Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 150-151).

CHAPITRE CVI.


Comment, un prêtre nommé Jean Balle, mit en grand’commotion le menu peuple d’Angleterre.


Ce fut une merveilleuse aventure et chose de povre fondation dont celle pestilence commença en Angleterre ; et pour donner exemple à toutes manières de bonnes gens, j’en parlerai et remontrerai, selon ce que du fait et de l’incidence je fus adonc informé.

Un usage est en Angleterre, et aussi est-il en plusieurs pays, que les nobles ont grands franchises sur leurs hommes et les tiennent en servage ; c’est à entendre que ils doivent de droit et par coutume labourer les terres des gentils-hommes, cueillir les grains et amener à l’hôtel, mettre en la grange, battre et vanner, et par servage les faings fener et mettre à l’hôtel, la bûche couper et amener à l’hôtel et toutes telles corvées ; et doivent iceux hommes tout ce faire par servage aux seigneurs. Et trop plus grand’foison a de tels gens en Angleterre que ailleurs ; et en doivent les prélats et gentilshommes être servis ; et par espécial, en la comté de Kent, d’Exsexes, de Soussexes et de Beteforde, en y a plus que en tout le demeurant de toute Angleterre. Ces méchans gens, dedans les contrées que j’ai nommées, se commencèrent à élever pour ce qu’ils disoient que on les tenoit en trop grand’servitude, et que au commencement du monde n’avoient été nuls serfs, ni nul n’en pouvoit être[1], si ils ne faisoient trahison à leur seigneur, ainsi comme Lucifer fit envers Dieu : mais ils n’avoient pas cette taille ; car ils n’étoient ni angels ni esprits, mais hommes formés à la semblance de leur seigneur, et on les tenoit comme bêtes. Laquelle chose ils ne pouvoient plus souffrir, mais vouloient être tout un ; et si ils labouroient ou faisoient aucun labourage pour leurs seigneurs, ils en vouloient avoir leur salaire. En ces machinations les avoit du temps passé grandement mis et boutés un fol prêtre de la comté de Kent, qui s’appeloit Jean Balle[2] ; et pour ses folles paroles, il en avoit geu en prison devers l’archevêque de Cantorbie par trop de fois[3] ; car cil Jean Balle avoit eu d’usage que les jours de dimanche après la messe, quand toutes gens issent du moûtier, il s’en venoit au cloître ou cimetière, et là prêchoit et faisoit le peuple assembler autour de lui, et leur disoit : « Bonnes gens, les choses ne peuvent bien aller en Angleterre, ni ne iront jusques à tant que les biens iront de commun, et qu’il ne sera ni vilains ni gentilshommes, et que nous ne soyons tous unis. À quoi faire sont cils que nous nommons seigneurs, plus grands maîtres de nous ? À quoi l’ont-ils desservi ? Pourquoi nous tiennent-ils en servage ? Et si nous venons tous d’un père et de une mère, Adam et Ève, en quoi peuvent-ils dire ni montrer que ils sont mieux seigneurs que nous, fors parceque ils nous font gagner et labourer ce que ils dépendent ? Ils sont vêtus de velouz et de camocas[4] fourrés de vairs[5] et de gris[6] ; et nous sommes vêtus de povres draps. Ils ont les vins, les épices et les bons pains ; et nous avons le seigle, le retrait, la paille, et buvons de l’eau. Ils ont le séjour et les beaux manoirs ; et nous avons la peine et le travail, la pluie et le vent aux champs ; et faut que de nous vienne, et de notre labour, ce dont ils tiennent les états. Nous sommes appelés serfs, et battus si nous ne faisons présentement leur service. Et si n’avons souverain à qui nous nous puissions plaindre, ni qui nous en voulsist ouïr ni droit faire ; allons au roi, il est jeune ; et lui remontrons notre servitude, et lui disons que nous voulons qu’il soit autrement, ou nous y pourvoirons de remède. Si nous y allons de fait et tous ensemble, toute manière de gens qui sont nommés serfs et tenus en servitude, pour être affranchis, nous suivront ; et quand le roi nous verra ou orra, ou bellement ou autrement, de remède il y pourvoira. »

Ainsi disoit ce Jean Balle, et paroles semblables, les dimanches par usage à l’issir hors des messes aux villages, de quoi trop de menus gens le louoient. Les aucuns qui ne tendoient à nul bien disoient : « Il dit voir ! Et murmuroient et recordoient l’un à l’autre aux champs, ou allant leur chemin ensemble de village à autre, ou en leurs maisons : « Telles choses dit Jean Balle, et si dit voir, »

L’archevêque de Cantorbie, qui en étoit informé, faisoit prendre ce Jean Balle et mettre en prison, et l’y tenoit deux ou trois mois pour lui châtier ; et mieux vaulsist que très la première fois il eût été condamné à toujours en prison, ou fait mourir, que ce qu’il en faisoit ; car il le faisoit délivrer et faisoit grand’conscience de le faire mourir[7] ; et quand le dit Jean étoit hors de la prison de l’archevêque, il rentroit en sa ruse comme au devant[8]. De ses paroles, de ses ruses et de ses faits furent avisés et informés trop grand’foison de menues gens en la cité de Londres, qui avoient envie sur les riches et sur les nobles ; et commencèrent à dire entr’eux que le royaume d’Angleterre étoit trop mal gouverné, et qu’il étoit d’or et d’argent dérobé par ceux qui se nommoient nobles. Si commencèrent ces méchans gens de Londres[9] à faire les mauvais et à eux rebeller ; et signifièrent à ceux des contrées dessus dites, que ils vinssent hardiment à Londres et amenassent leur peuple, ils trouveroient Londres ouverte, et le commun de leur accord, et feroient tant devers le roi que il n’y auroit nuls serfs au royaume d’Angleterre.

  1. Il y avait alors deux vers d’une vieille chanson, qui étaient répétés partout.

    When Adam delv’d and Eve span,
    Where was then the gentleman?

    Quand Adam labourait et qü’Ève filait, où était alors le noble ?

  2. Grafton, qui copie entièrement ici le récit de Froissart, l’appelle J. Wall.
  3. J. Ball prêchait, à ce qu’il paraît, des doctrines semblables à celles du réformateur Wickliffe. Knighton dit que J. Ball fut le précurseur de Wickliffe, comme Jean-Baptiste l’avait été de J.-C. Le fait est que déjà environ vers 1373 ou 1374, mais certainement avant 1377, Wickliffe avait composé son trilogus, fameux dialogue en latin contre les doctrines de l’église de Rome. En 1377, le pape avait donné ordre de faire arrêter Wickliffe, et l’archevêque de Canterbury, avait signifié cet ordre au chancelier de l’université d’Oxford, pour qu’il eût à le faire exécuter contre le réformateur, qui était sous sa dépendance. Le même archevêque fit emprisonner et excommunier J. Ball en 1381.
  4. Étoffe fine, faite de poil de chameau ou de chèvre sauvage.
  5. Fourrure de couleur gris-blanc mêlée, fort recherchée alors.
  6. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui le petit gris ; c’était une fourrure très estimée à cette époque.
  7. L’archevêque de Canterbury s’appelait alors Simon Sudbury.
  8. Il fut délivré de sa prison de Maidstone par le peuple, qui en brisa les portes en 1381.
  9. Ces tumultes eurent pour cause décisive la levée de la capitation décrétée en 1380 par le parlement, et augmentée encore en 1381. Par cette dernière loi, tout individu, mâle ou femelle, de quelque condition qu’il fût, pourvu qu’il eût passé l’âge de 16 ans, devait payer une somme de trois groats (douze sous) : cet impôt ayant produit beaucoup moins que la cour ne l’espérait, plusieurs individus furent chargés de surveiller la manière dont il était perçu. Comme l’âge de quinze ans était celui où cessait l’exception pour les hommes et les femmes, la plus odieuse inspection était souvent réclamée par les agents du fisc ; cette abominable violation de toute décence fut ce qui donna lieu à la révolte. Un père indigné vengea sur l’agent du fisc l’injure faite à sa fille, et il trouva dans tous les pères des bras prêts à seconder sa vengeance. Le moine d’Evesham, Hollinshed, Walsingham, Knighton sont unanimes à cet égard. Grafton se contente de copier littéralement Froissart.