angleterre, monseigneur mon frère, le duc de Lancastre, me promit par sa foi que, lui revenu d’Escosse où il alloit, il venroit par deçà à une grande quantité de gens d’armes, de deux ou de trois mille, et autant d’archers ; et n’étois deçà envoyé sur l’état que je vins, fors que pour aviser le pays. Et temprement nous en devrions ouïr nouvelles ; car aussi ai-je grand’merveille pourquoi il séjourne tant. Si me saluez les compagnons et leur dites ce que je vous dis ; au fort je ne les puis ni ne veuil mie tenir de chevaucher si ils y ont bonne affection ; mais vous savez que le roi de Portingal paye les gages, si se doit-on ordonner par lui. » — « Par ma foi, monseigneur ! dit le soudich, il paye mal ; car aussi les compagnons se plaignent trop fort de son payement, et non sans cause, car il nous doit encore tous les gages de six mois. » — « Il vous payera bien, dit le comte, toujours vient bien à point l’argent. »

Sur cel état se départit le soudich du comte et retourna devers les compagnons : si leur recorda tout ce que vous avez ouï. « Seigneurs, dit le chanoine, jà pour ce ne demeure : je vois bien comment il va : on se dissimule de notre chevauchement ; on ne veut point que nous chevauchons, afin que nous n’ayons point cause de demander argent ; et je loe donc que nous chevauchons. »

Là ordonnèrent et accordèrent entre eux que ils chevaucheroient, et y préfixèrent le jour. Ce jour, le soir dont ils devoient chevaucher à lendemain et avoient leurs harnois tout prêts, vint messire Jean Fernando, un chevalier du roi de Portingal, qui étoit informé que ils vouloient chevaucher, et apporta lettres au chanoine de Robertsart. Le chanoine les lisit, comment le roi lui défendoit que point ne chevauchât ; et que bien savoit que par lui et son émouvement se faisoient les emprises et les chevauchées. De ces nouvelles fut le chanoine courroucé, et dit au chevalier : « Messire Jean, je vois bien que le roi ne veut point que je chevauche. Or prenez, beau sire, que je séjourne à l’hôtel ; pensez-vous que les autres, qui sont meilleurs chevaliers et plus vaillans que je ne suis, doivent pour ce demeurer que ils ne fassent leur emprise ? Par ma foi ; nennil ! et vous le verrez demain, car ils se sont tous apprêtés et ordonnés à chevaucher. » — « Sire, dit Fernando, commandez-leur de par le roi que point il ne chevauchent. » — « Par ma foi ! dit le chanoine, sire, je n’en ferai rien ; mais commandez-leur qui êtes au roi. »

Sur cel état la chose demeura ainsi la nuit Quand ce vint au matin, on sonna les trompettes parmi la ville : chevaliers et écuyers s’armèrent, et tous s’appareillèrent et montèrent à cheval, et s’en vinrent devant l’hôtel du chanoine, qui point ne s’armoit. Là s’arrêtèrent tous chevaliers anglois et gascons. Il vint aux fenêtres parler à eux ; et leur dit que le roi de Portugal ne vouloit point que il chevauchât, ni autre avec. « Par ma foi ! répondirent-ils, nous chevaucherons puisque nous sommes si avant ; et aussi chevaucherez-vous, ni jà ne vous sera reproché que nous chevauchons et vous séjournerez à l’hôtel. » Là convint le chanoine de Robertsart armer et monter à cheval ; aussi fit le chevalier Portingalois, messire Jean Fernando[1], dont il fut puis près d’être pendu du roi ; et tant lui prièrent les compagnons que il s’arma. Adonc issirent-ils de Ville-Vesiouse et se mirent aux champs ; et étoient bien quatre cens lances et autant d’archers ; et prirent le chemin de Séville et devers un chastel et une bonne ville que on dit le Bas[2].

  1. Jean Fernandez d’Amdeiro, comte d’Ourem.
  2. Elvas.