Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CV

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 149-150).

CHAPITRE CV.


Comment le duc de Lancastre et le comte de Cantebruge, frères, se séparèrent pour aller en Escosse et en Portingal, et d’autres faits avenus.


Le duc de Lancastre ordonna toutes ses besognes et se partit du roi et de ses frères, et au congé prendre du comte de Cantebruge son frère, il lui jura par sa foi loyaument, que, lui revenu d’Escosse, il ordonneroit tellement ses besognes que il le suivroit hâtivement en Portingal, voire si plus grand empêchement que il ne voyoit encore n’étoit apparent en Angleterre ni y advenoit. Sur cel état se départit le duc de Lancastre et prit le chemin d’Escosse ; et chevauchoit tant seulement lui et ses gens de son hôtel.

Encore en ce parlement dernièrement fait à Londres fut ordonné messire Henry de Percy, comte de Northombrelande à être regard de toute la terre de Northombrelande, et de l’évêché de Durames, rentrant jusques en Galles et la rivière de Saverne[1]. Si se départit de Londres pour aller celle part ; mais ce fut quinze jours après ce que le duc de Lancastre fut parti.

Aussi se départit du roi et du comte de Bouquinghen son frère le comte de Cantebruge, pour aller au voyage que il avoit empris. Si fit faire ses pourvéances à Pleumoude, un port sur mer en la comté de Barquesière[2] ; et s’en vint là tout premier, et emmena avec lui sa femme madame Isabel[3] et son fils Jean[4]. Et étoit son intention telle, et il l’accomplit, que il les mèneroit en Portingal. Avec le comte de Cantebruge étoient des seigneurs, premièrement messire Mathieu de Gournay connétable de l’ost, messire le chanoine de Robertsart, messire Jean de Chateau-Neuf, messire Guillaume de Beauchamp, maréchal de l’ost, le Souldich de l’Estrade, le seigneur de la Borde[5], le seigneur de Thalebot, messire Guillaume Helmen, messire Thomas Symou, Milles de Windesore, messire Jean de Cauderier et plusieurs autres ; et étoient la somme de cinq cens hommes d’armes et autant d’archers. Si vinrent ces seigneurs et leurs gens à Pleumoude, et là se logèrent et ès villages d’environ, pour attendre vent et charger leurs vaisseaux petit à petit. Et ne devoient passer nuls chevaux ; car le chemin étoit trop long d’Angleterre jusques à Lisbonne en Portingal ; et étoit le chevalier Portingalois, messire Jean Ferrando, en leur compagnie, qui s’en alloit avec eux[6]. Si séjournèrent plus de trois semaines sur la mer en faisant leurs pourvéances et en attendant vent ; car ils l’avoient contraire.

Et entrementes s’en alloit le duc de Lancastre vers Escosse ; et fit tant par ses journées que il vint en la cité de Bervich ; c’est la darraine à ce lez là de toute l’Angleterre. Et quand il fut là venu, il s’y arrêta, et envoya un héraut en Escosse devers le roi et les barons ; et leur mandoit que il étoit là venu pour traire sur marches, ainsi que d’usage avoient eu du temps passé ; et se ils ne vouloient traire avant, que il lui fût signifié ; autrement il savoit bien qu’il en avoit à faire. Le héraut du duc partit de Bervich et chevaucha vers Haindebourch, où le roi Robert[7] d’Escosse, le comte de Douglas, le comte de la Mare, le comte de Moret et les barons d’Escosse, étoient tous ensemble ; car ils avoient jà entendu que le duc de Lancastre venoit celle part pour traiter à eux. Pour ce s’étoient-ils mis ensemble en la souveraine ville d’Escosse sur les frontières d’Angleterre ; et ainsi les trouva le héraut d’Angleterre envoyé de par le duc de Lancastre, lequel fit son message bien et à point ; et fut bien et volontiers ouï. Et eut telle réponse de par les seigneurs d’Escosse, qui lui dirent ainsi, que volontiers ouïroient le duc parler. Si rapporta le héraut sauf-conduit pour le duc et toutes ses gens, pour durer tant comme ils seroient sur la marche, et que ils parlementeroient ensemble ; et s’en retourna le héraut, conforté et pourvu des assurances ; et retourna à Bervich, et remontra tout ce que fait avoit. Sur ce, le duc de Lancastre se départit de Bervich ; mais à son départ, il laissa toutes ses pourvéances en la ville, et puis prit le chemin de Rosebourch ; et là se logea une nuit, et lendemain, il s’en vint loger à l’abbaye de Meauros sur la Tuid : c’est une abbaye qui départ les deux royaumes d’Escosse et d’Angleterre ; et là se tint le duc et ses gens tant que les Escots furent venus à la Morlane[8], à trois petites lieues de là. Et quand ils furent venus, le duc en fut signifié. Si commencèrent les traités et les parlemens entre les Escots et les Anglois, et durèrent plus de quinze jours.

En ces traités durans et parlemens faisans advinrent en Angleterre très grands meschefs et rebellions et de l’émouvement de menu peuple, par lequel fait Angleterre fut sur le point d’en être perdue sans recouvrer : ni oncques royaume ni pays ne fut en si grand péril ni aventure comme il le fut en celle saison. Et pour la grand’aise et abondance de biens en quoi le menu peuple étoit lors et vivoit, s’émut et éleva celle rébellion, ainsi que jadis s’émurent et élevèrent en France les Jacques bons-hommes qui y firent moult de maux, et par quelles incidences le noble royaume de France a été moult grevé.

  1. La Severn sépare le pays de Galles du pays de Cornouailles.
  2. Plymouth n’est pas dans le Berkshire, mais dans le Devonshire.
  3. Fille de Pierre-le-Cruel.
  4. Il était stipulé que Jean, fils du duc de Cambridge, épouserait Béatrice, fille de Ferdinand, roi de Portugal, et de Léonore d’Acunha sa femme, et qu’à la mort du roi Ferdinand, il serait roi de Portugal. (Voy. ce traité, daté du 15 juillet 1418 (1380), dans Rymer.)
  5. Hollinshed, dit lord Botreux.
  6. Outre Joham Fernandez d’Amdeiro, le duc de Cambridge avait emmené avec lui la plupart de ceux que le roi Ferdinand avait été obligé, par le traité de paix avec le roi Henri de Castille, de chasser de Portugal, (Voyez F. Lopes, Chroniques du R. Ferdinand.)
  7. Robert Stuart.
  8. Grafton, dans sa chronique, l’appelle Monbane.